
Michel-Ange, la grâce simple
Avec son Michel-Ange, Andreï Kontchalovski propose une vision très personnelle de l’artiste florentin, où le créateur se voit ramené à sa condition historique. L'attention méticuleuse apportée aux détails offre au spectateur une saisissante immersion dans l’Italie de la Renaissance.
« Tel que je sais que c’est vrai ; je sais que c’est comme ça que ça s’est passé. Que le mouvement était vrai, pas la scène, pas les costumes1. »
L’analyse par Serge Daney des films de Mizoguchi vient à l’esprit devant le Michel-Ange d’Andreï Konchalovski2, film de commande produit par le milliardaire russe Alisher Usmanov, où l’artiste est interprété par un acteur amateur, prothésiste dentaire de son état, Alberto Testone. L’abondance dans la composition des champs et les paroles hurlées, ou tout juste murmurées par le personnage principal, interpellent l’oreille tout le long de la séance, empêchant une appréciation posée des images. Pourtant, personne ne peut nier avoir passé un peu plus de deux heures en pleine Renaissance, ne jamais avoir douté d’un détail de plan, s’être retrouvé transporté dans une autre époque, et l’avoir acceptée d’emblée.
Par quoi commence Michel-Ange ? Trois scènes étranges : l’artiste marchant vers Florence en fustigeant la ville, citant notamment Dante ; les retrouvailles avec sa famille, les Buonarroti, qui ne le soutient nullement, et l’achat de biens immobiliers dans l’attente d’un retour des Médicis ; une longue entrevue avec leurs banquiers, avec lecture de leur livre de comptes et relevé de chaque pièce du paiement. Konchalovski inclut donc triplement Michel-Ange dans son époque : par le passé de l’Italie et Dante comme modèle à dépasser, fil rouge du scénario, par les luttes politiques à venir, et dans l’économie capitaliste naissante. Ces trois thèmes seront vite rejoints par les innombrables contrats dont il est question dans les échanges entre le héros et ses mécènes, et culmineront dans sa joie lorsque les Médicis lui promettent un accès illimité au marbre de leur fief de Pietrasanta. Ce faisant, l’œuvre de Konchalovski n’est jamais abstraite, mais toujours incluse dans une époque, que le réalisateur et son équipe technique rendent évidente en quelques plans.
Le choix d’un comédien non professionnel, acteur occasionnel depuis 2001, et de visages anonymes pour jouer nobles, papes et quidams, renforce cette vraisemblance des images. Au lieu d’admirer tel grand interprète peignant ou sculptant, tendance à la reproduction des gestes majoritaire dans les biographies filmées d’artistes, le regard est imprégné de l’homme Michel-Ange, avec ses exclamations et ses nuances. Tel est le sens des multiples plans larges où l’artiste vient retrouver un assistant dans la foule, ou déambule dans Rome ou les montagnes : le créateur n’existe pas sans ses contemporains, le peuple avec qui il partage ses repas, ni sans les milieux naturels ou urbains de son pays. Rien ne manque à l’écran pour les figurer visuellement : ni les déjections jetées depuis les fenêtres, ni le sexe et la violence en pleine rue ou à cinq mètres des tablées, ni les œuvres d’art comme sublime apparaissant soudainement au milieu de sociétés chaotiques. Les éléments vulgaires à l’écran ne sont pas pour autant superflus, ainsi ce court instant où Buonarroti surprend un couple faisant l’amour, et ne s’approche que pour détailler du regard la main droite de la femme, légèrement courbée par le plaisir, qui annonce les nus de la chapelle Sixtine.
Michel-Ange peut ainsi s’apprécier comme une étude sur l’Italie renaissante, œuvre contextualisée autant qu’élégiaque, d’autant plus remarquable de la part d’un Konchalovski tournant dans une langue et une terre étrangères. Qui d’autre, pourtant, a aussi bien représenté Carrare et son artisanat du marbre, en choisissant de faire jouer les artisans du xvie siècle par les ouvriers de la pierre d’aujourd’hui ?
