Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Exposition « Ouverture », Bourse du commerce -Pinault Collection. Vue depuis le troisième niveau. Dans le silo central, « Untitled », 2011-2020, © Urs Fischer. Photo Jean-François Bouthors
Exposition « Ouverture », Bourse du commerce -Pinault Collection. Vue depuis le troisième niveau. Dans le silo central, "Untitled", 2011-2020, © Urs Fischer. Photo Jean-François Bouthors
Flux d'actualités

La Bourse du commerce, urne funéraire de la culture ?

L’ouverture de la collection Pinault au centre de Paris est peut-être, paradoxalement, le signe que le mouvement de la philanthropie artistique et de l’art de la collection touche sa limite.

Sans nul doute, ni François Pinault ni Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture, aujourd’hui directeur général de la collection du milliardaire n’avaient imaginé pareille coïncidence. Pourtant, le symbole est là, massif : la Bourse du commerce, somptueusement reconfigurée par l’architecte japonais Tadao Ando, à la demande de François Pinault qui en est devenu propriétaire afin d’exposer sa collection en plein cœur de Paris, ouvre ses portes au moment où les lieux culturels peuvent de nouveau accueillir du public, après des mois de fermeture pour cause de pandémie. Ce nouvel espace devient en quelque sorte le parangon de ce qu’on aimerait pouvoir considérer comme la résurrection de la culture en France, après qu’elle a été outrageusement interdite d’accès, alors qu’elle était peut-être le bien le plus essentiel, celui dont les habitants de la France avaient besoin pour traverser pareille épreuve. Son absence, on en voit le résultat avec un débat politique polarisé sur les questions de sécurité, avec une montée de la violence ordinaire qui ne doit pas grand-chose à la menace terroriste, avec une crise très profonde de la délibération dans l’espace public où l’on s’invective plus qu’on ne se parle…

L’événement a un parfum de revanche pour François Pinault, qui avait rêvé d’installer sa collection sur l’île Seguin, à l’emplacement des anciennes usines Renault. De 1999 à 2005, alors qu’en achetant Gucci – acquisition chèrement disputée à Bernard Arnaud – il avait réorienté son groupe vers le luxe, il a bataillé contre la mauvaise grâce du maire de Boulogne-Billancourt, Jean-Pierre Fourcade, et des associations qui multipliaient des recours contre son projet. Puis, de guerre lasse, il a pris ses cliques et ses claques pour investir, à Venise, le Palazzo Grassi (vendu par Fiat), auquel il a ajouté un peu plus tard l’espace de la Pointe de la Douane… Entretemps, son rival en matière de luxe – et de mécénat culturel –, Bernard Arnaud, parvenait lui à édifier, derrière le Jardin d’Acclimatation, le magnifique navire imaginé par Frank Gehry pour accueillir la fondation Vuitton et sa collection dont l’ouverture a été un franc succès.

Par son aspect patrimonial et sa centralité parisienne, le bâtiment de la Bourse du commerce qui s’était installée en 1883 dans les bâtiments complètement recomposés de la Halle aux Blés édifiée à la fin du xviiie siècle est l’exact opposé de celui de la Fondation Vuitton. Arnaud et Pinault, comme pilotés par leur rivalité mimétique, ne cessent de vouloir affirmer leur singularité. Si bien qu’ils ont joué l’ouverture de leur lieu à front renversé. Dans l’écrin de la Bourse du commerce, le fils du marchand de bois de Champs-Géraux, dans les Côtes dites alors « du Nord », devenues d’Armor en 1990, né en 1936, dont le premier achat en peinture fut, en 1972 un tableau de Sérusier, peintre de l’école de Pont-Aven, met l’accent sur sa contemporanéité. Les artistes qu’il expose sont ceux qui ont créé de son vivant et dont il possède des œuvres. Seul Journiac, mort en 1990, est né un an avant lui. Arnaud, plus jeune, né à Roubaix en 1949, venu plus tard à l’art de la collection – il achète son premier tableau, un Monet tardif, d’une valeur de 200 000 euros au début des années 1980, et sa première œuvre abstraite, une peinture d’Ellsworth Kelly en 2001 – avait choisi pour sa part de présenter non pas des contemporains tiré de sa collection, mais des modernes prêtés par de grandes institutions muséales internationales, de Monet et Bonnard à Bacon, en passant par Malevitch, Mondrian, Picasso, Rothko, Munch…, ce qu’il avait appelé « les clefs d’une passion ». C’était une façon de signaler un enracinement, de se situer par rapport à une inspiration. Remarquable exposition, dont l’intériorité saisissante offrait beaucoup à penser et de quoi méditer en profondeur.

