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© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage
Flux d'actualités

Une femme se déplace au Théâtre de la Ville

décembre 2019

Ce portrait de femme pose aussi des questions éminemment politiques.

Une femme se déplace, qui se joue au Théâtre de la Ville-Les Abbesses jusqu’au 21 décembre 2019[1], après avoir été créée au Printemps des comédiens de Montpellier en juin, est le portrait musical et théâtral d’une femme qui se libère, opère sa mue et reprend le cours de sa vie en faisant finalement les choix qui lui ressemblent.

Cette nouvelle création du dramaturge et metteur en scène David Lescot avec sa compagnie du Kaïros – dont le nom n’a jamais été aussi opportun que pour cette pièce – est inclassable. Présenté comme une comédie musicale qui est un genre en vogue sur les scènes parisiennes cet hiver – de l’adaptation des Justes de Camus par Abd Al Malik au Châtelet[2] aux musicals de Broadway comme Funny Girl au Théâtre Marigny – et appartenant incontestablement au registre de la comédie tant l’humour est présent dans la vingtaine de scènes qui se succèdent, y compris dans les tableaux qui pourraient être les plus grinçants, ce spectacle est aussi et avant tout du théâtre, ne serait-ce qu’en raison de son texte extrêmement élaboré, de la langue, des divers registres utilisés et de la gravité des réflexions qu’il soulève sous l’apparence formelle de la légèreté.

La pièce s’ouvre sur le décor au mobilier contemporain du restaurant Platitude qui célèbre la neutralité gustative, où Giorgia, universitaire épanouie de 35 ans, déjeune avec l’une de ses amies. Tandis qu’elle raconte à son vis-à-vis un peu terne, sa vie accomplie sur les plans professionnel et familial, une succession d’appels téléphoniques lui annonce une série de catastrophes d’importances diverses, mais qui viennent profondément remettre en cause le bonheur officiel affiché et interroger le sens de sa vie, le sens de ses choix.

À la faveur d’un procédé fantastique et fantasmagorique lui permettant de se déplacer dans le temps (de sa vie) par une simple manipulation de son téléphone portable en interaction avec un accessoire du restaurant, qui lui a été révélé de manière fortuite, puis expliqué par une cliente du restaurant – personnage qui devient peu à peu essentiel – se met en place une parabole poétique, extraordinairement drôle, chantée et dansée, pour traiter de thématiques à la fois extrêmement contemporaines (place de la technologie dans nos sociétés…) et ancestrales (rôle, forme, attentes autour de la notion traditionnelle de la famille) de manière – en apparence seulement – légère, pour mieux faire avaler au spectateur une pilule plus amère que les mélanges cristallin-azotés des eaux de Platitude, en le renvoyant inévitablement à ses propres choix de vie et ses propres limites.

© Christophe Raynaud de Lage

 

Accompagnés par quatre musiciens (piano, basse, guitare et batterie) en fond de plateau qui apparaissent ou disparaissent derrière un rideau translucide – comme les décors qui vont et viennent en quelques secondes tout au long des plus de deux heures de représentation –, la pièce se déroule à un rythme aussi soutenu que le sont certains passages chantés, faisant s’alterner des styles extrêmement différents (du jazz au slam, en passant par des dialogues qui semblent simplement posés sur la musique, à la manière des comédies musicales de Michel Legrand et Jacques Demy) dans une mise en scène, également signée par l’auteur, millimétrée, en harmonie parfaite avec la chorégraphie de Glysleïn Lefever, dont on retiendra en particulier la scène de la saisie des biens immobiliers de la mère par des huissiers, tant son originalité et sa maîtrise par les comédiens-danseurs forcent l’admiration et l’enthousiasme des spectateurs.

David Lescot est ici au sommet de sa maîtrise artistique d’une approche dramaturgique pluridisciplinaire, de manière encore plus poussée et assumée que dans de précédents spectacles, où la musique était pourtant déjà si centrale dès le bien nommé 45 tours, regroupant quinze duos de trois minutes, dans Le système de Ponzi, sorte d’opéra parlé sur le système d’escroquerie imaginé par Ponzi au début du XXe aux Etats-Unis, dans La commission centrale de l’enfance, revue parlée-chantée sur les colonies de vacances pour les enfants de disparus de la Seconde Guerre mondiale, ou encore dans Revue rouge[3], textes révolutionnaires de Brecht et autres mis en scène par Éric Lacascade, et La Chose commune, mariant le jazz et l’histoire de la Commune de Paris.