Le film s’avère étrangement frustrant pour qui voudrait y chercher une projection d’œuvres, car jamais le spectateur ne voit la création en acte, ni les fresques de la Sixtine, entourée d’échafaudages comme pour appuyer encore le propos matérialiste du film, si ce n’est à travers le point de vue de ses juges de moralité pour l’Inquisition. La seule sculpture finie (« Tu n’as jamais rien fini ! » hurle Sansovino au héros) montrée est le fameux Moïse, qui laisse le jeune Francesco della Rovere et deux prêtres sans voix. Le génie évident de Michel-Ange convainc tout le monde de le croire et d’accepter ses travers, même à une époque (entre 1505 et 1520 environ) où « seuls » son David et sa Pietà ont prouvé son talent. L’artiste ne cesse pourtant, malgré sa croyance en la justesse de sa démarche, de rejeter l’adjectif de divin qu’on lui attribue, ne voulant l’utiliser que pour Dante, déjà référence indépassable et confident intime des créateurs transalpins, ce qu’accentue son apparition finale aux côtés d’un Michel-Ange consterné par la violence des hommes, devant les cadavres de jeunes mariés.
Le miracle de la fabrication d’une cloche par un adolescent dans Andreï Roublev (1969) d’Andreï Tarkovski est reproduit chez Konchalovski par l’exploit technique du bloc de marbre gigantesque descendu depuis les collines de Carrare. Surtout, Michel-Ange se termine comme le portrait au long cours du moine-peintre russe : par des plans fixes sur les œuvres, ici des sculptures, comme justifications de ce que le spectateur vient de voir, produits des luttes et mésaventures des artistes au milieu des troubles et violences de leur époque. Dans les deux films, l’exactitude historique importe moins que la croyance en ce qui est montré, l’acceptation de la partialité du cinéma. Bien qu’il soit avéré que Michel-Ange s’est personnellement rendu à Carrare en 1505 afin de choisir le bloc de marbre pour le tombeau de Jules II, l’œuvre qui constitue le point de départ du scénario, le réalisateur choisit de représenter son personnage comme sincèrement croyant, priant avec les ouvriers, « cherchant Dieu et n’ayant trouvé que l’homme », malgré sa paillardise occasionnelle et son superbe « J’aurais la confiance du pape et pas de l’Inquisition ? », lancé devant les sacerdotaux voulant vérifier la nudité de ses fresques3.
Le message implicite du film pourrait être celui d’un lent transfert du pouvoir de Florence à Rome, Dante ne servant plus que d’unificateur de la langue italienne, dans une culture encore profondément divisée entre villes et duchés (voir l’expression en patois que le duc de Carrare apprend à Michel-Ange, ou son guide près de Pietrasanta lui annonçant que la chaîne montagneuse où le marbre est extrait se voit depuis la Sicile, « depuis la Sardaigne en tout cas, c’est sûr »). Refusé de façon incompréhensible par les festivals de Berlin, de Cannes et de Venise, le film de Konchalovski offre une exploration visuelle de la Renaissance aux côtés d’un génie humanisé, déchu de la divinité qui lui est souvent attribuée pour s’incarner dans un Italien ordinaire de son époque.
- 1.Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils, propos recueillis par Régis Debray, édition sous la dir. de Christian Delage, Paris, Nouvelles Éditions Place, 1999.
- 2.Les curieux pourront découvrir ce cinéaste dans Andreï Konchalovsky. Ni dissident, ni partisan, ni courtisan. Conversations avec Michel Ciment, Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 2019.
- 3.Il est regrettable qu’aucune biographie d’ampleur de Michel-Ange ne soit disponible en français, en dehors de la belle inventivité de Mathias Énard dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Arles, Actes Sud, 2010 ; et le beau livre de Frank Zöllner, Christof Thoenes et Thomas Pöpper, Michel-Ange. L’œuvre complet, Cologne, Taschen, 2014.