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Notes de lecture

Dans le même numéro

Fugue mexicaine de Chloe Aridjis

décembre 2019

Dans ce troisième roman de l’Américano-mexicaine Chloe Aridjis, toujours écrit en anglais, mais situé pour la première fois au Mexique, vers la fin des années 1980 – son premier roman, Le Livre des nuages, racontait les errances d’une jeune Mexicaine dans Berlin et le deuxième, Déchirures, se situait dans la National Gallery de Londres, où l’héroïne, Marie, travaillait comme gardienne –, l’intrigue pourrait se résumer aisément si l’on s’en réfère au titre en français : pourquoi Luisa, une adolescente de 17 ans, décide-t-elle de fuguer avec Tomas, un camarade, potentiel petit ami, jusqu’à la plage de Zipolite, sous le vague prétexte de retrouver douze nains ukrainiens qu’une coupure de journaux dit enfuis d’un cirque soviétique en tournée ? Mais le fil narratif ne cesse de s’échapper, comme déplacé par l’impulsion d’un sentiment, l’observation d’un objet, le lien avec une lecture ou un événement historique. Le récit devient alors comme une poétique méditation sur le temps, sur l’espace, une mélancolique vision du désenchantement, un jeu subtil sur les mots, se rapprochant ainsi du titre original, à la fois mystérieux et ludique, Sea Monsters.

«  Des années plus tard, mon père se souvenait encore des rares articles et des titres des chapitres qu’il avait essayé d’écrire face à cette muraille de bruit et d’activité  » : par cette petite remarque introduite au milieu du récit, quand Luisa mentionne les travaux commencés dans la maison voisine au moment de sa fugue, Chloe Aridjis révèle qu’il s’agit de l’évocation d’un souvenir de jeunesse par une personne adulte, légitimant la sophistication surprenante du langage et la perception fine des enjeux. La manière dont Luisa se vit s’inscrit dans un va-et-vient entre la plage de Zipolite et la ville de Mexico. L’image d’une société, le portrait d’une génération se lisent en filigrane, ancrant la fugue de Luisa dans un contexte daté qu’elle gomme en s’en évadant par le rêve et la capacité de raconter autrement, pour le seul plaisir de raconter, sans intention aucune de faire avancer le récit.

Des images fulgurantes, accompagnées de références à la musique, s’imposent à Luisa comme autant d’instantanés à réconcilier pour donner sens à son errance. À Mexico, il y a le lycée où, fille aimée d’un universitaire et d’une traductrice, elle se sent mal à l’aise, entourée de riches élèves avec chauffeurs ; il y a les boîtes de nuit pour danser, boire beaucoup, fumer des cigarettes, des joints et la fréquentation de garçons dont elle croit ou aimerait tomber amoureuse pour trouver une issue à ces pulsions troubles qui l’agitent ; il y a les promenades dans son quartier de La Roma et tant d’autres pour épier leurs secrets et accompagner ces marginaux qu’elle croise, la mendiante toujours propre car, la nuit, elle se lave dans une fontaine, ou le vieux joueur d’orgue de Barbarie ; il y a les histoires magiques que lui raconte son père, celle de Cythère ou du navire coulé devant Anticythère 70 à 60 ans avant Jésus-Christ et dont on a fini par remonter vers 1900 des sculptures, des bijoux et un étonnant instrument astronomique.

À Zipolite dominent la plage, son bar, ses paillotes, les créatures qui peuplent les fonds marins, les épaves qui y sont échouées, l’écume du Pacifique, les lanchas, ces bateaux qui fendent la mer à toute vitesse avant d’accoster dans un coin isolé. Y viennent en villégiature des jeunes de tous horizons, excentriques, nudistes et autres, qui se retrouvent autour d’un feu de bois pour fumer, philosopher, refaire le monde ou se glorifier d’aventures souvent imaginaires.

Naviguant entre ces deux mondes qui se confondent parfois, Luisa hésite sur la personne qu’elle croit ou veut être, coupable à l’égard de ses parents, incertaine quant à la justification de son voyage et perplexe quant à son issue. Elle se heurte à un sentiment récurrent de désillusion : Tomas, à la lumière du Pacifique, perd de son charme et des qualités humaines qu’elle lui attribuait à tort – il écrase avec volupté les petits crapauds qui jalonnent leur route et s’amuse d’avoir donné au joueur d’orgue de Barbarie une pièce de monnaie obsolète ; le nouvel objet de ses désirs, cet homme étrange qu’elle surnomme Le Triton, à qui chaque soir elle se confie, persuadée qu’émigré d’un pays lointain, il ne peut comprendre ses propos, se révèle être un banal lanchero local ; un soir, à tort, elle croit même apercevoir deux de ces fameux nains.

Pour Luisa, le seul rempart contre cette incursion d’un réel qui la blesse et la bouscule réside en la poursuite de ces correspondances qui surgissent inopinément à son esprit et en l’abandon à ces phrasés voluptueusement poétiques qu’elles génèrent. Ainsi en est-il de la nature : «  un autre jour : une autre bande de sable, bosquet d’arbres, couche de vagues, couche de ciel  », de l’océan en particulier «  il était un corbeau et quart, un goéland et demi, une chouette moins cinq  », des animaux, mollusques ou iguanes en particulier, des symboles comme cette coupure de journal qu’elle garde précieusement dans son sac : «  mes objets fétiches n’étaient certainement pas indemnes  », de la perception du temps : «  il y a des jours, parfois des semaines entières dans la vie qui ressemblent à des nuits  » ou du refuge dans des pages littéraires : «  j’ouvrais Maldoror…  », «  j’ai repensé au poème de Baudelaire  » ou des événements historiques autour des îles de Cythère et d’Anticythère.

La puissance de ces digressions confère au roman une dimension qui va au-delà de la simple crise d’adolescence d’une jeune Mexicaine. Tout voyage entrepris n’est-il pas une forme de naufrage dont le souvenir finit toujours par resurgir ?

Mercure de France, 2019
184 p. 21 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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