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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Goûteuse d’Hitler de Rosella Postorino

Dans ce premier livre à être traduit en français, l’italienne Rosella ­Postorino, éditrice de son métier, raconte le vécu de dix femmes contraintes de tester la nourriture destinée à Hitler, alors cantonné dans son quartier général de Prusse orientale et, en cas ­d’empoisonnement, à mourir pour lui comme de fidèles soldats. À partir du récit de l’allemande Margot Wölk, qui, en 2013, à plus de quatre-vingt-dix ans, avouait avoir été goûteuse d’Hitler pendant plus de deux années, elle introduit sa propre héroïne, Rosa Sauer (lui donnant son prénom et un nom de famille qui signifie «  amer  » en français), une Berlinoise qui se rend auprès de ses beaux-parents dans le village de Gross-Partsch (aujourd’hui Parcz en Pologne), après l’engagement de son mari Gregor dans l’armée et le décès de sa mère lors du bombardement de l’immeuble où elles vivaient toutes les deux.

La romancière décrit, à la première personne du singulier, d’une seule traite monochrome, le passage lancinant de journées ritualisées pour ces femmes cobayes, taraudées par la peur de mourir. Elle ne néglige pas pour autant le retentissement du contexte historique dans leur quotidien. En filigrane à la perception du poids des disparités de caractère, d’origine sociale, de situation familiale ou de ressources financières, qui viennent polluer les relations entre ces héroïnes à la fois solidaires et hostiles, enfermées pour certaines dans des secrets inavouables, se glisse une réflexion sur la solitude, la volonté de survivre, les compromissions, sur la frontière entre la posture de victime ou de complice, sur la capacité à agir.

Rosella Postorino, qui n’a pu rencontrer Margot Wölk avant son décès, mais s’est entretenue avec la voisine qui s’occupait d’elle et, outre des recherches sur la période, s’est rendue sur tous les lieux concernés en Allemagne comme en Pologne, explore un segment de l’histoire de l’Allemagne nazie. Par petites touches, à travers l’évocation de moments charnières pour l’héroïne – l’arrestation en 1933 de son professeur de mathématiques, Adam Wortmann, « un juif ou un dissident, ou seulement un homme à livres », les bombardements de Berlin, les combats en Russie, la révélation des exécutions massives de Juifs, Russes et Tziganes en Crimée ou encore l’attentat contre Hitler par Claus von Stauffenberg en juillet 1944 –, un tableau des années précédant la guerre et de la guerre elle-même se dessine.

Le portrait des proches de Rosa – son père cheminot choqué par l’idéologie nazie, sa mère couturière laborieuse pour qui « manger, c’est lutter contre la mort », son frère Franz parti aux États-Unis, Gregor, l’ingénieur dont elle était la secrétaire avant de l’épouser, engagé comme soldat par amour de son pays et non par adhésion au nazisme – aide à saisir la personnalité de Rosa, avant même son arrivée chez ses beaux-parents, des paysans qui ont tout sacrifié pour les études de leur fils unique et la soutiennent quand elle est recrutée comme goûteuse d’Hitler.

Les détails documentés sur son habillement, sa coiffure, sa manière de se mouvoir, le soin qu’elle apporte à son apparence physique, sa relative aisance et son désir d’ascension sociale complètent sa personnalité. Ces traits expliquent les réactions qu’elle provoque chez les neuf autres goûteuses, toutes, exceptée Elfriede, originaires du même petit village ou de ses environs et, chacune à sa manière, emblématique d’un positionnement de femme – Elfriede mystérieuse et réactive, Ulla voluptueuse et aguicheuse, Augustine veuve de guerre, Leni romantique naïve, Beate cartomancienne à ses heures, Heike mère de famille dépassée, les sœurs Sabine et Gertrude farouches admiratrices de Hitler, ainsi que Theodora, « l’enragée » agressive. Le monde avec lequel Rosa, la citadine coquette, va devoir partager trajets en bus, repas et heures de liberté est celui d’une ruralité pauvre.

Rosella Postorino sait traduire la complexité des sentiments qui agitent les goûteuses, leur plaisir indéniable de se nourrir, mais aussi leur culpabilité à la pensée de la faim qui taraude leurs enfants ou leurs proches, leur hantise de goûter un mets empoisonné, leur peur de la violence de leurs gardiens, leur méfiance réciproque et l’incertitude menaçante du lendemain. Elle décrypte la transformation progressive de ce groupe de femmes réunies par hasard en une entité cohérente, une mini-société en construction avec des éléments dominants et des membres plus désarmés et passifs. Les étapes sont finement analysées : préparatifs de Rosa invitée à une soirée chez la baronne von Milderhagen (son beau-père en est le jardinier) où elle va être présentée au colonel Schenk von Stauffenberg et au lieutenant Albert Ziegler, l’Obersturmführer déjà vu dans l’exercice de ses fonctions à Krausendorf, avortement de Heike, baignade et rencontre avec les jeunes soldats Ernst et Heiner, épisode de l’empoisonnement ou encore enfermement après l’attentat manqué contre Hitler.

Mais surtout Rosella Postorino excelle à rendre sensible l’appétence de vie et de jouissance que le corps rassasié de ces femmes privées d’hommes retrouve. L’aventure ou l’histoire d’amour, selon la lecture souhaitée, que Rosa va connaître avec Albert Ziegler, alors que son mari Gregor est porté disparu, en est l’expression la plus aboutie. Au fil de pages à la fois explicites et pudiques, en dépit ou à cause de la guerre et de circonstances si particulières, le besoin d’être désirée va renaître et se réinventer. À propos de son amant, Rosa pense ou espère : « J’étais en train de nouer une alliance avec cet enfant. Il ne me ferait pas de mal. »

Pourtant, c’est cette pénétration du désir dans la société constituée par ces dix goûteuses qui va la faire exploser et provoquer le drame. L’engrenage est terrifiant et sa conclusion, avec la découverte de la véritable identité d’Elfriede, remet l’idéologie nazie, pour un temps occultée, au cœur du récit.

La résilience ne saurait faire oublier la responsabilité du citoyen face au politique.

 

 

Trad. par Dominique Vittoz, Albin Michel, 2019
400 p. 22 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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