
La Biennale de Lyon piégée par la démesure
Faut-il que l’art soit massif pour être populaire ?
Pour sa quinzième édition, sous le titre Là où les eaux se mêlent[1], emprunté au poète américain Raymond Carver, la Biennale de Lyon a quitté la Sucrière pour les anciennes usines Fagor (tout en se déployant également dans plusieurs autres lieux, comme lors des éditions précédentes, notamment au Musée d’art contemporain, dans les locaux de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne ou au couvent dominicain de La Tourette qui accueille des œuvres d’Anselm Kiefer). Ce faisant, elle abandonne un espace de quelque 6 000 m² pour un autre de 29 000 m². Sous la direction artistique d’Isabelle Bertolotti, directrice du Mac de Lyon, une équipe de sept curateurs venus du Palais de Tokyo, attentifs aux artistes émergents des quatre coins de la planète – ils en ont encore fait avec talent la démonstration avec l’exposition Prince·sse·s des villes cet été – devait relever le défi de ce changement non seulement de lieu mais d’échelle.
Le résultat est mitigé. Le plus réussi est sans doute ce que le public percevra le moins : l’implication de plusieurs entreprises de la région dans la production des œuvres, dont Isabelle Bertolotti pouvait à bon droit se féliciter. En revanche, il est manifeste que les curateurs ne sont pas parvenus à maîtriser la démesure des lieux. Certes, le Palais de Tokyo est grand, mais il est fait d’une collection d’espaces de dimensions et de formes différentes qui permettent de distribuer les œuvres en fonction des volumes. Les quatre immenses halles du site Fagor n’offrent rien de tel. Les œuvres doivent cohabiter entre elles sur un plateau qui n’est rythmé que par les piliers soutenant la toiture. De plus, les lieux sont bariolés de couleurs industrielles claquantes (bleu, jaune, rouge…) sur les murs et sur les poutres de la structure. Le marquage au sol (axes de circulation, emplacement des machines) est très présent, comme les matériaux de construction. À quoi s’ajoutent les tags et autres fresques propres à toute friche de ce genre. Les anciennes usines imposent leur présence, avec une force qui vient troubler le jeu. Dans les « eaux qui se mêlent », elles l’emportent largement. D’une certaine manière, c’est d’abord elles et les traces de leur histoire qu’on voit. Ce sont elles qui fascinent et les œuvres, si monumentales soient-elles, résistent mal à l’impression qu’on a installé une sorte de brocante de l’art contemporain dans ce décor. C’est évidemment injuste pour les artistes dont les propositions pâtissent de cette situation.

Jean-Marie Appriou, Roncier, 2019. Courtesy de l’artiste et Galerie Jan Kaps, Cologne ; CLEARING, New York/Bruxelles. Photo Jean-François Bouthors.
De surcroît, la scénographie s’ouvre sur un univers chaotique. Entre les ronces monumentales en fonte d’aluminium de Jean-Marie Appriou, le Bureau des pleurs d’un jeune collectif lyonnais, les animaux morts couchés sur des moteurs (Horse Power) de l’Italien Nico Vascellari, et les danseurs du Suédois Malin Bülow enveloppés d’une house de lycra gris qui les relie à la toiture dont ils ne semblent plus qu’être les appendices ou les tentacules, il n’y a guère que le ballet des petites robes enfantines du Mexicain Fernando Palma Rodríguez qui descendent des hauteurs dans des jeux de lumière pour apporter un semblant de vie et d’humour. Le spectateur se trouve d’emblée assailli par la catastrophe et le sérieux, pour ne pas dire l’attestataire. Et quand l’art semble devenir didactique, l’ennui n’est pas loin. Encore une fois, il faut le dire, l’espace démesuré joue des tours. Pour ne pas disparaître, il faut asséner… Faire grand, faire spectaculaire, au détriment de la finesse, de la subtilité.
