
L’avenir de la République commence en banlieue
La fortune de la notion de "séparatisme" dans le débat politique récent paraît postuler que l’islamisme se serait autoproduit dans la société française. L'histoire des banlieues populaires montre au contraire que face à une demande de reconnaissance et d'égalité, l'État a souvent démissionné, au bénéfice du religieux.
Alors que le Parlement doit prochainement discuter du projet de loi sur le séparatisme, un dessein élyséen relancé après l’attentat terroriste qui a coûté en octobre dernier la vie à l’enseignant Samuel Paty, il est regrettable que l’environnement sociopolitique dans lequel se déploie cette initiative présidentielle souffre d’une absence de rigueur dans les analyses de ce fait social qu’est la réalité de l’islamisme dans l’espace public français. En effet, toute voix qui exprime un point de vue nuancé, c’est-à-dire fondé sur des faits et depuis une analyse du terrain, est devenue inaudible, car sujette à l’accusation, d’autant plus tétanisante qu’elle nuit au débat d’idées nécessaire à toute vie démocratique, « d’islamo-gauchisme ». Une notion volontairement floue, mais apparemment suffisante, en ces temps où la conviction prime sur l’expertise, pour intenter un procès en déloyauté aux personnes visées.
L’inquiétude que suscite cette mise en tension de la société française redouble à l’écoute des réactions inconséquentes exprimées après l’acte barbare qui a frappé Samuel Paty, par un nombre substantiel d’élus nationaux. Longtemps, l’extrême-droite fut isolée dans son positionnement racialisant qui ciblait, quel que soit le fait d’actualité, les arabo-musulmans à travers le lien spécieux établi entre le terrorisme et l’immigration, ses idéologues théorisant la dangerosité d’une population pour le devenir de la nation, en matière sociale, économique, démographique ou culturelle. Depuis, d’autres voix se sont jointes à son diagnostic, venues de la droite républicaine. Parmi ces propositions extravagantes pour qui est attaché à l’État de droit, et au principe que rien ne peut y déroger au risque de pulvériser la cohésion sociale et nationale, la possibilité de créer un Guantanamo sur le territoire national pour détenir les terroristes ou terroristes présumés selon des modalités arbitraires et clandestines, ou encore le renoncement aux conventions internationales en matière de droits humains… Nous avions crû, après les attentats de novembre 2015, que le débat sur la déchéance de nationalité avait fait franchir au pays une ligne rouge, la gauche de gouvernement recyclant fâcheusement la rhétorique frontiste sur ces « français de papier » qu’on pourrait sur-le-champ rendre « apatrides ». Avec cette coalition entre idées de droite et d’extrême-droite, c’est désormais une frontière impensable au pays des Lumières et des droits de l’Homme, qui se dessinerait. La France ne peut combattre les terroristes avec des armes similaires aux leurs.
D’autant que, s’il y a une certitude absolue dans le développement de cette séquence politique préoccupante, c’est que ces réponses démagogiques ne neutraliseront pas la machination terroriste. La cible des barbares, c’est ce qui fait l’unité de notre société. En sapant les fondations de son corps social, elle fragilise la solidarité entre ses membres. Avec leurs suggestions sans mesure, les élus pyromanes omettent à dessein que ce qui fait commun, c’est ce qui inclut, non ce qui fracture et qui ostracise. Il y a certes une urgence aux réponses policières et judiciaires, mais l’honneur des gouvernements démocratiques ne réside pas dans un positionnement réactif fatalement préjudiciable à la cohésion nationale, la soumettant immanquablement aux soubresauts de la dictature de l’émotion, Ô combien fondée quand survient l’horreur, mais mauvaise conseillère quand vient l’heure des choix politiques.
