
Rayonnements africains, en Arles et à Paris
La plus forte surprise des 52e Rencontres photographiques d’Arles nous vient de l’Afrique, avec plusieurs expositions qui viennent rafraîchir ou raviver, en particulier par un sens inouï de la couleur, le regard photographique.
Comme les autres festivals de l’été, Arles retrouve cette année son public avec la 52e édition des Rencontres photographiques. Ce millésime 2021 est triplement celui d’une transition. Celui d’un rattrapage partiel de ce qui n’avait pu être présenté l’an dernier, préparé par Sam Stourzé. Celui de l’entrée en fonction de son successeur, Christoph Wiesner, qui a tenu à affirmer une forme de continuité – inévitable dans les conditions de sa prise de fonction du fait de la pandémie – avant d’imprimer sa marque dans les années à venir. Celui enfin de l’ouverture de la fondation Luma, dont les travaux avaient commencé en 2014 sur le vaste terrain des anciens ateliers de la SNCF, et dont la tour, conçue par l’architecte américain Franck Gehry – à qui l’on doit, entre autres, le musée Guggenheim de Bilbao et la fondation Louis-Vuitton, dans le bois de Boulogne à Paris, se veut l’emblème. À vrai dire, la facture extérieure de la tour ne restera pas comme la plus grande réussite de Gehry, qui dit avoir voulu évoquer simultanément les Alpilles et les arènes… On lui préfère, sans hésiter, l’aménagement paysager du parc dû à Bas Smets, infiniment plus inspiré. Mais la tour domine désormais, et pour longtemps, le paysage arlésien ; et la puissante fondation va évidemment peser sur l’image culturelle de la ville, mais aussi sur son économie.
Luma accueille d’ailleurs, à La Mécanique générale, pour les Rencontres, un ensemble cohérent qui traite de la question de la fragilité des identités masculines, avec les travaux de Clarisse Hahn, d’une grande sensibilité, sur les Princes de la rue de Barbès à Paris, avec le film documentaire Garçons sensibles, par lequel Sébastien Lifshitz montre comment la télévision témoignait de l’homosexualité, et enfin la remarquable exposition Masculinités, conçue par Alina Pardo, pour le Barbican Centre de Londres. La qualité des œuvres et la subtilité des angles avec laquelle le sujet est traité effacent la crainte qu’on pouvait avoir d’une thématique déjà très rebattue.
C’est avec bonheur qu’on revoit le travail si riche d’humanité de Sabine Weiss qui semble, à 96 ans, n’avoir rien perdu de sa passion de la rencontre. On aime le travail du Chilien Enrique Ramírez, en particulier ses installations vidéo Los Durmientes (qui célèbre la mémoire de ceux que les sbires de Pinochet ont fait disparaître en les jetant dans la mer depuis l’hélicoptère où on les avait embarqués) et Jardins migratoires (qui mêle poétique et politique à partir d’une réflexion sur la mémoire). Il faut aussi prendre le temps de s’arrêter pour voir les Américaines solitudes de Jean-Luc Bertini, les belles compositions de la série Borders, consacrée aux migrants, de Jean-Michel André, qui évite misérabilisme et sensationnalisme, ou les portraits pleins d’ironie et de second degré que Stéphan Gladieu a ramenés de Corée du Nord. L’exposition Jazz Power ! qui célèbre les années 1954-1974 de Jazz Magazine comblera évidemment les nostalgiques des grandes heures du be-bop…

Mais la plus forte surprise d’Arles nous vient de l’Afrique, avec plusieurs expositions qui viennent rafraîchir ou raviver, en particulier par un sens inouï de la couleur, le regard photographique. Le premier choc est celui de la New Black Vanguard (qui est aussi afro-américaine), qui travaille à la frontière de la mode et de l’art. Ici, l’imagination – presque au sens étymologique du mot – est au pouvoir. Lignes, cadrages, contrastes, vêtements, décors… tout est saisissant de créativité, de liberté, de fantaisie. C’est électrique, frais, dynamique, acide, riant et jamais sentencieux. Une forme de révolution est en marche et elle nous vient du monde noir.
On pourrait n’y voir qu’un penchant ludique, ou songer à la liberté de l’enfant telle que la pense Nietzsche, mais il suffit d’aller un peu plus loin pour voir la manière dont d’autres photographes, tout jeunes – ils ont de 19 à 30 ans – ont couvert le soulèvement soudanais contre la dictature d’Omar Al-Bachir. Ils s’appellent Ahmed Ano, Suha Barakat, Saad Eltinay, Eythar Gubara, Metche Jaafar, Duha Mohammed (commissaire de l’exposition avec Juliette Agnel), Ula Osman et Muhammad Salah et ont documenté les événements avec un courage et une sensibilité magnifiques. L’art photographique ici est révolutionnaire, non pas militant ou théoricien, mais porté par le changement dont il se fait l’un des acteurs, en en présentant une vision kaléidoscopique, multipliant les angles, les formes, les combinaisons… avec de véritables partis pris éthiques et esthétiques et un sens du tragique. Il faut ici saluer Hind Meddeb, la fille du regretté Abdelwahab Meddeb, qui s’est elle aussi engagée sur ce terrain avec sa caméra et présente une vidéo intitulée Soudan, retiens les chants qui s’effondrent, première ébauche d’un film à venir : c’est elle qui a écrit, avec finesse et sensibilité, tous les textes de présentation de l’exposition1.

