
Assassins, documentaire censuré en Corée du Sud
Le documentaire sur l'assassinat du demi-frère de l'actuel dictateur de la Corée du Nord enquête sur le moment où les jeunes femmes sont entrées en contact avec les agents nord-coréens, « producteurs » de vidéos internationales en caméra cachée.
Le documentaire Assassins est surtout le portrait sans fard de deux jeunes femmes sud-asiatiques, issues de milieux pauvres et livrées à tous les périls, de la prostitution au crime organisé. Les luttes de succession à la tête du régime nord-coréen, auxquelles elles ont été mêlées, en constituent une sorte de révélateur. Cette Indonésienne et cette Vietnamienne ont été accusées d’avoir assassiné Kim Jong-nam, l’héritier nord-coréen et demi-frère de l’actuel dictateur Kim Jong-un, le 17 février 2017 à Kuala Lumpur en Malaisie. Sélectionné au festival de Sundance 2020 et programmé sur plusieurs plateformes de VOD dont Netflix, on attendait la distribution du film à Séoul en juin 2021, mais celle-ci n’aura pas lieu. Le KOFIC, le centre national de la cinématographie sud-coréen, a décidé d’interdire la projection du documentaire Assassins de Ryan White. La principale raison officielle avancée par le KOFIC est le manque de « qualité artistique » du film. Pourtant, ce dernier n’en manque pas, pour un film « judiciaire » potentiellement austère qui porte sur le procès des deux jeunes femmes. En effet, l’affaire est complexe : qui sont les commanditaires ? Sont-elles des espionnes, des tueuses à gages ou des marionnettes ? Pourquoi la Malaisie, le Vietnam et l’Indonésie se retrouvent-ils impliqués dans une affaire avec la Corée du Nord ? Pourquoi assassiner le demi-frère de Kim Jong-un ?
Un crime pour YouTube
L’idée ingénieuse du scénario est de débuter en illustrant les arguments de l’accusation qui montrent que les deux femmes étaient conscientes de leur crime ; puis, de déconstruire tous les documents à l’appui pour démontrer le contraire. S’il est évident que ce sont bien les deux jeunes femmes filmées par les caméras de surveillance de l’aéroport de Kuala Lumpur qui aspergent le visage de Kim Jong-nam (avec ce qui s’avérera plus tard un poison, le VX, une nouvelle version du Sarin), leurs motivations et leur simple conscience de ce qui se passait posent alors question. Par exemple, l’argument en faveur de la préméditation de l’assassinat tient en des images vidéo de surveillance montrant qu’après avoir aspergé le poison sur les yeux de Kim Jong-nam, les deux femmes tiennent leurs mains levées et se rendent aux toilettes pour les laver ; signes de la connaissance du danger que constitue le poison, et donc preuve de leur connaissance des faits. La contre-enquête explique que les deux femmes pensaient tourner une vidéo pour YouTube, une farce en caméra cachée (prank video). Et que leurs patrons respectifs (censés être des producteurs de vidéos) leur avaient aspergé les mains d’un type d’huile pour accomplir cette plaisanterie et qu’elles voulaient simplement éviter d’en laisser des traces. La thèse de la défense est donc que ces femmes ont été manipulées d’un bout à l’autre par des services secrets. Dès lors, pour trouver les coupables, la vraie question revient à se demander à qui profite le crime.
Espions tueurs
Alors que le film examine le procès grâce à d’abondants entretiens avec l’accusation, la défense et les inculpées elles-mêmes, il manque des documents permettant d’établir deux contextes importants : celui de la Malaisie, où l’enquête tend d’emblée à la condamnation à mort rapide des accusées (seul un journaliste local explique le contrôle des médias locaux par le gouvernement et l’impossibilité de mener une enquête libre), et celui de la Corée du Nord, où tout repose sur les dires d’une journaliste américaine. Ces manques sont compensés par l’enregistrement d’étonnantes conférences de presse de la police malaisienne au cours de l’affaire. Étonnantes, car elles scellent rapidement la question de l’implication des Nord-Coréens : huit Nord-Coréens étaient présents à l’aéroport ; quatre ont quitté le pays immédiatement après le crime, quatre autres, dont un chimiste, ont été appréhendés puis renvoyés en Corée du Nord (officieusement, en échange de diplomates malaisiens, pris de facto en otages). Même si les autorités malaisiennes ne vont plus rien dire sur la Corée du Nord afin de retrouver des relations diplomatiques « normales » (mises à mal par l’affaire des otages et l’expulsion des Nord-Coréens de l’ambassade arrêtés lors du crime), l’implication nord-coréenne ne fait plus aucun doute. Suivant cette piste désormais abandonnée par la Malaisie, le film enquête ensuite à rebours, sur le moment où les jeunes femmes sont entrées en contact avec les agents nord-coréens, « producteurs » de vidéos internationales en caméra cachée.
