
Open Water de Caleb Azumah Nelson
Trad. par Carine Chichereau
Le roman fait de chacun à la fois le coupable et la victime, tant sa forme incantatoire pénètre dans l’intimité des héros tout en résonnant au-delà, dans tout ce qui peut compromettre les rêves, nuire à l’intégrité d’un être, abîmer la fierté d’être soi ou entacher la sincérité des rapports.
Avec Open Water, son premier roman, l’écrivain et photographe britannique, né en 1993, ne se contente pas de raconter, entre Londres et Dublin, de 2017 à 2018, une « histoire d’amour » – même si, en une langue musicale et tactile, il excelle à rendre sensible un cheminement émotionnel, depuis la rencontre fortuite dans un bar jusqu’au moment de l’éloignement et de la rupture, en passant par la magie fusionnelle de l’amitié et la volupté des corps qui s’apprivoisent. En prenant pour héros de jeunes artistes – elle est danseuse, il est photographe –, noirs – il est d’origine ghanéenne, comme l’auteur –, il témoigne de la difficulté à imposer son art dans un monde imprégné d’une culture à dominance blanche, décrypte les blessures induites par un racisme affirmé ou sournois, et dénonce les ravages de la peur et de la colère qui en découlent.
Le roman fait de chacun à la fois le coupable et la victime, tant sa forme incantatoire pénètre dans l’intimité des héros tout en résonnant au-delà, dans tout ce qui peut compromettre les rêves, nuire à l’intégrité d’un être, abîmer la fierté d’être soi ou entacher la sincérité des rapports. Le jeu sur les temps et modes choisis (présent de l’indicatif et conditionnel) et le recours à la deuxième personne du singulier (car le récit s’adresse au photographe), parfois à la deuxième personne du pluriel (quand le couple formé est questionné), plus rarement à la première personne du singulier (à l’occasion de dialogues), aident à la perception des situations telles que les vivent les protagonistes. Ils laissent aussi un espace suffisant pour que les sentiments évoqués trouvent un écho ailleurs, dans un contexte autre.
Le récit se construit autour de répétitions qui, sous des formes plurielles, traduisent toutes le désir contrarié d’échapper à un destin écrit d’avance pour un homme noir, amoureux, artiste de surcroît, vulnérable à tous ces titres. Les paragraphes commencent souvent par les mêmes phrases : « C’est l’été… », « Tu voudrais… », « Le problème, c’est que… » Des mots-clés se retrouvent au fil des pages, tels « solitude », « liberté », « évitement », « confiance », « honnêteté », « respiration ». Des formules jaillissent et se répondent : « C’est une chose d’être regardé, c’en est une autre d’être » ; « Il y a une différence entre être regardé et être vu ».
La narration n’est pas linéaire, à l’image de tout ce qui vient s’interposer et polluer souterrainement la profondeur et la beauté d’une relation qui ne demanderait qu’à s’épanouir sereinement, sans contrainte aucune. Les séquences qui détaillent, en fines touches sensuelles et pudiques, la teneur des rendez-vous, amicaux puis amoureux, des deux jeunes gens laissent espérer la reconnaissance de leur travail et le triomphe de leur amour. L’évocation d’expériences passées, toutes marquées du sceau du racisme, vient comme en briser le fil : les réflexions sur la condition d’homme, et d’homme noir plus encore – comment oser parler de ces plaies béantes qui rongent ou s’autoriser à pleurer, alors que le cliché répandu vous veut fort et invulnérable ? –, introduisent le prisme politique dans la sphère de la romance et de l’art.
La maîtrise de l’onde de choc, lors des arrestations arbitraires liées au faciès, les stratégies d’évitement, comme briller au basket ou trouver refuge dans la bibliothèque pour ne pas se sentir de trop dans ce collège huppé où, plus que les qualités académiques, le fait d’être noir a permis d’entrer, la frustration humiliante quand le regard d’autrui voit en vous un corps et non un être humain dans sa complexité, la persistance de la peur après une confrontation directe avec la mort : toutes ces colères contenues ont forgé le psychisme et empêchent l’aveu de la douleur, la mise à nu de ces cicatrices morales encore à vif.
Cette conscience d’une identité malmenée, ignorée, voire condamnée, ne quitte jamais le protagoniste. Quel que soit le lieu où il se trouve (un pub, un salon de coiffure, les transports en commun, la rue même), quel que soit le quartier où il se rend (d’Embankment à Victoria, de Shoreditch au sud-est de Londres), il se sent vu dans sa différence. Ses moments d’intimité avec la femme qu’il aime s’en trouvent abîmés, même s’il est habité par une volonté de partage, un désir d’honnêteté et de liberté dans l’échange.
Comme en miroir à ce racisme inscrit dans l’histoire de la Grande-Bretagne – le Ghana est présent à travers la personnalité de la grand-mère et la transmission de ses valeurs et croyances –, Caleb Azumah Nelson multiplie les allusions à des artistes noirs, célébrant avec fougue leur apport et leur influence. Tous les genres sont représentés : la peinture, avec Lynette Yiadom-Boakye et Donald Rodney, le cinéma avec Barry Jenkins et Spike Lee, la littérature avec Zadie Smith et Kei Miller, la musique avec Dizzee Rascal et Isaiah Rashad, les essais avec Saidiya Hartman et Chancellor Williams, le théâtre avec Tarell Alvin McCraney, la photographie avec Roy DeCarava. Toutes les œuvres citées, loin de ressembler à un catalogue de talents, sont justifiées par le photographe qui, en quelques phrases simples, réussit à qualifier l’originalité de chaque artiste et à l’inscrire dans sa propre ambition, souvent bousculée, mais jamais abandonnée.
Le narrateur-photographe reconnaît être « venu là, sur cette page, pour demander pardon ». Son histoire d’amour n’a pas pu, ou su, résister à toutes les contradictions qui le minaient, mais il a voulu trouver des mots pour le dire, pour se le dire et le dire à la femme aimée. Il le sait et l’accepte : « Les vérités multiples existent, et tu n’as pas à être la somme de tes traumas. » L’homme noir artiste peut désormais affronter tout regard porté sur lui.