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Notes de lecture

Dans le même numéro

Washington Black d'Esi Edugyan

juin 2019

Dans la veine de ses deux romans précédents[1], qui s’appuient sur le vécu d’un personnage central pour dénoncer la violence exercée à l’égard de groupes marginalisés, ostracisés par les pouvoirs en place, Esi Edugyan, née au Canada de parents émigrés du Ghana, semble composer avec Washington Black une nouvelle partition historique sur fond d’aventures multiples. Le héros, qui donne son titre au livre, raconte à la première personne son errance en ballon dirigeable, en bateau, à pied, en caravane, à partir de 1830 (il serait né autour de 1818), de la plantation sucrière de la Barbade où il travaille comme esclave jusqu’au Maroc, en passant par la Virginie, le pôle Nord, la Nouvelle-Écosse, Londres et Amsterdam. Tout en décryptant la cruauté sans limites des maîtres, la gêne révoltée des abolitionnistes ou la douleur éprouvée par les Noirs, même après leur libération, le roman résonne au-delà du simple témoignage sur l’esclavage. Les pistes de réflexion fusent souterrainement au fil de la narration : quel sens donner au lieu et aux conditions de sa naissance, comment parvenir à définir son identité, que veut dire être présent au monde. L’ambiguïté des sentiments fait exploser toutes les relations, qu’elles soient forgées sur la compassion, l’amitié, l’amour, la haine, l’intérêt ou la simple rivalité. Le voyage tourmenté dans lequel George Washington Black se débat est à l’image de sa personnalité en devenir, à la fois porteuse d’espoir par sa créativité et son intelligence et percluse de doutes et de blessures ; ce combat est aussi emblématique de tout rêve de liberté.

L’esclavage est mis en scène dans toute sa violence seulement à deux reprises, quand Washington Black décrit en détail ses premières années dans la plantation de Faith, son travail dans les champs de canne à sucre, ses liens avec Big Kit qui le protège ou la terreur déclenchée par l’arrivée du nouveau maître, Erasmus Wilde, puis quand, consultant les archives de la plantation données par Christopher Wilde, dit Titch, après l’abolition de l’esclavage en 1834 et le décès de son frère Erasmus, il découvre le secret de sa naissance. Mais des images furtives ne cessent de se glisser, comme pour rappeler que toutes les aventures extraordinaires que connaît Wash ont pour origine le statut d’esclave qui fut le sien : son visage défiguré par des brûlures provoquées par une explosion de gaz lors d’une expérience ratée par Titch en est la marque indélébile ; il est toujours recherché par un chasseur d’esclaves, John Francis Willard, sa tête étant mise à prix par son ancien maître ; à Norfolk, il est encouragé par Titch à tenter sa chance au Haut-Canada avec d’autres esclaves en fuite.

Seul, Wash ne parvient pas à se vivre libre et à s’imposer comme tel. Il ne sait pas davantage s’extraire d’une forme de passivité, comme paralysé par l’implication des décisions qu’il pourrait prendre. Il comprend mais ne peut agir, se laissant porter par la volonté d’autrui, tout en s’indignant confusément de sa faiblesse. C’est Titch qui choisit de « l’emprunter » à son frère comme contrepoids pour ses expériences avec le ballon dirigeable, le Fendeur-de-nuages, puis qui en fait son assistant, organise sa fuite quand il est faussement accusé d’avoir tué un Blanc et veille sur lui avant de l’abandonner au pôle Nord sous la prétendue protection de son père, le naturaliste James Wilde. Plus tard, c’est Tanna Goff, la fille d’un célèbre biologiste marin, qui le séduit, l’encourage à participer à leurs travaux et l’accompagne dans ses pérégrinations à la recherche de Titch dont il ne peut accepter la disparition.

Wash devra assister à Londres à la pendaison de son poursuivant John Willard et retrouver Titch au Maroc pour enfin affronter son passé et s’assumer, acceptant le droit d’être reconnu pour ses qualités de scientifique et son talent de dessinateur. La force du roman est d’acquérir alors, comme rétrospectivement, une autre dimension. L’histoire de Wash n’est plus seulement celle d’un enfant esclave qui, comme le lui a expliqué Big Kit un jour à Faith, est enfin libre car « quand on est libre, on peut faire ­n’importe quoi » ; ce n’est pas non plus un hommage rendu à tous ces anonymes qui, parce qu’ils étaient noirs, ont été empêchés d’apporter leur contribution à la science ou à l’art ; c’est loin d’être une vision manichéenne des différents protagonistes.

Esi Edugyan dessine une réalité plus complexe, mettant à nu les compromissions des uns et des autres, revenant sur des épisodes anciens qui éclairent soudain autrement les relations entre membres d’une même famille, révélant les enjeux qui viennent contrarier le déroulement espéré des événements, pointant les rivalités qui peuvent polluer l’avancée de travaux novateurs. L’alternance dans une même séquence entre des passages poétiques, emprunts de beauté, de sérénité et des échanges marqués par une grande rudesse, une certaine cruauté parfois, contribue à rendre sensibles ces décalages. Contraint par Tanna et son père à plonger pour tenter de récupérer certains spécimens nécessaires à leurs recherches, Wash, ébloui, décrit le merveilleux monde sous-marin qui s’offre à lui, ses couleurs, ses dangers aussi, s’extasiant tout particulièrement sur la beauté extravagante d’une pieuvre.

À travers les histoires de vie des personnages hauts en couleurs croisés au hasard de ses pérégrinations – le commandant du cargo et son frère jumeau médecin, les explorateurs de l’Arctique, les simples ouvriers en Nouvelle-Écosse ou le guide au Maroc se racontent comme si Wash était invisible ou pouvait tout supporter – Wash finit par entendre la part d’enfance qui subsiste en chacun et par se réconcilier avec la sienne. Parce qu’il est en paix avec sa naissance, il peut appartenir au monde des vivants et enfin sentir son corps libre.

 

 

[1] - Esi Edugyan, The Second Life of Samuel Tyne, Toronto, Knopf, 2004, non traduit, et Half Blood Blues [2011], trad. sous le titre 3 minutes 33 secondes par Michelle Herpe-Voslinsky, Paris, Liana Levi, 2013.

 

Liana Levi, Trad. par Michelle Herpe-Voslinsky, 2019
432 p. 22 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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