Le scoop du film, sans pourtant le prouver, est de lier Kim Jong-nam à la CIA. Pourtant, le crime a déjà de multiples motivations, dignes des intrigues de cours, du côté nord-coréen. Kim Jong-nam était le fils préféré de Kim Jong-il, mais né d’une autre « partenaire » que celle au pouvoir au moment de la mort du dictateur. Cette dernière a donc placé son propre fils, l’actuel dictateur, aux avant-postes de la succession. Dès la montée au pouvoir de Jong-il, en 2011, Jong-nam se dit menacé. Il prend le large et obtient ce qui s’apparente à un asile politique en Chine, d’où il prend position contre la succession monarchique dans ce pays dit communiste. Déjà, son oncle, Jang Song-taek, et son clan, avaient subis les effets d’une purge, en 2013, pour les mêmes raisons. La CIA aurait-elle, dès ce moment, fait de Kim Jong-nam son informateur, tout en le poussant à revendiquer le pouvoir en Corée du Nord contre Kim Jong-un ? Le film montre, sans en tirer de conclusion, que Jong-nam transitait bien seul dans cet aéroport malaisien, avec de l’argent remis par un agent de la CIA pour ses services. La CIA aurait-elle joué un double jeu ?
Vérité non alternative
Au sujet du dévoilement de la vérité qui opère dans les intrigues d’espionnage, le réalisateur semble conscient des limites que pose un film documentaire. Celui-ci est rarement un espace ou « régime » de véridiction, tel qu’évoqué par Michel Foucault, car il se compose d’images. Si ces dernières sont manipulables, leurs reflets cinématographiques le sont donc doublement.
Conscient de ces limites « juridiques », Assassins complète l’enquête par l’exploration directe des lieux et des conditions de vie des deux jeunes femmes. Ces images, qui ne prouvent rien, témoignent simplement d’un être-là au même moment entre cinéastes et acteurs sociaux. L’usage opportun des témoignages des jeunes femmes sur leur sort avant l’assassinat, comparé aux discours qu’elles ont tenus à leur famille à l’époque, révèle une sorte de schizophrénie sociale qui a facilité la tragédie. Issues toutes deux de milieux pauvres et ruraux, elles ont couru après les sirènes de la ville et des médias qui vantent une autre vie. Contraintes à la prostitution sous diverses formes, elles sont restées dans le rêve éveillé d’une autre vie, faite de néons colorés et de fausses promesses. Elles ont donc, plus ou moins, dissimulé leurs situations à leurs familles restées au village. C’est aussi sur ces illusions déjà ancrées dans la tête des jeunes femmes que se sont appuyés les espions nord-coréens pour les manipuler et leur promettre de devenir des stars de la caméra cachée internationale.
Il faut ici souligner l’ironie de la situation : la Corée du Nord condamne régulièrement la K-Pop sud-coréenne ; et ce sont des starlettes rappelant celles de la K-Pop (largement soutenues par une foule de jeunes admiratrices du sud-est de l’Asie) qui assassinent celui qui voulait ouvrir le Nord aux divertissements du capitalisme international (Kim Jong-nam avait défrayé la chronique lors d’un voyage avec sa famille à Disneyland Tokyo). Assassins n’est donc pas dénué de qualités et d’expérimentations au niveau de l’adéquation entre sa forme et son contenu. S’il n’évite pas la dramatisation caractéristique des films didactiques, avec son usage de musiques trop typées, il se garde de l’omniprésence d’une voix off omnisciente et laisse des portes ouvertes – visuelles – pour que les spectateurs se fassent leur propre idée de la situation.
Pourquoi l’interdiction au Sud ?
De fait, la question reste de savoir pourquoi le KOFIC a interdit le film. Les raisons artistiques sont peu justifiées, d’autant plus que la majorité des documentaires autorisés par le même KOFIC sont souvent de lourds pensums didactiques qui ne franchiraient pas le seuil des festivals internationaux.
La raison politique dénoncée par les distributeurs du film est mieux étayée : il ne faut pas mettre de l’huile sur le feu des relations Nord-Sud. Ces dernières demeurent « gelées » après que Kim Jong-un est parvenu à se faire un nom sur la scène internationale (grâce, en particulier, à Donald Trump). En effet, le film est déjà vu comme une provocation par le Nord, car ses dirigeants, espions et diplomates sont directement désignés comme coupables.
L’image du pays est aussi en cause avec ce mélange d’intrigues de cour et de purges staliniennes ; sans compter les « révélations » sur les liens entre Kim Jong-nam et la CIA. À la différence des gouvernements précédents, le gouvernement sud-coréen, depuis ses débuts en 2017, cherche à présenter les dirigeants du Nord comme des interlocuteurs acceptables. Il faut ici mentionner un cas antérieur, celui du film The Interview de Seth Rogen et Erwan Goldberg (2014). Dans cette comédie hollywoodienne, le leader du Nord était montré comme un riche arrogant et bipolaire qui finissait par exploser en vol lors d’une insurrection de la résistance locale. Le Nord en a été furieux (et a probablement planifié le piratage du groupe Sony, producteur du film). Ce film aussi fut indirectement interdit de grand écran en Corée du Sud. Cela confirme une stratégie politique qui ne dit pas son nom. En attendant, suite à un coup de théâtre judiciaire qui ne dit rien de bon sur les rouages de la justice, les deux femmes, après deux ans de détention, ont été relâchées (l’une sans explication et à la demande expresse de l’Indonésie ; l’autre après avoir été déclarée seulement coupable de coups et blessures involontaires). Néanmoins, rien ne sera plus pareil pour les deux femmes. C’est de ce drame humain, écrasé sous les enjeux internationaux et leurs effets tenus secrets, que rend compte Assassins.