Saad Eltinay devant sa série Dans la nuit, 2019. Vue de l’exposition Tharaw ! Révolution ! Soudan, histoire d’un soulèvement (photo Jean-François Bouthors)
L’Afrique encore, à travers ses « villes hybrides » dont rendent compte, avec des partis pris stylistiques très déterminés, Emmanuelle Andrianjafy, Girma Berta, Guillaume Bonn, Andrew Esiebo et Hicham Gardaf, au Jardin des voyageurs, près de la gare. Ce que l’on sent, dans des images d’une grande beauté, c’est la pulsation d’un continent, non pas tel que nous nous le représentons, mais tels que des Africains – et pas seulement des Noirs – le voient de l’intérieur. C’est un regard qui déchiffre la poésie de l’instant et met en scène la complexité et le foisonnement d’une Afrique ouverte sur le monde, tournée vers l’avenir sans perdre sa culture populaire.
L’Afrique toujours avec Pieter Hugo, même si l’exposition Être présent du grand portraitiste sud-africain n’a pas pour objet de donner à voir le continent. Mais c’est bien à partir de son propre enracinement dans ce continent, où il est né (à Johannesburg, en 1976) et où il vit (au Cap), qu’il travaille. « Ma patrie est l’Afrique, mais je suis blanc, dit-il dans Polka Magazine. Je suis et me sens africain, pour d’autres je suis un étranger. C’est ce qui m’a conduit à devenir photographe. » Il cultive donc l’art de la rencontre de l’autre, de l’échange avec son modèle. « Je commence presque toujours mon travail en me présentant : je regarde et on me regarde en retour. […] Il y a de la beauté à être tenu dans le regard de l’autre. » C’est un peu la position dans laquelle se trouve celui qui regarde ses portraits, pris à son tour dans le regard du sujet photographié, qui semble lui demander : « Face à moi, qui es-tu ? »
Telle est peut-être la leçon des Rencontres photographiques de cette année, cette question que vient poser l’Afrique en s’exposant à nos regards : « Et vous, qui êtes-vous, de quelle humanité êtes-vous fait, qu’attendez-vous, qu’osez-vous encore imaginer ? » Cette Afrique-là n’est pas enfermée dans le ressentiment ni taraudée par le « décolonialisme », elle pense et rêve plus loin, elle croit en elle et se révèle étonnamment agile, plastique et vive. Comment ne pas sentir qu’en dépit de tout ce qui la menace, de tout ce qui pèse sur ses épaules, elle a l’avenir devant elle ?
Post-Scriptum
Puisqu’il est question d’Afrique, profitons pour rendre hommage à deux jeunes peintres africains présentés à Paris en mai dernier dans le cadre de la manifestation Traversées africaines, et dont le talent est éclatant.
Née à Lomé en 1981, vivant et travaillant au Burkina Faso, Adjaratou Ouedraogo, présentée par la galerie Françoise Livinec, brille par l’usage qu’elle fait de la couleur pour peindre les douleurs intimes. Sous des apparences faussement enfantines et joyeuses, son œuvre est traversée par le tragique de l’existence, dont elle rend compte à partir de son expérience personnelle, celle d’avoir perdu sa mère. Ses personnages toujours de guingois semblent sans cesse se heurter aux limites de la toile et devoir s’en arranger, comme si la vie était toujours plus grande que le cadre dans lequel elle s’inscrit, mais qu’elle n’en était que plus magnifique, plus intense – quoique difficile.

Roméo Mivekannin, quant à lui, est né à Bouaké en 1986, mais il est Béninois, descendant du roi Béhanzin qui s’était opposé à la colonisation française du Dahomey et qui avait été déporté en Algérie où il est mort le 10 décembre 1906. L’année dernière, la galerie Éric Dupont avait présenté pour la première fois son travail à Paris avec l’exposition Peaux noires, masques blancs, à partir duquel il portait un regard sur l’histoire de la colonisation. Enraciné dans sa tradition qui pense, à travers les ancêtres, la présence du passé, il en faisait sentir toute la douleur et la manière dont elle reste actuelle. Cette année, c’est un travail sur son aïeul rebelle qu’il est venu montrer dans la même galerie. Une fois de plus, il s’impose par sa subtilité et sa force, non pas pour tenir un discours au spectateur, mais pour le mettre en lien avec une histoire qui reste toujours vivante, même si ses acteurs sont morts depuis longtemps.
- 1. Voir Hind Meddeb, « Quelques jours à Khartoum » [en ligne], Esprit, août 2019.