De la révolution orange à la place de l'Europe
La société ukrainienne, qui couvait silencieusement sa « révolution démocratique » de novembre 2013, était ces dernières années tout sauf calme. Certes, durant la période qui suivit la « révolution orange » de 2004, l’humeur fut plutôt à l’amertume : la société avait massivement contribué à l’instauration d’une nouvelle gouvernance au nom d’idéaux démocratiques et elle assistait médusée à une bataille au sommet de l’État entre le président et son Premier ministre. Les promesses « oranges » s’étaient envolées et comment s’opposer à ce qui avait été considéré comme une réelle avancée dans le monde post-soviétique ?
La voix de la rue
La contestation commence à s’affirmer à partir de l’élection présidentielle de 20101 et prend des aspects qui tantôt se complètent, tantôt s’attaquent à des objectifs différents : d’un côté une opposition parlementaire, de l’autre une fronde de rue.
Le premier signal est déclenché par la décision du président Ianoukovitch d’offrir une allégeance au Kremlin en permettant à la flotte russe de la mer Noire de rester sur le territoire ukrainien jusqu’en 2042. Signé à Kharkov en présence de Vladimir Poutine, l’acte doit être ratifié par le Parlement : tandis que des milliers de gens se rassemblent à l’extérieur du bâtiment, le vote a lieu à l’intérieur de l’hémicycle dans une ambiance explosive, permettant de mettre en doute la légalité des décisions prises.
Les mobilisations sont alors spasmodiques et suivent les décisions du pouvoir, visant et parfois parvenant à les annuler : tentatives de donner à la langue russe le statut de langue d’État, rapprochement du Patriarcat de Moscou, poursuites contre les responsables du gouvernement précédent, fermeture des archives de l’époque soviétique, loi fiscale, loi sur l’éducation, entraves au travail des médias… Les rassemblements sont plutôt sectoriels et sans véritable coordination. Un des mouvements les plus spectaculaires sera celui « des petits entrepreneurs » déclenché par le nouveau Code fiscal de l’automne 2010 : celui-ci frappe durement des milliers de Pme, tandis que la loi nouvelle favorise le grand business, dont les avoirs bénéficient en plus de facilité de transfert vers Chypre.
Puis ce sera le tour des journalistes : deux cents d’entre eux participent à une marche « contre la censure » à la suite des retraits de fréquence aux chaînes les plus indépendantes. Viennent alors les étudiants qui manifestent dans seize villes différentes du pays contre l’introduction de prestations payantes dans les établissements supérieurs (en plus des incontournables bakchichs) ainsi que pour la défense de la langue (les dépenses pour l’édition de livres en ukrainien sont réduites de 40 %). Les historiens se mobilisent également, dénonçant les poursuites contre l’un des leurs qui travaillait sur des documents déclassés des archives soviétiques : les manifestants se rassemblent devant les locaux du Sbu (service de sécurité ukrainien) et demandent à voix haute s’il ne s’agit pas d’un « retour à l’année 1937 ».
Il faut souligner aussi l’indignation suscitée par les poursuites contre l’ex-Premier ministre Timochenko, puis son incarcération : son procès est partiellement rendu public par les médias ou les réseaux sociaux, offrant la démonstration d’une justice aux ordres du pouvoir. Sa sortie du tribunal dans un fourgon blindé suscite par sa disproportion les quolibets des passants quelles que soient leurs sympathies ou réticences à l’égard du personnage.
Un paysage politique tourmenté
Autour des législatives de 2012 – objet de nombreuses fraudes –, la vie parlementaire devient de plus en plus tumultueuse et les deux modes d’intervention – l’hémicycle et la rue – vont alterner.
Au sein de la Rada, l’opposition bloque souvent la tribune pour empêcher le vote de certains textes qui engagent le pays sur une voie autoritaire ou qui s’alignent sur la politique du Kremlin (loi sur « la diffamation » ou contre « la propagande homosexuelle »). Le parti au pouvoir et l’opposition n’ayant ni l’un ni l’autre la majorité, c’est souvent l’impasse. Le pouvoir réunit alors « ses » députés dans un autre local où il fait voter les lois… avec ceux qui lui sont favorables.
Les contestations, qu’elles soient parlementaires ou spontanées, touchent aux mêmes points sensibles : les relations avec la Russie – en tant qu’empire potentiel – donc la souveraineté de l’État, la question de la langue, le respect de l’État de droit…
Un autre élément est important à souligner : l’Ukraine est un État pluripartite. La configuration politique est la suivante : un parti dominant, le Parti des régions, qui a en peu de temps occupé tous les lieux stratégiques du pouvoir dans la capitale comme dans les régions, un Parti communiste faible, proche du Kremlin, parfois allié au Parti des régions, parfois jouant cavalier seul. Les différents courants d’opposition, eux, se sont unifiés dès la fin 2010 pour faire face à l’aggravation de la situation. On y compte trois formations principales : Batkivchtchina (Patrie), dont Arseni Iatseniouk a repris le flambeau après l’incarcération de son leader Ioulia Timochenko, Oudar (Alliance ukrainienne pour la démocratie) de Vitali Klitschko et Svoboda (Liberté) d’Oleg Tiagnibok. C’est une opposition disparate et aux forces inégales, mais qui s’est retrouvée sur une plate-forme commune : des élections libres, une voie européenne et démocratique, la libération des prisonniers politiques.
