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éditions du Montparnasse
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Flux d'actualités

Filmer les vivants : Yiddish

juillet 2020

Un des propos de Yiddish est d’identifier cette langue comme une culture en soi, bien que ne possédant pas de pays et dotée d’un vocabulaire en grande majorité emprunté à l’allemand.

En commençant chacune des séquences de son documentaire par un plan montrant la personne interviewée marchant dans les rues de sa ville avant de rentrer chez elle, Nurith Aviv évite deux clichés, deux écueils souvent invoqués par les intervenants. Le premier, celui d’une langue morte disparue avec la Shoah, est évacué par le contenu même du film : aujourd’hui encore, des jeunes gens, juifs ou simples curieux, l’étudient, à Berlin, Paris ou Tel-Aviv, l’enseignent, publient des revues scientifiques (Raphaël Koenig, membre du comité de rédaction d’In geveb: A Journal of Yiddish Studies), organisent des congrès et des rencontres à son sujet (Tal-Hever Chybowski, premier intervenant, fondateur de Mikan ve’eylakh, revue d’hébreu diasporique).

Le second, le relatif mépris envers une langue au mieux comique, un simple jargon sans haute culture qui, comme l’indique le poète et traducteur israélien Dory Manor dans son entretien, pouvait faire honte aux jeunes générations qui l’entendaient dans la bouche de leurs aïeuls, se trouve contredit par les superbes poèmes que récitent les sept chercheurs filmés, aussi élégiaques, empathiques ou mélancoliques que ceux d’autres cultures. Bien éloignés de l’image péjorative d’une « langue du shtetl », les auteurs cités vivaient à Varsovie ou Vilnius, émigrèrent à New York, s’inscrivaient dans les avant-gardes de leur époque.

Le spectateur profane, pour qui les premiers romans de Philip Roth ou la bande dessinée Maus (Art Spiegelman) formaient jusqu’alors les seuls repères autour du yiddish, s’émeut alors en découvrant les écrits de poètes comme Peretz Markish (1895-1952), Anna Margolin (1887-1952), Celia Dropkin (1887-1956) ou Avrom Sutzveker (1913-2010), dont les textes sont récités en version originale par les protagonistes, filmés de profil, cependant que la traduction s’affiche à l’écran, sur fond blanc, comme un livre, et non en sous-titre. Une belle manière de représenter visuellement la poésie en langue étrangère, où le regard alterne entre le texte et la bouche le récitant, les oreilles et le cerveau découvrant la langue yiddish en tentant d’y déceler certains mots, des familiarités avec l’allemand, une rythmique propre.

Car un des propos de Yiddish est bien d’identifier cette langue comme une culture en soi, bien que ne possédant pas de pays et dotée d’un vocabulaire en grande majorité emprunté à l’allemand. Tal-Hever Chybowski explique justement comment, à la fin du XIXe siècle, la question se posa pour de nombreux juifs d’un choix entre le yiddish et l’hébreu, malgré le compromis tenté par Yehoash, pseudonyme de Solomon Blumgarten (1872-1927), traducteur de la Bible en yiddish. Le yiddishland originel, analysé lors des interventions, situé quelque part entre la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, paraît transféré en France et en Allemagne dans le film, même si deux intervenantes, Miglė Anušauskaitė et Karolina Szymaniak, s’expriment chez elles, à Vilnius et Varsovie.

Telle est de fait la beauté première du documentaire de Nurith Ativ : filmer des chercheurs passionnés s’exprimant avec fluidité dans une langue qui n’est pas la leur, qui « ne leur sert à rien », qu’ils ont apprise par désintéressement, suite à un choc esthétique, ou suivant leur curiosité, leur enthousiasme. Ce faisant, la langue yiddish apparaît bien moins « morte » que le latin ou le grec ancien : encore utilisé par des millions de locuteurs dans les années 1930, il permet d’exprimer tous les sentiments modernes, et les poèmes récités sont aussi actuels que ceux des autres poètes européens d’avant-garde du moment. Et les chercheurs interviewés ne veulent pas tant la préserver, l’inscrire dans une mémoire tragique – bien que, parmi les poètes, Debora Vogel fut assassinée dans le ghetto de Lviv en 1942 et Peretz Markish exécuté aux côtés de douze autres intellectuels juifs à Moscou en 1952 –, que la diffuser, la considérer comme une grande langue de création, aussi belle et « noble » que les idiomes nationaux européens.

Yiddish plaira donc aux amateurs de poésie, de linguistique, d’histoire, mais plus encore à tous les spectateurs émus par la forme littéraire, magnifiée ici par la mise en scène de Nurith Ativ, le dispositif intimiste et vif qu’elle invente pour représenter les textes et interroger leurs récitants. Il marquera durablement les esprits, dans le genre documentaire, grâce à son attention aux sons et la découverte d’un monde culturel, ancien et vivace – cosmopolite.