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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le Tunnel d'Avraham B. Yehoshua

Considéré aux côtés d’Amoz Oz et de David Grossman comme une référence morale et littéraire, l’israélien Avraham B. Yehoshua développe avec ce roman le jeu entre l’inscription de ses personnages dans une réalité vécue au quotidien et leur ancrage dans un paysage social et politique en constante mutation. Histoires de vie intime et collective se rejoignent quand, pour lutter contre l’échéance à terme de sa perte de mémoire, l’ingénieur en ponts et chaussées retraité, Zvi Louria, sur les conseils du neurologue et de son épouse, décide de reprendre du service dans son ancienne société et d’assister bénévolement le jeune Assaël Mimouni, chargé de la construction d’une route secrète dans le désert du Néguev. La présence d’une famille de Palestiniens réfugiés sur la colline qui devrait être détruite pour permettre le tracé de la route les conduit à préconiser à la place la réalisation d’un tunnel. Au tableau de la vieillesse, de la maladie, de l’absence d’autonomie, de la complexité des liens familiaux, de l’amour aussi, vient se greffer une réflexion sur le devoir de mémoire, sur la notion d’identité, sur la responsabilité du citoyen dans un pays en proie à des contradictions existentielles.

Le roman est articulé autour de séquences concrètes qui, chacune prise séparément, recoupent l’un des paramètres récurrents dans l’œuvre de Yehoshua ; saisies dans leur continuité, elles en révèlent les résonances plurielles. L’originalité du roman dérive de cet encerclement et de la déclinaison de l’avenir qu’il induit, sur un plan tant personnel que politique.

Par petites touches, Yehoshua dessine les formes que prend le mal-être de ses héros et en souligne les enjeux sociaux. Le coût des maladies neurologiques, la gestion de la mise à la retraite et le recours au savoir des inactifs, le risque de corruption et de conflits d’intérêts, l’inégalité devant la loi sont ainsi véhiculés par les protagonistes. Zvi Louria, à partir du moment où il ne se souvient plus des prénoms, y compris du sien, s’efforce de lutter contre les symptômes de sa dépendance ; Dina Louria, sa femme, doit quitter à ­l’hôpital le service pédiatrique qu’elle dirige ; l’officier Shibolèt s’efforce de protéger les réfugiés par attirance pour la jeune Ayala, tout comme Assaël Mimouni, pour les mêmes raisons, défend l’idée du tunnel ; Yérouham Yassour, le Palestinien menacé, caché sur la colline, a vendu aux Israéliens une terre qui, en fait, ne lui appartenait pas, pour payer la transplantation cardiaque de sa femme.

Ces éléments, disséminés dans le roman et rappelés à intervalles réguliers, servent de toile de fond au cheminement de la narration et permettent à Yehoshua de rendre sensibles, avec force, ses convictions. Il les affirme en jouant sur un humour sarcastique, parfois même noir – les achats compulsifs de Zvi, sa confusion sur les malades auxquels il croit rendre visite, les discours stéréotypés en l’honneur du départ de Divon, un ancien collègue –, en multipliant les explications didactiques sur le fonctionnement de l’entreprise où travaillait Zvi, sur les relations et la hiérarchie au sein de l’armée, en s’amusant aussi de quiproquos comme les avances sexuelles subies par Zvi, ou en s’appuyant sur des éléments mystérieux – la véritable raison de la présence des Palestiniens sur la colline n’est révélée que progressivement.

La notion d’appartenance, le droit à la terre, le poids des souvenirs, la manière d’assumer et de vivre son judaïsme, d’être un juif total ou un juif partiel, dans la diaspora ou en Israël, l’urgence des compromis, tous ces thèmes se retrouvent traités à égalité dans Le Tunnel, alors que, précédemment, Yehoshua n’en privilégiait qu’un par livre. Si Zvi reproche à Divon d’avoir tout trahi en se rendant en Afrique, le sens du lien à Israël et au judaïsme était déjà central dans Un feu amical à travers le voyage de Daniela, en deuil de sa sœur, d’Israël en ­Tanzanie, où son beau-frère vivait en ayant rompu tout lien avec la religion et même avec son pays depuis la mort de son fils à l’armée, suite à une erreur de tir[1]. De même que le maintien des ­Palestiniens sur la colline semble interdire sa démolition, au cœur de La Figurante, la permanence d’une présence justifiait la légitimité de la possession : Noga, harpiste aux Pays-Bas, revenait à ­Jérusalem occuper le domicile de sa mère, partie vivre quelques mois en maison de retraite, afin que ­l’appartement, resté vide, ne lui soit pas enlevé[2].

Dans Le Tunnel, au-delà ou en raison des interactions qu’il tisse autour des événements chaotiques qui affectent ses héros et de l’ambiguïté de leurs relations, l’auteur réussit à tracer un fil directeur cohérent, porteur de messages d’espoir. La construction du tunnel sous la colline symbolise le respect dû à toute communauté, ainsi que la nécessité d’établir des liaisons, car les identités multiples, héritées ou revendiquées, ne devraient pas enfermer les individus dans des certitudes dépassées, leur faire perdre toute idée de solidarité ou laisser s’éloigner le désir d’un destin commun. Les faiblesses de Louria interrogent l’importance de l’oubli, le sens de la transmission du passé. Le souvenir de drames anciens, la déférence envers les ascendants et la difficulté à se distancier de leur vécu souvent tragique risquent d’empêcher la résolution de problèmes immédiats, de nuire à la prise de responsabilité face à des décisions engageant l’avenir. Malgré le souvenir prégnant de la Shoah, Louria n’hésite pas à se faire tatouer des chiffres sur le bras, simplement pour ne pas oublier le code qui permet le démarrage de sa voiture.

Yehoshua aspire à réconcilier tous les angles d’approche des conflits : l’instantané qui réunit, sur la colline, Louria anxieux de constater le début du creusement du tunnel, Ayala Hanadi allongée sur une couverture avec un ventre arrondi et Yérouham Yassour prenant son fusil pour tuer une gazelle aperçue au loin, laisse ouverts tous les possibles.

 

[1] - Avraham B. Yehoshua, Un feu amical, trad. par Sylvie Cohen, Paris, Calmann-Lévy, 2008.

[2] - Avraham B. Yehoshua, La Figurante, trad. par Jean-Luc Allouche, Paris, Grasset, 2016.

Grasset, Trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, 2019
432 p. 22 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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