L’histoire négligée des banlieues populaires
Aussi, le chef de l’État et son gouvernement seraient-ils bien inspirés de se pencher sur l’histoire des banlieues populaires de ces quarante dernières années. Ils y trouveraient des clefs de compréhension de la radicalité du monde social dans lequel nous sommes plongés. Cette histoire nous livre en effet des connaissances et des réflexions nourries par les sciences sociales sur un destin collectif longtemps écrit sans l’État, ou du moins sans un État qui se serait donné pour but l’impératif d’égalité effective entre tous les citoyens. Il n’est d’abord pas inutile de rappeler qu’après avoir été bâtis à la fin des années 1950 et durant la décennie qui suivit pour les nouvelles classes moyennes françaises (enseignants, fonctionnaires, employés, etc.) et les ouvriers qualifiés, les quartiers HLM servent depuis la fin des « trente glorieuses » de réceptacle aux populations précaires et socialement déclassées. À partir des années 1970, une culture du confort intérieur ordonnancée par la propriété individuelle se diffuse massivement, prescription à laquelle le gouvernement de droite s’était alors empressé de satisfaire à travers son soutien politique et financier au rayonnement de la maison individuelle. L’histoire de la promotion immobilière retint le néologisme « chalandonnettes », le nom de ces productions de maçon encouragées par le ministre en charge du logement, le gaulliste Albin Chalandon. Ouvriers disqualifiés de la crise post-trente glorieuses, travailleurs immigrés sous-payés, chômeurs … : les HLM se sont rapidement transformés en ghettos de pauvres. Sous l’effet du « tournant de la rigueur » opéré ensuite par la gauche de gouvernement, s’est ensemencé ce compost répandu dans les quartiers populaires, fait de colère recluse et de désenchantement politique, ces éléments qui ont favorisé l’entrisme religieux dans la vie quotidienne de ces lieux.
Les jeunes révoltés des Minguettes et des communes populaires alentours réclamaient une égalité des droits, exprimaient ce désir fondamental d’être les pairs de leurs semblables.
Aussi, faire l’hypothèse, comme s’y aventurent nombre « d’experts » en islamologie, d’une emprise islamiste sur certains quartiers – un fait incontestable mais qu’il convient néanmoins de nuancer, cette mainmise influençant des individus et non une communauté ou un territoire par définition socialement hétérogènes – c’est postuler que l’islamisme se serait autoproduit dans la société française sous l’influence djihadiste de puissances étrangères au profit desquelles la déloyauté d’une partie des français arabo-musulmans auraient pris fait et cause. Or, ce scénario préfabriqué disculpe les différents gouvernants de leurs responsabilités dans la crise profonde qu’endure la société française. Ce serait ainsi oublier qu’entre juillet 1981, l’heure des premières révoltes sociales dans les banlieues populaires, et décembre 1983, l’heure cette fois-ci de la première et dernière marche civique organisée depuis ces quartiers « pour l’égalité et contre le racisme », il s’était écoulé plus de deux ans sans que l’État ne prenne sérieusement la mesure de ce qui s’était joué durant l’été « chaud » dans l’Est lyonnais. Les jeunes révoltés des Minguettes et des communes populaires alentours réclamaient une égalité des droits, exprimaient ce désir fondamental d’être les pairs de leurs semblables. Dénonçant les multiples discriminations dont ils sont les victimes et le constant harcèlement policier à leur endroit, ils pressaient l’État de leur faire une place dans sa République. L’action du gouvernement végéta dans des réponses programmatiques déphasées : rénovation des bâtiments, aménagement de terrains de jeu pour les enfants, mise en place d’animations au profit des jeunes dans le cadre d’opérations anti-étés chauds, autant de mesures à même, peut-être, de diminuer les points de friction avec les habitants, mais rien qui réponde à la demande, faite par ces jeunes à la nation, d’une égalité des conditions. Ce serait encore oublier qu’entre décembre 1983 et octobre 1989, date de l’épisode de l’affaire du voile à Creil, toutes ces années durant lesquelles les demandes de reconnaissance citoyenne et de traitements égalitaires encore espérées par ces jeunes ne furent pas prises au sérieux. « Touche pas à mon pote » est certes un slogan fraternel, mais il reste lié à une idéologie qui infériorise. On ne traite pas autrui en égal en le réduisant à une qualité de « pote ». Ensuite, il fut trop tard. Les révoltes sociales qui ébranlèrent un an plus tard Vaulx-en-Velin, puis dans un enchainement terrible Mantes-la-Jolie en mai 1991 et Sartrouville le même mois, jusqu’à l’embrasement général de l’automne 2005, étaient le signe que ces révoltés ne croyaient plus en leur destin français. Ils ont basculé dans un profond ressentiment à l’égard de l’État et de ses représentants, la police en premier lieu. La colère a cédé à la haine et à tous ses ressorts : violences, casse, destruction, autodestruction.