Qu’elle vote ou non en faveur de l’opposition, la population se reconnaît dans ces aspirations fondamentales : contre la corruption, pour le respect de la souveraineté nationale, contre les fraudes électorales (objet des mobilisations de 2004 et de 2012). Il faut toutefois nuancer ce tableau en précisant que les Ukrainiens se méfient des « politiciens ». C’est une des conséquences de l’échec de la « révolution orange » : l’électeur sait que les députés sont souvent achetés, font l’objet de chantages auxquels parfois ils cèdent, voire profitent de leur impunité pour faire fructifier leurs affaires, et il a tendance à considérer qu’ils ont tous les mains sales.
Les leaders, qu’ils soient proches du pouvoir ou opposés à lui, ne sont pas des nouveaux venus dans l’arène politique. Du côté du pouvoir, les principaux personnages sont ceux qui ont organisé le scrutin frauduleux de 2004, déclencheur de la « révolution orange », qu’il s’agisse de Viktor Ianoukovitch, candidat déchu en 2004, élu en 2010, de Andreï Kliouev, ex-artisan des fraudes, devenu chef du Conseil de sécurité ou de Volodymyr Rybak, un fondateur du Parti des régions, devenu président du Parlement. Volens nolens, ils constituent ce que l’on peut appeler le « parti de la revanche ».
Du côté de l’opposition, Iatseniouk fut ministre des Affaires étrangères du gouvernement « orange » et président du Parlement ; Klitschko, champion du monde de boxe, n’est pas qu’un « sportif2 » et a acquis au fil des années une carrure politique indéniable ; Tiagnibok, représentant du courant ultranationaliste, contestable par ses positions extrémistes, n’est pas, que l’on sache, un corrompu.
Aussi vives qu’aient été les batailles parlementaires entre ces différents courants, il faut souligner qu’elles ont connu un cessez-le-feu de taille : les lois devant être votées dans la perspective de la signature de l’Accord d’association avec l’Union européenne l’ont été presque à l’unanimité, du côté du Parti des régions sur ordre présidentiel, par l’opposition qui en espérait un assainissement de la vie politique, voire une chute du régime.
Naissance d’une nation
Si la coordination a souvent manqué aux différents mouvements de contestation à l’intérieur du pays, ceux-ci se sont progressivement étendus à l’ensemble du territoire. La partie orientale du pays, creuset de ce que l’on appelle « le clan de Donetsk », n’hésite plus à se mobiliser : après la déception « orange » de l’Ouest, on peut parler d’une désillusion « bleue » de l’Est qui a vu « les siens » aux commandes de l’État sans résultat tangible : le prétendu rapprochement avec la Russie n’a pas fait baisser le prix du gaz comme promis ni amélioré le quotidien.
Les sondages effectués entre 2006 et 2013 témoignent de cette homogénéisation du territoire, en particulier avec l’arrivée de la nouvelle génération3 : l’aspiration à l’Europe chez les 18/29 ans, qu’ils se trouvent au Donbass, en Crimée, à l’Est ou à l’Ouest ne diffère guère. Sur l’ensemble du territoire et pour la même catégorie de population, 54 % s’affirment favorables à l’Union européenne, 19 % à l’Union douanière avec la Russie.
Un autre sondage est prémonitoire : en septembre 2010, à la question posée sur ce qui pourrait provoquer une mobilisation des jeunes, la première cause était la possibilité de violences de la part des forces de l’ordre, la deuxième la poursuite contre des activistes des Ong, la troisième le fait de renoncer au rapprochement de l’Union européenne ou, au contraire, de se lier à la Russie. Une enquête effectuée les 7 et 8 décembre 2013 sur la place de l’Indépendance donne des résultats étonnamment semblables. Quels étaient les motifs de la mobilisation ? À 70 %, les gens de Maïdan s’opposent aux brutalités de la nuit du 30 novembre ; plus de 50 % sont là contre le refus du président de signer l’Accord d’association et 39 % expriment le désir de changer le pouvoir dans le pays. Deux sondages à trois années d’intervalle se font écho : ils témoignent de la même détermination et des mêmes points sensibles sur lesquels la société refuse de plier.
le 14 décembre 2013
- 1.
Le scrutin fut serré, ne se joua qu’au second tour et à moins de trois points et demi d’écart entre Viktor Ianoukovitch et Ioulia Timochenko.
- 2.
V. Klitschko fut candidat à la mairie de Kiev en 2008 et son parti présenta des candidats dans presque toutes les circonscriptions lors des législatives de 2012.
- 3.
Voir les sondages réalisés par l’institut de sociologie « Initiatives démocratiques » http://dif.org.ua/en/index.htm (tous les exemples en sont tirés).