
Au pays du raki. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdogan de François Georgeon
Épilogue de Nicolas Elias et Jean-François Pérouse
Spécialiste de la Turquie, François Georgeon, à qui l’on doit un passionnant ouvrage sur le ramadan, s’intéresse ici à la production, la circulation, la consommation et les représentations de l’alcool dans un pays musulman à travers plusieurs siècles. Le Coran, tout comme les hadiths du prophète, contient des sourates sur le vin et l’ivresse, qui sont interprétées différemment selon les théologiens, les rites et les périodes. Le vin (hamr), jus non cuit fermenté de dattes ou de raisins, est interdit aux musulmans, ce qui n’empêche pas sa consommation à l’abri des regards… Le raki, de l’arabe ‘araq (« sueur » de l’alambic), ne semble connu qu’à partir du xvie siècle. Il est vite concurrencé par le café qui se répand dans toutes les couches de la population dès la fin de ce siècle. Les tavernes qui servent du vin et des mezzés sont des lieux de mauvaise fréquentation éloignés des mosquées, tandis que les cafés ne posent aucun problème de moralité. Les sultans, les élites ottomanes, les derviches et les janissaires boivent. De temps à autre, un sultan décrète la prohibition de l’alcool et punit sévèrement les contrevenants, mais son successeur rétablit la consommation. Pendant ce temps, la société s’urbanise, les boissons circulent, les modes s’installent (les jeunes et les femmes commencent à boire) et l’opposition entre les partisans et les détracteurs de la consommation de vin se pérennise. L’auteur mobilise une solide documentation (dont la majorité est en langue turque) pour décrire et analyser, subtilement, l’histoire du raki dans cet empire qui s’affaiblit avant de disparaître avec la guerre de 1914. Sous Mustapha Kemal est votée une loi interdisant l’alcool, alors même qu’il en consomme abusivement, au point de mourir d’une cirrhose. L’auteur passe la main à ses collègues et amis, Nicolas Elias et Jean-François Pérouse pour « Boire dans la Turquie d’Erdoğan » : malgré le discours officiel moralisateur, les alcools accompagnent les moments de détente, encouragés par le tourisme, les séries télévisées et les centres commerciaux. Les auteurs constatent que « les régimes d’exception et les stratégies d’évitement (en définitive tolérés) sont nombreux ». Cette histoire culturelle du raki est donc aussi politique.