
En Ukraine, l'armée des invisibles
Si l'agression armée de la Russie a représenté un énorme choc, la société ukrainienne s'était depuis plusieurs années préparée à se défendre. Une mobilisation opérationnelle et matérielle, qui cherche également à contrer la propagande du Kremlin.
Prise de court au moment des premières attaques des 24 et 25 février dernier, la société ukrainienne s’est ressaisie. Depuis la révolution « de la dignité » de 2013, quand elle avait réussi à chasser le président Ianoukovitch qui voulait tourner le dos à l’Europe, et le conflit « séparatiste » de 2014 dans le Donbass après l’annexion de la Crimée par la Russie, elle a appris à s’organiser et se défendre : garder son sang-froid, sauver ce qui peut l’être, s’organiser sur le terrain et surtout opposer au belligérant une solidarité sans faille. Dans les dix derniers jours, elle a dû refaire ce chemin en accéléré, montrant ainsi la voie, non sans ironie, aux États-membres de l'Union européenne : en un temps record, il a fallu serrer les rangs et faire face à l’adversité.
Depuis huit ans que dure le conflit, l’organisation, mais aussi cet état d’esprit, parcourt la société : aide médicale, hébergement, ravitaillement, autant de questions que le conflit a rendues plus aigües. Mais en 2022, la mobilisation citoyenne s’est regroupée autour de la Défense territoriale. Celle-ci est composée de vingt-cinq brigades, une par région, dont le noyau est formé de militaires professionnels. Des volontaires de tous âges, dotés ou pas d’armes légères, encadrés, intègrent ces structures : ils passent une visite médicale, signent un contrat et deviennent les réservistes de la Brigade. L'une des principales tâches des unités de défense territoriale est de protéger les infrastructures critiques. Au cours des réunions, les réservistes apprennent à repousser l'attaque des groupes de sabotage et à repérer les provocations ennemies sur le territoire.
D’autres initiatives ont pour but de désorienter les belligérants. Les panneaux routiers n’indiquent plus les noms des villes et les distances qui les séparent. À l’attention de l’armée, est ainsi indiqué : tout droit cimetière, à gauche crematorium, à droite les sacs en cellophane pour les cadavres. Parfois figurent des indications au second degré, pour les initiés : chaque direction est remplacée par celle de la Haye, pour les envoyer à la Cour pénale internationale.
Autre tradition héritée du conflit de 2013-2014, la population se sépare de ses économies pour la cause commune. Un compte spécial pour l’armée a été ouvert au déclenchement du conflit. D’importantes sommes ont afflué. Pour la seule journée du 25 février, deuxième jour de l’agression, les Ukrainiens ont rassemblé en cinq heures 77 millions de hryvnas, soit quelque 2, 5 millions d’euros.
Opération camouflage
Mais l’idée est aussi de faire bouger le front russe, autrement qu’en termes strictement militaires. La Russie continue de n’évoquer qu’une « opération militaire spéciale » et fait tout pour désinformer et masquer les enjeux du conflit : Youtube, Facebook et Twitter sont bloqués. Dans le navigateur Yandex, l’entrée guerre a tout simplement disparu.
Les prisonniers russes sont invités à appeler les membres de leur famille et sont filmés : les proches ignorent souvent où ils se trouvent, d’autres sont sûrs qu’ils sont partis défendre la Russie contre les agresseurs « nazis ». Les quiproquos mettent du temps à s’éclaircir, reflet du désastre opéré par la propagande du Kremlin dans la société russe.
