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Gérard Garouste, Pinocchio et la partie de dés, 2017, Huile sur toile, 160 x 220 cm, collection particulière © ADAGP, Paris, 2022. Courtesy Templon, Paris-Bruxelles-New York. Photo Bertrand Huet-Tutti
Gérard Garouste, Pinocchio et la partie de dés, 2017, Huile sur toile, 160 x 220 cm, collection particulière © ADAGP, Paris, 2022. Courtesy Templon, Paris-Bruxelles-New York. Photo Bertrand Huet-Tutti
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L’énigme Garouste

septembre 2022

Le Centre Pompidou présente, jusqu’au 2 janvier 2023, une grande rétrospective de l’œuvre de Gérard Garouste. On ne peut que saluer l'initiative, qui met enfin en avant les travaux d'un peintre inclassable, volontiers intempestif, qui s'est toujours efforcé de faire de ses toiles des objets curieux, vecteurs de désorientation, invitant le spectateur à se laisser entraîner dans l'inconnu.

La peinture de Gérard Garouste, à qui le Centre Pompidou consacre enfin une grande rétrospective, ne se donne pas facilement à celui qui la découvre. Elle ne cherche pas à séduire ; elle n’emploie pas les codes de l’époque ; elle semble portée par des préoccupations et des interrogations qui ne sont pas celles du monde d’aujourd’hui. D’ailleurs, l’une des premières thématiques qu’il va déployer, du milieu des années 1970 jusqu’au début de la décennie suivante, est précisément inactuelle : « À trente ans, j’ai fait un rêve. Une voix me disait : il y a deux sortes d’individus dans la vie, les Classiques et les Indiens. Cette phrase a claqué dans ma nuit comme une vérité1. » Si ce partage peut sembler une évidence, entre ceux qui sont du côté de la norme et de la rationalité, et les autres qui seraient du côté de l’intuition, de la sensibilité, voire de la folie, on ne peut oublier que cette typologie, prise dans les termes de la tradition picturale ou littéraire, néglige la catégorie des Modernes. Un autre mot encore vient également à l’esprit, celui d’avant-garde…

Le rêve de Gérard Garouste le place ailleurs. Non pas contre, car il ne se pose pas en «  mécontemporain  » ; il ne refuse pas son temps. Il s’en affranchit plutôt : il se donne la liberté d’être autre, de sortir des logiques, des ambitions, des chapelles et des querelles en cours. S’il n’a pas ignoré, tant s’en faut, Duchamp, il a considéré que celui-ci était allé jusqu’au bout de la voie qu’il avait ouverte et que, par conséquent, comme l’écrit Olivier Kaeppelin dans le catalogue de l’exposition, « l’aventure était close ».

Garouste est à la fois le Classique – enraciné dans une tradition picturale qui embrasse aussi bien Le Tintoret que Picabia, Goya que Van Gogh, Le Greco que Picasso… et même Duchamp, car c’est de toute l’histoire de la peinture qu’il se nourrit – et l’Indien, c’est-à-dire l’autre, l’éloigné, l’étranger, celui qui n’entre pas dans les cadres et toujours y échappe dès qu’on voudrait l’y enfermer. En étant l’un et l’autre, l’artiste se détourne naturellement de la posture des avant-gardes, il ne s’installe dans aucune logique de rupture ou de révolution. Il ne cherche pas à faire du neuf de ce côté-là, ce qui ne veut pas dire qu’il s’enferme dans le passé. La tradition, le Classique, n’appelle pas la répétition, mais le renouvellement, la remise en jeu de la fabrique du sens à frais nouveaux, la permanente expérience de l’étrangeté que figure l’Indien.

Son temps, Garouste l’a pris à bras-le-corps, avec les armes qui étaient les siennes, celles de l’art et de l’amitié, en créant La Source. L’objet de cette association, qui a fêté ses trente ans d’activité, est d’offrir à des enfants et des familles en grandes difficultés sociales ou de santé la possibilité de faire une expérience de création, en compagnie d’un artiste qui partage cette conviction que ce qui libère une vie, c’est précisément de découvrir la puissance créatrice qui anime chacun et de pouvoir en éprouver une juste fierté, une authentique dignité.

Être ailleurs, tout en étant dans son temps. C’est à cette étrange étrangeté que se trouve confronté le spectateur qui découvre l’œuvre de Garouste. Expérience déroutante de retrouver ici et là des éléments de vocabulaire pictural connus, mais toujours déplacés, recomposés, bousculés, sans que le tableau livre une interprétation immédiate qui permettrait de le comprendre une fois pour toutes. De ce point de vue, Garouste n’est pas en reste par rapport à tous les grands noms de l’art contemporain, y compris les plus conceptuels. Et pourtant, c’est de la peinture… On peut d’ailleurs en dire autant de Francis Bacon, dont le propos et le style sont tout à fait différents. L’un et l’autre, s’ils ne sont pas comparables, ont ceci de commun qu’ils nous désorientent puissamment. Et c’est précisément ce qui fait leur fécondité. Celle qu’exprimait, dans de tout autres circonstances, le grand maître hassidique, Rabbi Nahman de Bratslav, lorsqu’il lançait ce conseil : « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas pouvoir t’égarer. »

Tout l’art de Garouste est là. Ce qu’il connaît à merveille n’est pas le chemin et son aboutissement ; ce sont les outils, les techniques pour le parcourir – en l’occurrence les moyens de la peinture. Il joue avec un art consommé de la touche, du mouvement, de la couleur, de la matière et des glacis. Et par-dessus le marché, il maîtrise les ressorts de la mise en scène, car il ne faut jamais oublier qu’avant de s’installer dans la peinture, Gérard Garouste a emprunté, avec son ami Jean-Michel Ribes, rencontré à l’âge du collège, et quelques autres, les voies du théâtre. Ribes et lui ont fondé la Compagnie du Pallium (1965-1969). Mettre en scène, c’est disposer devant le spectateur des signifiants dont la coprésence en mouvement produit du sens.