Non qu’il n’y ait ni finesse ni subtilité, mais elles sont vite noyées… C’est, dans le hall final, le sort du travail de l’artiste Petrit Halilaj dont l’installation Shkrepëtima – un lit au milieu des débris (flottant dans l’air) de la maison de la culture de la petite ville de Runik – évoque, pour le transcender poétiquement, le conflit kosovar dans la petite ville où il a grandi. De même, l’art délicat de Dale Harding, artiste australien descendant des peuples aborigènes du Queensland qui enduit de couleurs une des façades vitrées du Hall I, passe presque complètement inaperçu.

Mais si l’Irlandais Sam Keogh use d’une stratégie beaucoup plus massive en installant dans le Hall III une colossale tête d’abattage de tunnelier, on se demande ce qu’il apporte d’original au-delà de l’exploit technique. À côté de lui, l’élégance de l’entrelacs de grands tuyaux d’aciers spectaculairement bouchés qu’a imaginé la Britannique Holly Hendry, est assez séduisante, mais ces « boas » métalliques, si grands soient-ils, semblent posés là par hasard. Quant au Prometheus delivered de l’Autrichien Thomas Feuerstein, une œuvre ambitieuse qui évoque la volonté humaine de dépasser la mortalité en déployant un laboratoire fantastique et clinquant, dont la culmination est la dévoration par des bactéries d’une sculpture de marbre représentant le Titan condamné par Zeus à avoir le foie dévoré par un aigle, il se disperse dans l’espace et prend malgré lui une apparence anecdotique. On le comprend, l’un des thèmes récurrents de la Biennale est celui de l’effondrement écologique, et la critique d’un capitalisme qui tire l’humanité vers la catastrophe. Mais rien n’est plus commun aujourd’hui que ce « cri d’alarme ». Il se fait entendre partout dans la société, alors que l’on attend des artistes qu’ils nous ouvrent le regard sur ce que l’on ne voit pas encore, qu’ils suggèrent de nouveaux espaces poétiques qui permettront d’orienter les énergies humaines vers d’autres investissements plus propres à la vie sous toutes ses formes. L’alerte est sonnée depuis longtemps et l’on ne voit pas ce que ce ressassement apporte, alors qu’on aurait besoin d’un supplément d’intelligence et d’âme, pour ne pas se contenter des postures dénonciatrices.

Le Hall II, plongé dans la pénombre, retient davantage l’attention, avec l’immense projection de la dernière performance d’Abraham Poincheval qui arpente les nuages, suspendu à un ballon. L’effet est spectaculaire et les images sont souvent belles et inspirantes. De même pour la « rivière » lumineuse conçue par la Coréenne Minouk Lim. On retiendra surtout Le bouilleur de savon de Nicolas Momein, qui a déversé au sol une très belle émulsion irisée et veloutée qui remplit tout l’espace du hall d’une odeur délicieuse : ici, la modestie semble avoir vaincu le gigantisme…

Au premier plan : Mengzhi Zheng, Là où les vents se caressent, 2019. Courtesy de l’artiste et avec le soutien du Groupe Hasap. © Adagp, Paris, 2019. Au second plan : Petrit Halilaj, Shkrepëtima, 2018. Courtesy de l’artiste et ChertLüdde, Berlin ; Kamel Mennour, Paris/Londres ; Fondazione Merz, Turin. Photo Jean-François Bouthors.
Le quatrième hall, sans doute parce qu’il est le plus petit, permet de conclure sur quelques œuvres plus fines et sensibles. Le Chinois Mengzhi Zheng accueille le public en lui présentant une très aérienne structure de bois et de plexiglas coloré intitulée Là où les vents se caressent. La Coréenne Yona Lee invite le spectateur à monter sous le toit où elle a perché In transit (highway), l’installation d’une chambre à coucher qui prend une dimension planante. Enfin, la Thaïlandaise Pannaphan Yodmanee qui mêle dans Quarterly Myth les représentations de plusieurs civilisations à l’intérieur de grands tuyaux de béton armé que le spectateur est invité à traverser. Chacun à leur manière, ils parviennent non pas à envahir l’espace, mais à capter le regard par une forme de délicatesse et de sobriété qui contraste largement avec beaucoup de ce qui précède.
