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Notes de lecture

Dans le même numéro

Vers le paradis de Hanya Yanagihara

Trad. par Marc Amfreville

mars 2023

L’originalité du roman est de décaler les principes moraux en vigueur pour chaque période concernée ; l’ambition de l’autrice est d’en cerner les enjeux et de dépasser les implications immédiates pour mieux questionner le racisme, le colonialisme, la sexualité, le libéralisme, la responsabilité individuelle ou civique et faire résonner leur sens dans le monde d’aujourd’hui.

Ce troisième roman de Hanya Yanagihara, née en 1974 à Los Angeles, avec des attaches familiales à Hawaï, où elle a en partie grandi, au Japon et en Corée, actuellement rédactrice en chef de T: The New York Times Style Magazine, invite à accompagner les destins contrariés de personnages qui aspirent à trouver le paradis.

Chacune des trois parties, qui se déroulent successivement en 1893, 1993 et 2093, forme un récit en soi, mais le fait que les héros s’appellent tous Charles Griffith, Edward Bishop, David Bingham, Peter, Nathaniel ou Adam, qu’ils gravitent autour de la même maison à New York sur Washington Square, et aient pour certains des liens intergénérationnels, rend l’ensemble emblématique d’une image autre de l’Amérique. L’originalité du roman est de décaler les principes moraux en vigueur pour chaque période concernée ; l’ambition de l’autrice est d’en cerner les enjeux et de dépasser les implications immédiates pour mieux questionner le racisme, le colonialisme, la sexualité, le libéralisme, la responsabilité individuelle ou civique et faire résonner leur sens dans le monde d’aujourd’hui.

Dans le livre I (« Washington Square »), en 1893, dans les États Libres, patchwork d’États du Nord-Est, séparés de l’Amérique pour pouvoir légaliser le mariage entre personnes de même sexe, mais aussi améliorer le statut des « Négros », tout en les maintenant à l’écart, David Bingham, fragile héritier d’une riche famille de banquiers, hésite entre la sécurité d’une union avec le confortable mais fade Charles Griffith et les dangers inhérents à son amour aveugle pour l’équivoque Edward. Le mot « homosexuel » n’est jamais mentionné.

Le livre II (« Lipo-Wao-Nahele »), en 1993, se décompose en deux temps : le déroulement de la liaison du jeune assistant juridique hawaïen David Bingham avec Charles Griffith, riche avocat de son cabinet, au moment où une épidémie jamais nommée sévit et fait des ravages dans la communauté homosexuelle puis, à travers les écrits de son père rendu fou d’avoir trop cru en son destin de roi, la révélation, gardée secrète par David, de son enfance chaotique et de son appartenance, sous le nom de Kawika, à une dynastie de Hawaï. Le sida, pas plus que le colonialisme, ne sont explicitement cités.

Le livre III (« Zone Huit »), en 2093, qui se déroule dans une dystopie dirigée depuis Pékin, s’articule autour de Charlie Keonaonamaile Bingham-Griffith, marquée par les graves séquelles dues au traitement subi dans son enfance contre la pandémie qui sévissait en 2070, ainsi qu’autour de son grand-père, le scientifique et responsable gouvernemental Charles Griffith, à travers notamment les lettres envoyées à son ami Peter, de 2043 jusqu’à sa pendaison sur la place publique en 2088 sous les applaudissements de la foule. Charlie est la seule protagoniste féminine de tout le roman.

Hanya Yanagihara réussit à jouer, dans le domaine intime comme au plan global, sur la confusion, le chaos que peut générer l’héritage de « ces dites bonnes décisions » prises et justifiées dans le contexte d’un passé plus ou moins lointain. Elle laisse s’exprimer pleinement les victimes comme les prédateurs et inscrit leur histoire personnelle au cœur même de la société qui les a vus grandir, alors que, dans ses romans précédents, elle privilégiait une voix et une dimension. Dans People in the Trees (2013), elle s’attachait surtout à la personnalité de l’anthropologue accusé de cruauté et d’abus sexuel envers les jeunes mâles d’une île micronésienne, pris comme objets d’étude, alors que, dans A Little Life (2015), en marge de leur parcours professionnel assez réussi, elle insistait surtout, avec force détails concrets et souvent sordides, sur les sévices endurés par quatre amis, en particulier par l’avocat renommé Jude, abandonné, violé, torturé, contraint à la prostitution et habitué à meurtrir son corps à coups de lacérations1.

À travers les changements de style d’un livre à l’autre, les ruptures de rythme, l’alternance entre des dialogues elliptiques et de longues descriptions de paysages, de rues, d’immeubles ou le recours à des échanges épistolaires pour contourner la chronologie, grâce aussi à la violence de certaines séquences, à la cruauté des actes perpétrés, à l’ambivalence des sentiments d’amour, d’allégeance identitaire, de justice, le roman finit par ressembler à une énigme policière dont il s’agit d’imaginer des dénouements autres que ceux proposés. Que se serait-il passé si, par exemple, dans le livre I, Charles Griffith, parti en voyage d’affaires peu après leurs premiers entretiens, n’avait pas laissé David seul et sans nouvelles pendant des semaines ; si, dans le livre II, le père de David avait pu assumer et transmettre son statut royal à Hawaï ; ou si, dans le livre III, Charles Griffith n’avait pas orchestré la déportation des personnes atteintes du virus dans des camps ?

C’est la présence de tous ces scenarii potentiels, glissés en filigrane dans le cours du récit, qui donne toute sa force au plaidoyer indirect de l’autrice contre les méfaits du racisme, du colonialisme et de l’homophobie. Son illustration des risques à long terme de décisions prises dans l’urgence du moment, sa conscience de la contradiction trop fréquente entre le besoin de protéger les êtres aimés et la nécessité de faire des choix souvent contraires, sa sensibilité à l’être humain à la fois comme individu en quête d’identité et comme citoyen responsable, son inquiétude face aux dérives totalitaires, ainsi que ses doutes quant au devenir du libéralisme et de la démocratie illuminent le roman.

Les pages qui, dans « Washington Square », témoignent du désarroi de David Bingham, confronté par son grand-père aux mensonges potentiels de son amant Edward quant à son histoire familiale et son parcours depuis le Sud, rebaptisé les Colonies-Unies, jusqu’aux États Libres, les passages, qui, dans « Lipo-Wao-Nahele », racontent l’agonie des amis de Charles Griffith et de David, atteints du virus, et leur manière d’envisager et de célébrer la mort, ou encore les séquences qui, dans « Zone Huit », montrent Charles Griffith, oubliant sa posture de scientifique et de politique, pour veiller à la survie de sa petite-fille Charlie, bouleversent, tant par la beauté poignante de leur expression que par les vérités qu’elles révèlent. Aller vers « son » paradis devient le dernier acte de résistance. À chacun de vivre avec l’espoir de le découvrir.

  • 1. Hanya Yanagihara, Une vie comme les autres, trad. par Emmanuelle Ertel, Paris, Buchet-Chastel, 2018. Une adaptation théâtrale du roman se joue à Londres au Harold Pinter Theatre du 25 mars au 18 juin 2023 dans une mise en scène de Ivo van Hove.
Grasset, 2022
816 p. 29 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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