 

 

Le Classique, années 1970 Huile sur papier marouflé sur toile 79 × 66 cm Collection particulière, France © Adagp, Paris, 2022. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Audrey Laurans et Hélène Mauri

 

Dans plusieurs de ses tableaux, Garouste se peint comme un manipulateur des objets du sens, comme celui qui joue et d’une certaine façon est joué, se moquant volontiers de lui-même ou se montrant en situation périlleuse, sinon tragique. Il s’agit pour le peintre, non pas de fournir une explication, mais de proposer à celui qui consent à se laisser interroger par ses toiles ou ses sculptures d’y trouver matière à renouveler son intelligence, sa sensibilité et sa créativité. Certes, ses peintures sont truffées de références picturales, mythologiques, littéraires, bibliques et talmudiques, et sans doute ne sont-elles pas sans importance, car elles disent, entre autres, que nous nous inscrivons dans une histoire, dans des œuvres et des récits qui nous ont précédés. Celui qui voudra les explorer ne perdra pas son temps, mais il faut surtout, comme un enfant, commencer par jouer avec ce qui fait signe à l’œil et libérer son imagination pour qu’elle compose une interprétation réjouissante. « À vous de jouer », dit Garouste aux spectateurs invités à devenir les acteurs qui donnent voix à son œuvre. « Par les mises en scène de mes tableaux qui se réclament davantage de la poésie que de la compréhension, je m’obstine à solliciter la complicité du spectateur et à convoquer son imaginaire2.  » Après quoi, il n’est évidemment pas interdit de se tourner vers Homère, Virgile, Manet, Le Greco, Picasso, Prosper Mérimée, Rabelais, Dante, Cervantes, la Bible, le Talmud, Scholem, Kafka et bien d’autres que le peintre cite, met en scène ou commente à sa manière.

L’essentiel, au fond, c’est l’aventure de l’inconnu dans laquelle se risque l’artiste. Au propre comme au figuré, il y puise son énergie, comme ce fut le cas, notamment, lorsqu’il répondit à l’invitation de créer les décors du Palace, fameuse boîte de nuit parisienne qui ouvrit ses portes en 1978. Si cette aventure de l’inconnu le requiert, c’est sans doute parce que, comme il l’a raconté dans son autobiographie, il est lui-même habité par une étrangeté irréductible et presque insupportable – qui l’a mené jusqu’à de terribles expériences de dérangements mentaux, pour ne pas dire de fracture intérieure –, enracinée dans son histoire familiale marquée par un secret de famille et une ignominie ineffaçable.

Mais, dans cette exploration de l’inconnu, l’amitié et l’amour occupent une place centrale. Ils permettent de tenir au bord du gouffre et parfois de remonter de l’abîme. L’amitié indéfectible de Jean-Michel Ribes, celle aussi de Marc-Alain Ouaknin, rabbin philosophe décoiffant qui fera de lui son partenaire de havrouta, d’études du Talmud, mais aussi de l’œuvre énigmatique de Franz Kafka, et l’amitié de quelques autres encore. L’amour d’Élisabeth Rochline, qui deviendra sa compagne puis son épouse, celui aussi de ses enfants qui feront mieux que simplement s’accommoder de ce père bien étrange. La peinture de Garouste fait ainsi une large place à l’intime, l’entrelaçant dans les thèmes dont le peintre s’empare.

Il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre la mythologie, la littérature, la Bible ou le Talmud. Bien au contraire, mythologie, littérature, Bible ou Talmud ne sont là que parce qu’il y a la vie et qu’il faut l’interpréter pour qu’elle trouve ses manières d’être et de devenir. Car tel est l’enjeu, que Gérard Garouste a finalement trouvé exprimé dans la tradition biblique qu’il a décidé d’épouser. Lekh lekha!, « Va vers toi ! », entend, selon le livre de la Genèse, celui qui va devenir Abraham, promis à être « bénédiction pour les nations ». La vie se trouve dans ce mouvement d’aller vers soi, c’est-à-dire de parcourir cet écart qui laisse place à la possibilité d’un avenir. Très certainement, toute l’œuvre de Garouste se joue dans l’exploration de cet écart avec tous les outils hérités des maîtres de la peinture qui l’ont précédé. Ces outils sont son vocabulaire, sa grammaire, son alphabet, au point qu’il déforme souvent ses personnages et lui-même, pour donner à leurs corps plus que dégingandés, presque désarticulés, des allures de lettres mystérieuses… Il faut ici rappeler que, selon la tradition talmudique, Dieu aurait commencé par créer les lettres de l’alphabet, après quoi, avec ces lettres, il aurait écrit le monde et la Torah. Au fond, l’énigme de Garouste trouve son origine dans la conviction profonde que la création, c’est-à-dire la vie, relève de l’écriture et de l’interprétation jamais achevée… C’est pourquoi, à 76 ans, l’artiste peint toujours comme un enfant, plus curieux de découvrir ce que sera sa prochaine œuvre que soucieux d’expliquer les précédentes.

  • 1. Citation tirée de Gérard Garouste, avec Judith Perrignon, L’Intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, Paris, L’Iconoclaste, 2009.
  • 2. Entretien avec Hortense Lyon, pour le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…