C’est bien le gigantisme qui fait problème. Par contraste, des propositions parallèles plus intimes associées à la Biennale sont des réussites, comme celle de la fondation Bullukian qui présente le travail superbe de l’Italien Andrea Mastrovito, notamment ses grandes marqueteries au sol qui entrelacent les premiers temps du cinéma et les drames contemporains sous le titre Le monde est une invention sans futur. Au moment où la croissance est mise en cause, cette fuite en avant vers des manifestations culturelles et des espaces d’expositions toujours plus grands pose question. La contradiction est patente entre des propos artistiques qui ciblent le gaspillage, le capitalisme, l’obsession productiviste ou l’empire de la technique et les tentations transhumanistes, et le sentiment de disproportion qui transpire de cette Biennale. On constate d’ailleurs immédiatement des effets de contamination regrettables : pourquoi avoir offert deux étages entiers du Mac aux œuvres si lourdes, au propre comme au figuré, de Daniel Dewar et Grégory Gicquel ? La moitié d’un étage aurait suffi. Faut-il que l’art soit massif pour être populaire ? Le risque est de perdre en route l’énergie créatrice et l’intériorité pour glisser vers la cacophonie, la logomachie ou le bavardage… Si cette inflation, car c’est de cela qu’il s’agit, s’explique par le désir légitime d’élargir l’accès à la culture et d’en faire profiter le plus grand nombre, en en faisant toujours plus, alors il est urgent de revenir vers des stratégies plus fines, en commençant sans doute par un plus grand respect à la fois des artistes et du public dans le travail de présentation, de mise en scène. Il est étonnant que les curateurs qui ont voulu se référer à Carver, à travers le titre qu’ils ont donné à la biennale, aient oublié que le génie de ce poète et nouvelliste était les formes courtes, c’est-à-dire la sobriété. Ce n’est pas toujours en criant fort qu’on attire du monde.
À vrai dire, ce qui arrive à la Biennale de Lyon – qui fait regretter la subtile édition précédente pilotée par Emma Lavigne[2] – et dont on espère qu’elle saura se garder lors de sa prochaine édition n’est pas un cas isolé. La présentation de la future Nuit Blanche à Paris laisse transparaître la même tentation de la démesure, avec le souci d’en mettre plein la vue. La parade annoncée fait glisser l’art contemporain dans la société du spectacle, avec le risque de privilégier des formes d’expression tapageuses et un kitsch postmoderne. À cette parade s’ajoute la proposition d’une traversée au pas de course (avec un dossard !) des institutions culturelles de la capitale ouvertes pour la nuit. Tout à fait dans le fil du zapping consumériste dont on se lamente par ailleurs… Il semble que, non pas tant chez les artistes mais parmi les « acteurs culturels », on confonde deux infinis, celui des chiffres, des dimensions, des like, et celui des actes poétiques qui nous mettent en présence d’une autre manière d’habiter le monde. Il ne s’agit pas de remettre sur le tapis la fausse question de la beauté ou des canons de l’esthétique, mais de faire preuve d’une capacité de discernement – ce que Pascal nommait l’esprit de finesse, ce que Montaigne appelait l’entendement. Il serait urgent de revenir à une vision et une mesure plus justes, sans quoi la culture et les institutions culturelles seront victimes du syndrome des dinosaures : leur taille les rendra incapables de s’adapter aux changements du monde. Et le peuple n’aura toujours pas accès à l’art.
[1] Jusqu’au 5 janvier 2019.
[2] On espère qu’elle conduira le Palais de Tokyo, où elle prend la succession de Jean Loisy, avec autant de talent qu’elle a mené le Centre Pompidou-Metz, dont les propositions sous son mandat ont été souvent remarquables.