Une démission du politique au bénéfice du religieux
L’échec du politique réside dans son incapacité à comprendre ce qui s’est joué dans les quartiers populaires entre 1981 et 1990. Depuis, c’est un climat de tension extrême qui y règne. Quant aux missions que l’État avait assignées à la politique de la ville – un ensemble de filets sociaux pour maintenir à flot des individus déclassés territorialement ; une tentative de valorisation urbanistique d’immeubles HLM ruinés par les malfaçons et l’utilisation par les entreprises du BTP de matériaux rapidement dégradables – elles étaient d’évidence impuissantes à relever le défi civique et protestataire à l’origine du soulèvement de ces jeunes. Dans ce contexte de désintégration sociale, les discours intégristes vantant les bienfaits du salut individuel par un repli tout entier sur la communauté spirituelle et d’origine ont pu lentement fermenter dans les cerveaux désorientés d’âmes en quête de résilience sociale. Rappelons ici l’inconstance dont les élus de la République ont fait preuve dans leur relation à l’islam. Durant les années 1990, ils ont agi en zélateurs de la pacification des quartiers par l’intervention « divine », selon cette conviction qu’il valait mieux voir ces jeunes pris en main par les imams des mosquées ou de lieux de prière improvisés (des salles en sous-sol, des caves, etc.), plutôt qu’ils n’occupent les halls d’immeubles, les parkings des cités, les squares, ces espaces publics qu’ils privatisaient le soir venu. Dans cette dualité théâtralisée par les médias – le Coran contre la seringue, ou l’islam contre la rage – le parti était vite pris. À Vénissieux, le maire communiste fit place nette au congrès de l’Union des jeunes musulmans sur le plateau des Minguettes, chaque premier week-end d’avril. L’islam était alors considéré comme le meilleur rempart contre la colère sociale des jeunes révoltés. Vingt ans plus tard, le même élu dénonçait la mise en coupe réglée des quartiers populaires par une idéologie islamiste en « guerre culturelle contre la République ». Ce renversement des positions doit à l’évidence être médité quand on questionne le poids du religieux auprès d’une partie des populations françaises arabo-musulmanes. Si l’islam des banlieues a franchi les frontières de l’intime pour s’établir plus ou moins puissamment dans la vie de certaines cités, ce processus régressif s’explique aussi par cette démission du politique au bénéfice du religieux. Nombre d’élus locaux ont délégué aveuglément la gestion de la vie de ces quartiers au religieux au prétexte que le coût social de cette stratégie serait faible comparé au profit électoral tiré de cette tranquillité publique retrouvée. Comment ne pas voir en creux de cette compromission une part de conviction chez ces maires que ces jeunes, avant d’être français, sont des arabo-musulmans, et qu’en vertu de ce particularisme ethnique, le recours au déterminisme de leur identité d’allogènes justifiait ce positionnement ? À leurs yeux, ils ne représentaient pas des citoyens français mais des minorités ethniques. Nombre de citoyens de ces territoires paient chèrement aujourd’hui le prix politique de cette organisation sociale de leur lieu de vie par le religieux.
Comment tout cela va-t-il finir ? Le reconfinement dans certains quartiers populaires pourrait, comme au printemps dernier, renforcer la relégation sociale de leurs habitants, pris dans l’étau du discours islamiste et de la violence des bandes organisées, auxquelles des années de revenus croissants dans l’économie informelle de la drogue – une activité menée en toute impunité face à un État souvent passif - ont conféré un pouvoir destructeur sur ces lieux. Le virus y a du reste fait plus de morts qu’ailleurs. Et l’école à distance a amplifié le phénomène de décrochage scolaire et son contrecoup, le repli de jeunes sur eux-mêmes et sur une communauté de pairs nourris à la haine et au revanchisme contre un monde qu’ils jugent injuste à leur endroit. Dans ce contexte démobilisateur et de confinement psychosocial, le ciblage des habitants de ces quartiers par les discours néo-populistes post-attentats ne fera qu’amplifier cette fracture territoriale. Or, c’est parce que l’État, en tant qu’acteur politique, a cédé les banlieues populaires à une logique séparatiste, ce séparatisme social qui est à l’origine de ces radicalités mortifères, que nous en sommes là aujourd’hui. Il reste maintenant à souhaiter de nos gouvernants qu’ils soient à la hauteur de ce défi majeur : remettre ces cités minorisées dans notre espace du droit commun, et reconnaître à ses habitants leur condition de pairs de leurs semblables, ces Français qui vivent dans les métropoles et les banlieues favorisées. Quand on se vit comme l’égal en droit de l’Autre, quand ce qui donne sens à son existence sociale s’affirme dans la communauté nationale sans distinction sociale, alors tout peut redevenir possible.