L’opération camouflage devient pourtant plus compliquée à tenir pour le Kremlin, car il faut gérer -et cacher- les morts : plusieurs milliers, que Moscou ne veut pas voir revenir en Russie pour éviter les manifestations de la population contre la guerre, ont été d’abord rassemblés dans les morgues de Biélorussie. Mais celles-ci sont désormais débordées, comme en témoigne une représentante de l’opposition biélorusse Anna Krasulina à la télévision ukrainienne : « Pour la plupart ce sont des Tchétchènes de souche. Des instructions ont été données pour un stockage à long terme afin que la Tchétchénie ne découvre pas les pertes réelles des forces armées russes ». Une mère tchétchène sanglote : « Nos jeunes…, on n’a pas besoin de cette guerre, on a déjà eu tellement de tués dans les deux conflits qui ont ravagé notre territoire 1 ». Mais avec l’approfondissement du conflit, l’armée russe a repris ses vieilles méthodes : faire accompagner les wagons de soldats de crématorium mobiles. Les corps sont chargées et expédiées en Russie pendant la nuit pour éviter que l’opération ne soit filmée.
On comprend aisément que ce silence dans lequel la société russe est tenue ne pourra tenir longtemps. Une ancienne animatrice de la télévision a publié un appel adressé à tous ses collègues : « Nous sommes au bord du gouffre, il est stupide de se taire. » Et elle continue : « Arrêtez, bon sang ! Vous avez l’arme de destruction massive la plus puissante qui soit : la diffusion en direct de vos propos. Entrez donc dans l’histoire en utilisant les trente ou quarante secondes dont vous disposez avant la fermeture de l’écran pour dire la vérité aux victimes 2 ».
Les autorités des régions russes de Mordovie, de Tcheliabinsk, de Briyansk, de Volgograd ont déjà signalé les disparitions de militaires en Ukraine et donnent même leur nom, leur âge ainsi qu’un résumé très partiel des circonstances : « Tués dans l'exercice de leurs fonctions lors d'une opération spéciale 3 ».
Effets boomerang
D’autres effets boomerang se dessinent : les Biélorusses, qui ont vu leur révolution confisquée en 2020-2021 et le président Loukachenko non-légitime maintenu grâce au soutien du Kremlin et à une féroce répression, se jettent comme ils le peuvent dans la bataille. Ils bloquent le trafic de marchandises pour ralentir la marche de l’armée russe. Et la présidente évincée Svetlana Tikhanovskaïa lance depuis son exil en Lituanie un mouvement contre la guerre en Ukraine.
Ce n’est pas pour autant qu’un scénario de sortie de crise s’ébauche. Le Kremlin au fil de ses déclarations ne fait que répéter ce qu’il souhaiterait voir advenir par la force, comme la création de républiques fédérales à Kharkiv, Mykolaev, Soumy, Tchernihiv, les lieux où les destructions en cours sont les plus importantes. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré que tout accord devrait inclure une clause sur la « destruction des armes qui menacent Moscou ». Mais on est bien loin de cette « guerre de sixième génération » à laquelle les stratèges russes considéraient que la Russie était préparée4. Voyant échouer la stratégie des premiers jours, les combats ont pris une tournure plus « radicale » avec la destruction des structures économiques, et le massacre de civils.
Les réseaux ukrainiens tentent de sauver au moins l’humour. Prenant en compte les nouvelles dispositions du Kremlin qui considère que le slogan non à la guerre équivaut à une trahison d’État, ils proposent de changer la traduction du titre Guerre et paix de Tolstoï, par Opération spéciale et trahison d’État.
- 1. Les deux guerres en Tchétchénie de 1994 à 1996 et 1999 à 2000 ont fait 150 000 morts selon les organisations non-gouvernementales.
- 2. Appel diffusé par le site indépendant republic, en russe https://republic.ru/posts/103287
- 3. Plusieurs régions de Russie commencent à avoir connaissance des morts dans les troupes. https://www.pravda.com.ua/news/2022/03/2/7327451/ (site ukrainien)
- 4. À la différence de ce qui prévalait dans la guerre de 5ème génération (armement nucléaire), un rôle décisif est désormais donné aux armes de haute précision. Le but principal en est la destruction du potentiel économique de l’ennemi et le changement de son système politique.