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Notes de lecture

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Une histoire sociale et politique de la conquête de l’Algérie. De la guerre des demoiselles à la reddition d’Abd el-Kader de Romain Bonnel et François Cerutti

Préface de Walid Grine

mars 2023

Ce court ouvrage, très bien documenté, entrelace des histoires pour rendre intelligible [la] conquête de l’Algérie.

D’ordinaire, on raconte l’histoire de l’empire colonial sans établir de liens avec l’histoire nationale, comme si c’étaient deux histoires distinctes. François Cerutti, militant pour l’indépendance de l’Algérie où il travaille jusqu’en 1965, et Romain Bonnel, médecin des troubles psychiques à Caen, engagé dans diverses actions sociales, expliquent la conquête de l’Algérie en 1830 en l’articulant à ce qui travaille la société française d’alors, les débuts du productivisme et les luttes sociales qu’il suscite.

L’extension du machinisme dans l’agriculture génère un exode rural que l’urbanisation ne peut entièrement résorber, d’où l’idée d’une colonisation de peuplement. La multiplication de l’usage de la machine à vapeur dans l’industrie accroît la production qui réclame des débouchés, tout en mettant au chômage de nombreux artisans et en engageant des enfants pour l’alimenter. Sous Louis XVIII (1814-1824) et Charles X (1824-1830), des lois sont votées qui privatisent les communaux et restreignent les libertés des citoyens. Un Code forestier, qui renforce le pouvoir des exploitants en 1827, provoque la rébellion des « Demoiselles », nom donné par le pouvoir aux paysans qui, de nuit, habillés en femmes, attaquent les grands propriétaires, les charbonniers, les maîtres des forges, les gardes forestiers et leurs gendarmes. Charles X censure la presse – en particulier sur la guerre de conquête de l’Algérie – et modifie la loi électorale, qui réduit la part de la bourgeoisie citadine dans le corps électoral. Les Trois Glorieuses (27, 28 et 29 juillet 1830) renversent le « roi de France » et le remplacent par un « roi des Français », Louis-Philippe, dont les fils seront particulièrement actifs en Algérie.

L’Empire ottoman administre l’ensemble du pourtour méditerranéen de l’Afrique et prélève des impôts, sans intervenir davantage dans les affaires des tribus. Les conditions climatiques entraînent des mauvaises récoltes et des disettes à répétition. L’armée française cherche alors à contrôler le port d’Alger, à mettre la main sur le trésor de la régence d’Alger, une fortune incroyable, et à soumettre les territoires voisins. En France, les canuts résistent au machinisme (insurrections ouvrières en 1831, 1834 et 1848) et de nombreux conflits éclatent ici ou là, menés souvent par des femmes. La revendication féministe se manifeste alors avec détermination. En Algérie, l’armée soumet les populations avec une rare violence, mais la résistance s’organise avec à sa tête Abd el-Kader, les combats redoublant d’intensité, avec de multiples exactions (décapitations massives, enfumades de tribus entières, femmes et enfants compris).

Ce pays conquis par la force, qu’on commence à nommer « Algérie », attire des Français qui quittent une misère pour une autre, croyant trouver un eldorado1… Dans son Rapport sur l’Algérie, en 1847, Alexis de Tocqueville note : « Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître.  » L’armée qui rend aussi la justice entretient un climat de terreur. Des socialistes justifient la colonisation, des saint-simoniens (Prosper Enfantin, Thomas-Ismaÿl Urbain) et des fouriéristes (le capitaine Gautier) y participent ; une fois encore, ce sont des femmes qui s’y opposent. Il est vrai que le statut de femme dans un pays en guerre est entièrement soumis aux diktats masculins : soit prostituées, soit sans droit. Le féminisme ne peut que s’associer au combat anticolonialiste, qui peine alors à se déployer. Ce court ouvrage, très bien documenté, entrelace des histoires pour rendre intelligible cette conquête de l’Algérie.

  • 1. Voir Norbert Truquin, moires et aventure d’un prolétaire à travers la révolution. L’Algérie, la République argentine et le Paraguay (1833-1887), préface de Paule Lejeune, Paris, Maspero, coll. « Actes et mémoires du peuple », 1977.
Terrasses Éditions, 2022
144 p. 10 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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