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Notes de lecture

Dans le même numéro

Archipel de Inger-Maria Mahlke

Traduit par Marie-Claude Auger

septembre 2022

La force du roman est d’imaginer un espace où le présent, éclairé autrement, puisse être un vecteur de libération.

Dans ce roman, prix des libraires de la foire de Francfort 2018, Inger-Maria Mahlke invite à feuilleter sur une centaine d’années l’évolution politique et économique de l’Espagne, telle qu’elle est vécue dans l’archipel des Canaries par des familles aux origines sociales éloignées. L’autrice, née en 1977 à Hambourg, renoue ainsi avec son héritage maternel ancré à Tenerife. Il ne s’agit pas pour autant d’une saga familiale ou d’une compilation historique. La narration, qui s’articule autour d’une chronologie inversée, de 2015 à 1919, n’offre aucun jugement sur les événements qui se sont déroulés, pas plus qu’elle ne justifie les allégeances des héros. La force du roman est d’imaginer un espace où le présent, éclairé autrement, puisse être un vecteur de libération.

L’ambition transgénérationnelle du récit s’impose avec la liste des protagonistes et le rappel de leurs liens en introduction. La jeune Rosa, revenue de Madrid à La Laguna, après l’abandon de ses études d’art, est l’élément central de l’intrigue. Descendante du côté maternel des Baute (bourgeoisie de la classe moyenne) et du côté paternel des Bernadotte (seize rues, trois places et une demi- douzaine d’écoles à leur nom sur l’île), des Gonzales (journalisme) et des Moore (monde des affaires), élevée par Eulalia Morales (prolétariat, domestiques de mère en fille), elle seule est à même de dénouer le fil de ses origines et de ses identités plurielles. Ses visites régulières dans « l’Asile des sœurs de la Miséricorde pour vieillards nécessiteux », où son grand-père Julio Baute, âgé de 95 ans, travaille comme portier depuis dix-huit ans, en témoigne.

La tonalité de la narration est donnée dès les premières pages qui mettent en scène, dans leur cuisine, Rosa et ses parents. Tout est scrupuleusement détaillé – l’heure, la température, la goutte de lait qui ne tombe jamais sur la bouteille ouverte, la boîte à outils qui ne sert à rien –, pour aussitôt être oublié au profit du rappel d’une discussion, trois semaines auparavant, autour de l’invitation à la célébration du quatre-vingtième anniversaire de la conférence surréaliste à Santa Cruz. Présent et passé se font écho sans la moindre explication.

Une même neutralité, au gré de retours en arrière parfois mêlés, croisés ou confondus, caractérise l’évocation d’épisodes qui ont ponctué l’histoire du pays : le Front Polisario et le contrôle du Sahara occidental, la tentative de coup d’État de 1981, la Seconde Guerre mondiale, Franco et l’Opus Dei, la dictature, la guerre civile, les tortures, disparitions, assassinats, la politique coloniale, le roi Alphonse XIII, la présence britannique après la Première Guerre mondiale.

La pénétration de ces événements dans le quotidien des héros, qu’elle ait pour motivation l’arrivisme, le carriérisme, le goût de l’argent, ou qu’elle réponde à des aspirations affectives, morales, sociales ou idéologiques, est racontée simplement comme autant d’évidences. Le monde d’avant prend forme à coups d’images – Francisca, grand-mère paternelle de Rosa, épouse d’Eliseo Bernadotte, fille d’Ada Moore et de Lorenzo Gonzales, offre des fleurs à Franco lors de sa venue dans l’île –, à travers des rapprochements – la passion de Julio Baute pour les courses cyclistes, qu’il regarde religieusement dans sa loge, n’est pas sans rapport avec les kilomètres qu’il faisait à bicyclette pour porter des messages pendant la guerre civile – ou grâce à des formules comme celle d’Ada parlant de spleen romantique à propos des activités et du travail de journaliste de son époux Lorenzo en faveur de la Phalange et de Franco.

La mort rôde et frappe partout, dans tous les clans : « la Chatte », recherchée pour ses liens avec des militants hostiles au régime, disparaît, laissant sans nouvelles ses proches, dont Merche, la mère d’Eulalia Morales ; Jorge Baute, grand-oncle de Rosa, est exécuté pour son appartenance à la Confédération nationale du travail et à la Fédération anarchiste ibérique ; José Antonio, fils du militaire Eliseo Bernadotte, ne rentre pas dans sa caserne lors de la tentative de coup d’État de 1981 et meurt en 1983 avec son amant dans un accident de voiture suspect.

Les implications économiques et sociales ne sont pas négligées : années de prospérité pour Theobaldo Moore, dont la famille a quitté Dublin pour l’île dès la grande famine, et Sydney Fellows, gérant d’une société de Manchester, tous deux exportateurs de bananes, tomates, tabac et autres produits, expulsion par la garde civile à Santa Cruz de locataires qui, en grève, ne payaient plus les loyers de leurs taudis insalubres, avantages liés au colonialisme pour les Bernadotte, augmentation de la prostitution, de la misère, à cause de l’explosion des prix et de la montée du chômage.

La beauté de l’île et le développement du tourisme s’imposent comme l’unique contrepoids à ces bouleversements, inscrits dans une toile mémorielle opaque où dialoguent amour, famille, engagement politique, art. La description minutieuse de paysages, de demeures ou de lieux étonnants adoucit l’incertitude qui pèse sur un futur obstrué par la complexité des destins hérités.

« Qu’est-ce qui est encore possible quand tout est possible ? », se demande Rosa. Entre Rosa elle-même, plongée dans Survivor, une série télévisée dont il lui tarde de regarder encore 146, 625 heures, son père, Felipe Bernadotte, en rupture avec sa famille d’origine, noyé dans l’alcool après avoir renoncé à son poste d’enseignant et à son projet de livre d’historien sur « Guerre civile et répression aux îles Canaries. Histoire à travers des photos personnelles et des récits oraux », et Ana Baute, secrétaire d’État, membre du Parti conservateur, au milieu d’un scandale financier et de soupçons de corruption, le tableau qu’offrent en 2015 les acteurs « survivants » de cette histoire mérite que le lecteur se pose aussi la question.

Métailié, 2022
448 p. 23,60 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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Médias hybrides

Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.