Si Une femme se déplace est sans doute l’un des textes les moins directement politiques de David Lescot qui, dans leur éclectisme, vont du décryptage du règne du couple Ceausescu dans Les époux à l’ambitieuse et réussie adaptation au Vieux-Colombier en 2016 des Derniers jours de l’humanité, œuvre démesurée de Karl Kraus et a priori irreprésentable au théâtre[4], en passant par Mariage ou L’Européenne, interrogeant notamment les limites et apories de nos systèmes juridiques, ce portrait de femme pose aussi des questions sociétales, collectives, transversales, éminemment politiques. Ainsi, le regard de la société sur la manifestation publique – en l’occurrence vestimentaire – d’une religion, ou encore la place de la technologie dans le fonctionnement quotidien de nos sociétés à travers les interventions du fils de Giorgia – notamment la scène hilarante du GPS, mais aussi la scène plus perturbante sur le retour « résistant » à la technologie précédente – qui reprend certaines problématiques des Ondes magnétiques, récent spectacle joué au Vieux-Colombier, et enfin la thématique de la dette, dans toutes ses acceptions – c’est-à-dire concrète et personnifiée par le comportement de la mère, mais aussi à l’égard de la famille au sens moral, et enfin à l’égard de la société elle-même dans ses représentations traditionnelles – qui vient notamment prolonger les interrogations de l’auteur sur la finance[5].

L’on signalera aussi que l’auteur qui est également universitaire – maître de conférences en études théâtrales à l’université de Nanterre, il est l’auteur d’une thèse passionnante sur les Dramaturgies de la guerre[6] conduisant à relire Clausewitz et Sun Tzu à travers les œuvres de Kleist, Grabbe, Weiss, Gatti ou encore Brecht, Müller et Bond – arrive à glisser une référence pleine d’humour et d’ironie, qui ne sera comprise que par ses pairs, lorsque Giorgia contre toute attente apprend que sa demande de congé pour recherche qui lui avait été promise par le président de l’université a été attribuée à son directeur de département censé défendre son dossier devant le Conseil national des universités… On est proche l’espace de quelques secondes de David Lodge ou Philip Roth décrivant les petites aménités du monde et de la carrière universitaires.

La distribution incroyablement talentueuse – y compris dans les moments chorégraphiés qui s’avèrent parfois d’une certaine complexité car couplés à des chants simultanés mais exercés dans une temporalité souvent décalée, à la rythmique endiablée et prosodie subtile – et entraînée par l’époustouflante Ludmilla Dabo – déjà au cœur de Portrait de Ludmilla en Nina Simone[7] – vient servir cette dernière création singulière de David Lescot qui est à l’image de ses créations précédentes, pleine de contrastes, à la fois fantastique et ancrée dans le réel, légère et profonde, rythmée et millimétrée, poétique et pénétrée par le langage du XXIe, inquiétante et jubilatoire jusqu’au dénouement, qui « réfléchit l’action entière » et inversement[8].

 

[1] Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, Paris 18ème – 0142742277. Le spectacle continue ensuite sa tournée : les 27 et 28 février au théâtre Molière de Sète (scène nationale – archipel de Thau). Le texte est publié comme toutes les autres pièces de David Lescot chez Actes-Sud-Papiers, 2019.

[2] Emmanuelle Saulnier-Cassia, « Les Justes de Camus adapté par Abd Al Malik : une “tragédie musicale” sur la conciliation entre liberté et justice », Les Petites Affiches, 16 octobre 2019, p. 14.

[3] Voir la critique d’Emmanuel Laurentin, « Le rouge en revue », Esprit, février 2016.

[4] Emmanuelle Saulnier-Cassia, « Les derniers jours de l’humanité : une tragédie de la responsabilité », Les Petites affiches, 23 février 2016, p. 15.

[5] Voir Christian Chavagneux, David Lescot, Myriam Marzouki et Christophe Reffait, « La finance sur les planches (table ronde) », Esprit, juin 2012, p. 72.

[6] David Lescot, Dramaturgies de la guerre, Circé, coll. « Penser le théâtre », 2001. Voir la critique de Charlotte Farcet, Esprit, août-septembre 2001.

[7] Pièce également reprise jusqu’au 21 décembre 2019 au Théâtre de la Ville – Les Abbesses et en tournée dans une douzaine de lieux au printemps 2020.

[8] Suivant la formule et féconde réflexion qui suit – notamment sur l’effet du dénouement sur la classification du genre du spectacle – du philosophe et académicien Henri Gouhier dans Le théâtre de l’existence, Vrin, 2004, p. 199 et 201.

Emmanuelle Saulnier-Cassia

Professeure de droit public à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-Paris-Saclay, agrégée des Facultés de droit, Emmanuelle Saulnier-Cassia est également diplômée en sciences politiques (IEPG) et en études théâtrales (Université Paris 3-Sorbonne nouvelle). Elle est membre du comité de rédaction de la Revue Esprit et produit les podcasts consacrés au théâtre dans la collection Au grand jour,…