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Abdellatif Laâbi. Un fabuliste moderne

Il n’y a pas à se méprendre sur la poésie d’Abdellatif Laâbi. Simple et directe, elle avance impitoyablement comme une fable vers sa conclusion. Telle l’efficacité du poème Les Loups :

J’entends les loups

Ils sont bien au chaud dans leur maison de campagne

Ils regardent goulûment la télévision

Pendant des heures, ils comptent à voix haute

les cadavres

et chantent à tue-tête des airs de réclame

Je vois les loups

Ils mangent à treize le gibier du jour

élisent à main levée le Judas de service

Pendant des heures, ils boivent un sang de village

encore jeune, peu fruité

à la robe défaite

le sang d’une terre où sommeillent des charniers

J’entends les loups

Ils éteignent à minuit

et violent légalement leurs femmes[1]

Tout le monde se sent concerné. Tout le monde a regardé un jour ou l’autre la télévision dans sa maison de campagne. Tout le monde a participé sous forme de complicité passive à un vote démocratique avec la main, ou plutôt avec les yeux, pour désigner « le Judas de service ». Pas le mouton sacrificiel, pas l’agneau pur et innocent de la fable de La Fontaine, non ! L’image d’Abdellatif Laâbi est beaucoup plus forte et troublante. Chez lui, les loups sont cette meute molle et veule qui exécute, par approbation silencieuse, la sentence contre le « traître » préalablement désigné. Beau détournement de la parabole chrétienne, ce sacrifice du « treizième homme » ! Le complotiste présumé Judas serait-il donc indispensable à la cohésion de la communauté ?

Le poète marocain sait de quoi il parle. Dans les années 1970, la revue poétique qu’il dirigeait depuis sa création en 1966, Souffles, littéralement ouverte à tous les « souffles » en provenance du Maghreb et au-delà, s’est vue interdite. Abdellatif Laâbi a été condamné à dix ans de prison, pour ne reparaître à la lumière du jour qu’en 1980 et prendre, cinq ans plus tard, le chemin de l’exil en France. Sa parole poétique venait de connaître l’épreuve de la confrontation avec son adversaire absolu, la parole politique. À son contact, elle s’est inévitablement chargée d’acuité et d’amertume, se dépouillant du même coup de la fonction purement décorative de l’image pour s’ancrer dans la réalité douloureuse de l’errance :

J’émigre en vain

Dans chaque ville je bois le même café

et me résigne au visage fermé du serveur

Les rires de mes voisins de table

Taraudent la musique du soir

Une femme passe pour la dernière fois

En vain j’émigre

et m’assure de mon éloignement

Dans chaque ciel je retrouve un croissant de lune

Et le silence têtu des étoiles

Je parle en dormant

un mélange de langues

et de cris d’animaux

La chambre où je me réveille

est celle où je suis né

J’émigre en vain

Le secret des oiseaux m’échappe

comme celui de cet aimant

qui affole à chaque étape

ma valise[2]

La réussite de ce dernier poème, comme du recueil entier dont il provient, L’Étreinte du monde, tient à l’extrême précision factuelle – ne disons pas « vécue » pour éviter de déclencher les sarcasmes des « poètes du langage » – avec laquelle le poète marocain décrit le statut de l’émigré. Quelle étrange résonance, d’ailleurs, avec la situation subie, vingt-cinq ans plus tard, par ces milliers d’hommes et femmes fuyant les guerres du Moyen-Orient ! Abdellatif Laâbi semble avoir écrit à leur intention une fois pour toutes. La précision de ses descriptions est le masque de pudeur parfait pour contenir et refouler les émotions. Comment dire plus concisément le sentiment du déplacement dans l’espace mais aussi dans le temps que par cette indication très simple : « La chambre où je me réveille/est celle où je suis né » ?

En matière de langage, le poète proscrit n’a de leçon à recevoir de personne. Sinon d’exilés comme lui, tel le poète palestinien Mahmoud Darwich, son frère, auquel Abdellatif Laâbi donnera asile en traduction française[3]. C’est-à-dire – comble d’ironie – au moment qu’il entrait lui-même dans l’exil de la prison. Ce ne sont pas la langue ou le langage per se qui préoccupent le poète engagé que fut et demeure Abdellatif Laâbi, mais le langage en acte dont il assume exclusivement la charge.

Ah parole

d’où viendrais-je, sinon de toi

et où irais-je ?

Je n’ai plus que ce cheveu

pour porter mes pas d’un précipice l’autre

rejoindre quelques étoiles amies

qui s’obstinent à briller dans la désolation du ciel

remonter les cercles d’un enfer incohérent

où d’aucuns ont cru que je me complaisais

Je n’ai plus que cet empan

d’un royaume

où je n’ai même pas droit à une tente

et dont je ne peux entendre le nom

sans avoir mal

là où aucun fil ne peut recoudre les blessures

Dois-je t’appeler patrie

pour me consoler ou me venger des patries

ou dois-je te laisser libre toi aussi

souveraine de racines, hérésies, amour

en permanence insurgée[4] ?

Il y a un art poétique résumé dans ces vers. Un art poétique indissociable d’une rigoureuse réflexion éthique. En quoi exactement ? En ce que, vrai combattant de la liberté qu’il fut, le poète marocain refuse de confisquer la parole au nom d’une patrie quelconque. Y compris d’instituer, à l’instar de tous les romantiques avoués ou inconscients, la parole poétique comme patrie suprême. C’est, très courageusement et très simplement exprimé, le plus grand acte de lucidité et de liberté auquel un poète puisse convier ses frères poètes à le rejoindre. Liberté la poésie, en face de toutes les paroles contraintes ! C’est ce qui explique sans doute l’actualité intacte du recueil Le Soleil se meurt, paru en 1992 et cependant placé à l’entrée de la toute récente anthologie de poèmes L’arbre à poèmes[5]. Abdellatif Laâbi y prend pour la première fois la position ironique et tempérée du fabuliste qu’il est devenu au sortir de toutes ses épreuves.

Il y aura

au fond d’une grotte ou d’un désert

le survivant attitré des holocaustes

catastrophes nucléaires

épidémies informatiques

D’aucuns imaginent déjà son bonheur

l’affublent de l’ingéniosité de Crusoé

l’incitent à quitter son trou

pour rééditer la genèse

faire sortir de sa cuisse la femelle

et concevoir

Mais lui finit par se coucher

se recouvrir de sable

Il décide d’entamer

la grève de la vie[6]

On pourra diagnostiquer qu’a été gravement atteinte, chez lui, la source lyrique d’où procède la vigueur de l’instinct poétique. Le poète a répondu une fois pour toutes et par anticipation à nos emphases.

Reste à écrire

l’éloge du lit

le dictionnaire des idées déçues[7]

 

[1] Abdellatif Laâbi, « Les loups », dans L’Étreinte du monde, Paris, La Différence, 1993, repris dans L’arbre à poèmes. Anthologie personnelle 1992-2012, préface de Françoise Ascal, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2016.

[2] Ibid.

[3] Mahmoud Darwich, Rien qu’une autre année, trad. par A. Laâbi, Paris, Unesco/Minuit, 1983 et Plus rares sont les roses, trad. par A. Laâbi, Paris, Minuit, 1989.

[4] Ibid.

[5] Abdellatif Laâbi Le Soleil se meurt, Paris, La Différence, 1992, repris dans L’arbre à poèmes, op. cit.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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