
Dans l'œil du démon de Jun'ichirô Tanizaki
Ce court texte du Japonais Tanizaki, roman policier publié en 1918, illustre la manière dont le recours à ce genre littéraire a permis d’explorer des thèmes sociaux, sexuels ou psychologiques encore tabous à cette époque au Japon ; il révèle aussi l’ambition de Tanizaki, dès ses premiers écrits, d’explorer l’ambivalence entre l’attachement aux vestiges d’un temps révolu et l’appétence de modernité ; il témoigne enfin du rôle joué dans son œuvre par la frontière ténue entre fiction et réalité.
Le narrateur, Takahashi, écrivain de son métier, reçoit un appel de son ami Sonomura, un riche oisif, de santé mentale fragile, dévoreur de films et de livres policiers, qui le supplie de l’accompagner pour assister à la perpétration d’un meurtre dont il a eu connaissance par hasard, au cinéma, en interceptant un message codé jeté par l’un des deux compagnons d’une jeune femme assise au rang devant lui. Non content d’avoir suivi toute la scène, Sonomura décide de retrouver la mystérieuse criminelle et d’en tomber amoureux, devient sa proie et finit par demander à son ami de venir suivre sans être vu, dans les mêmes lieux, selon un rituel identique, sa propre mise à mort. Le dénouement n’est pas sans surprendre.
Le texte s’inscrit dans la logique du roman noir avec des rebondissements incessants, l’acceptation de légères incohérences, un univers violent, un regard sombre sur le monde, un ancrage intime bousculé et la présence obsédante d’une somptueuse femme fatale. Les références à des maîtres incontestés comme Sir Arthur Conan Doyle (Sonomura se prend pour Sherlock Holmes, Takahashi étant le docteur Watson) ou Edgar Allan Poe (la nouvelle Le Scarabée d’or permet de découvrir le lieu de l’assassinat) complètent le tableau.
Tanizaki, qui a travaillé au début de sa carrière dans un studio de cinéma et écrit des scénarios pour des films muets, sait l’importance du geste visuel et excelle à le traduire en quelques mots. Par petites touches, à travers le détail d’un vêtement, l’évocation d’un mouvement, la description d’un objet, il réussit à suggérer tout un monde, à raconter une tranche de vie. Quand Sonomura décide de retrouver la meurtrière, il s’aide de l’observation de sa coiffure, de son bracelet ; il s’appuie sur la saisissante beauté de sa silhouette, le style de son kimono, l’arôme de son parfum pour définir s’il s’agit d’une geisha de profession, d’une vulgaire femme facile ou d’une voleuse qui, membre d’une organisation criminelle importante, s’offrirait des extras sur son temps libre.
En filigrane, c’est un pan de la société japonaise qui se trouve dessiné avec ses strates bien différenciées, les allusions à l’origine sociale, au niveau de richesse, à la nécessité d’une activité professionnelle, aux rapports normés entre hommes et femmes. La géographie urbaine, entre errances dans des ruelles mal famées, traversées en taxi, à pied ou en autobus dans des quartiers contrastés, identification aux lieux d’habitation, même provisoires, ancre cette vision. De ces images, toutes en opacité et en sous-entendus, mais où s’exercent des forces maléfiques, se dégage une forme de sensualité pénétrante.
Un érotisme troublant habite le roman, comme autorisé par la dimension démiurgique des personnages : le corps de la femme est vu de dos, mais elle semble se livrer à une danse macabre pour maintenir sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle vient d’étrangler, rabattre ses bras ballants ou le traîner jusqu’à la bassine où l’acide va le dissoudre, tandis que son complice prend posément des photos. L’horreur du crime commis et le mystère qui l’entoure favorisent l’éclatement de fantasmes en tous genres et donnent libre cours à leur justification : « tout ce qui est dangereux est beau, le diable possède l’auguste beauté d’un Dieu ». Sonomura, envoûté par l’inquiétante sensualité de la criminelle, sa beauté malsaine, affirme l’aimer, mieux l’idolâtrer. Sans jamais imaginer intervenir, interrompre le déroulement du forfait, le narrateur reste fasciné, l’œil collé à un petit trou dans un volet, voyeur parfaitement immobile, jouissant bouche bée d’une scène d’assassinat. Il sera encore dans cette posture quand, plus tard, Sonomura voulant lui présenter la femme fatale enfin retrouvée, Eiko, qui habite désormais chez lui avec son jeune acolyte, il préférera l’observer, caché dans le jardin.
Ce ressenti flou de duperie, cette dimension souterraine de duplicité génèrent un doute sur la réalité même des événements racontés. Le rôle du cinéma où commence l’aventure, l’importance accordée au théâtre à travers les mises en scènes des crimes et la présence en coulisses de spectateurs passifs, les allusions à une pluralité de formes d’écriture – la nouvelle que le narrateur doit finir, les articles de presse qui relatent la disparition non élucidée d’un aristocrate, une lettre adressée au narrateur par Sonomura, un message anonyme reçu –, le recours à la photographie, toutes ces références récurrentes tendent à corroborer ce sentiment d’illusion.
Mais qu’elle soit rêvée ou vécue, cette aventure reste le véhicule de passions illicites, l’expression du jeu pervers avec l’idée même de la mort que représente le crime.