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Photo : Thomas Park
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L’école connectée

Le recours au numérique imposé par le confinement menace la souveraineté de l’école publique au profit du secteur privé. Il doit faire l’objet d’une réflexion collective.

L’épidémie de Covid-19 a poussé l’école à la croisée des chemins. Disparités et inégalités ont trouvé une visibilité indéniable, tout comme les capacités d’invention et d’investissement des communautés scolaires. En temps de confinement et de quarantaines à venir, le numérique est devenu le nœud contemporain et singulier des difficultés de l’école. Le retour en classe a certes été motivé par la nécessité de la sociabilité, mais il est aussi le signe qu’une continuité pédagogique par le numérique n’a pas été pleinement possible.

Les écarts entre établissements ont été réels. Les points de comparaison sont hétérogènes, selon que l’on se situe dans la perspective des enseignants, des élèves ou des parents. En fonction des niveaux, de l’équipement des professeurs ou des élèves et des capacités d’accompagnement, des situations à chaque fois particulières se dessinent. À cela s’ajoutent les disparités de maîtrise des outils, des logiciels et des possibilités d’organiser son temps de travail. Les « disparus » ont été nombreux parmi les élèves et certains professeurs n’ont pas disposé des moyens d’exercer à distance. Mais une ligne traverse ces expériences : le sentiment d’absence d’un commun à l’échelle nationale et une mise au second plan d’enjeux éthiques pourtant fondamentaux. Les solutions locales des « espaces numériques de travail » n’ayant pas réussi à encaisser le choc, nombre d’enseignants ont dû recourir à d’autres ressources (Facebook, Discord, Twitch…), moins sécurisées ou peu soucieuses des données personnelles. Toutefois, ce phénomène est aussi révélateur de la volonté des enseignants de maintenir un lien avec leurs classes. Ce tableau désordonné doit en effet être réinscrit dans le contexte singulier et extrême du confinement : on ne saurait reprocher sans nuances l’impréparation à l’imprévu. Désormais, les manques sont connus et les besoins définis. Le risque pour l’école publique est de perdre du terrain au bénéfice de structures privées ou de cours particuliers, accentuant ainsi les inégalités. De même, la tentation est grande de s’en remettre aux géants du numérique pour des dispositifs clés en main, mais réduisant encore la souveraineté de l’école. Quoi qu’il en soit, la « débrouille » a permis de continuer à enseigner et de poursuivre sa mission.

L’école est une « hétérotopie » : elle est un lieu constitué et imprégné d’autres modèles qui lui sont extérieurs. L’enjeu, pour se réaliser, est d’apprivoiser cette hétérogénéité. À cet égard, la période du confinement a aussi été localement le moment d’émergences, d’élaborations et d’inventions communes. Des « cabanes numériques » sont apparues, bricolées avec les moyens du bord et bénéficiant des efforts de chacun pour remédier à la séparation physique. Recours aux logiciels libres, définition de principes de travail, amélioration des méthodes, prise de conscience des limites, formation par les pairs ont été autant de moyens de préserver la communauté scolaire. Le geste d’élaboration collective, allié au souci pédagogique, a été en lui-même le lien du commun. De ces restes après la tempête, précaires mais efficaces, il s’agira de tirer des leçons et d’en cultiver l’esprit. Ils ont la vertu de trouver une pertinence d’échelle et de s’avérer adaptés aux nécessités singulières. Ces utopies pédagogiques ont la vertu de la localité et de l’humilité, avec un souci d’apprivoiser l’outil numérique au service de l’enseignement. Cette inventivité et ce partage ont trouvé un écho salutaire avec la mise à disposition de ressources en ligne des musées, éditeurs et chaînes publiques.

Le geste d’élaboration collective, allié au souci pédagogique, a été en lui-même le lien du commun.

Tout cela est d’autant plus précieux que l’hétérotopie managériale de l’entreprise a pris une place conséquente à l’école ces dernières décennies. L’évaluation par « compétences », les « objectifs », l’appel à l’« innovation », l’« individualisation », les « remédiations » sont quelques-uns des vocables que les enseignants et élèves ont à peine réussi à s’approprier. Or les dispositifs numériques sont prompts à épouser cette vision de l’humain sous le signe de la productivité et de la performance. Mais en tant que dispositifs, ils sont plus contraignants et générateurs d’habitudes qu’une simple terminologie inadaptée ou négociable. Ils ne sont pas la matière à travailler, mais l’outil qui nous travaille avec ses rythmes et ses injonctions. C’est pour cela qu’il est crucial pour l’école de ne pas se résigner à la facilité des produits élaborés par des entreprises hégé­moniques. Ces derniers ont le mérite de l’efficacité, mais tracent un chemin vers une hyperpersonnalisation de l’enseignement et dispensent d’une réflexion collective que permettrait la construction commune et concertée d’un espace numérique. L’urgence a été une injonction à s’adapter et à inventer ; elle est désormais une injonction à instituer un temps long et un horizon pour échapper à une accélération ou au « solutionnisme » du numérique. Comme l’expérience l’a montré, il n’est plus pertinent de parler du numérique comme d’un ensemble homogène ; il n’y a eu que des possibilités et des impossibilités inhérentes aux formations des acteurs et des outils technologiques à leur disposition.

En considérant qu’une hétérotopie d’ordre sanitaire compte aujourd’hui parmi les modèles convoqués au cours de la pandémie, il faudra la saisir dans ses effets et contraintes pour lui trouver un sens et en réduire la nocivité. L’urgence du respect des normes sanitaires est aussi celle du partage de leur sens sous le signe d’un commun solidaire. L’enseignement hybride, en présence et à distance, peut s’inscrire dans une organisation intelligente de l’espace scolaire pour maintenir un lien qui se défait. Mais le souci des corps gagnerait également à considérer les effets des écrans et hyperconnexions, ainsi qu’à nuancer la perception des autres et du groupe comme danger sanitaire. Il faut surtout prendre garde à ce que l’exception ne devienne pas la règle, sans considération de la mesure de la communauté scolaire. Un « retour à la normale », sur tous les plans, semble illusoire si on ne réinterroge pas la norme antécédente et si on ne considère pas pleinement cette épreuve récente de l’incertitude.

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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