Les deux hommes qui n’étaient ni l’un ni l’autre des érudits en art ont su se faire très bien accompagner. Si Jean-Jacques Aillagon, qui présida le Centre Pompidou pendant six ans, avant d’être appelé rue de Valois par Jacques Chirac, « coache » Pinault, Suzanne Pagé, longtemps directrice du Musée d’art moderne de la Ville de Paris et de son département contemporain, est le poisson-pilote d’Arnaud. L’un et l’autre ont voulu à leur manière se faire les porteurs français d’une philanthropie artistique dont Albert C. Barnes, Peggy Guggenheim ou Abby Aldrich Rockfeller furent les symboles américains, et d’un art de la collection au présent dont avaient fait preuve les Russes Chtchoukine et Morozov. Assurément, le climat idéologique dominant après l’effondrement soviétique était à la célébration de l’aventure entrepreneuriale que la collection d’art et le mécénat venaient couronner, offrant à l’argent roi une forme de dignité esthétique, voire morale : la générosité du mécène rachetait l'aprêté de l’homme (ou la femme) d’affaires.

La création de fondations ouvertes au public s’est imposée comme un modèle qu’était venue réactiver la décision de la famille Guggenheim d’implanter la sienne à Bilbao, actée en 1991 par un accord avec le gouvernement de Biscaye. Le chantier démarrait trois ans plus tard et le musée inauguré en 1997 était une réussite tant dans sa conception que par la fréquentation du public. En France, l’État, comme acteur culturel, commençait déjà à être à la peine, idéologiquement, mais aussi financièrement, la restriction des dépenses publiques le privant en partie de la capacité d’action dont il avait joui dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Mais le mouvement était planétaire : les immenses fortunes qui s’édifiaient en Russie, en Chine et dans les Émirats cherchaient toutes à s’offrir par l’art un respect qui leur faisait défaut, puis bientôt une image de supériorité. L’emballement du marché de l’art et les prix astronomiques atteints par quelques artistes contemporains, portés par des galeristes qui avaient compris mieux que d’autres la nouvelle règle du jeu, trouvent là leur explication. Les collectionneurs en quête d’image sont devenus simultanément des investisseurs mettant en œuvre leur puissance et leur talent d’hommes d’affaires pour peser sur les côtes. Il serait faux d’en conclure que les artistes qui en ont bénéficié ne sont que des « bulles » gonflées artificiellement : pour tenir à ce niveau, il faut avoir du répondant. Mais il est vrai que le jeu est devenu terriblement inégal, et outrancier.

L’ouverture de la collection Pinault au centre de Paris est peut-être, paradoxalement, le signe que ce mouvement touche sa limite. Si, au tournant du xxe siècle, l’engagement des capitaines d’industrie faisait signe que l’art trouvait un nouveau souffle et laissait espérer, sans doute naïvement, qu’il pourrait trouver de ce côté des soutiens autres que celui, étouffant, parfois presque monomaniaque, des fonctionnaires de l’art qui avaient décrété, entre autres, la mort de la peinture, et élevé au rang d’œuvre des installations dont certaines étaient bavardes, potaches ou inconsistantes, aujourd’hui l’impression domine que ce modèle tourne en boucle. De ce point de vue, le cylindre magnifique conçu par Tadeo Ando dans la Bourse du commerce a un air d’acte manqué. Est-ce parce qu’il pressentait cette évolution qu’Antoine de Galbert a choisi de fermer, en novembre 2018, sa Maison Rouge dont les propositions avaient été pourtant remarquables de finesse, de sensibilité et d’intelligence ? On mesure ici la singulière sagesse de sa décision.

Au centre de la Bourse, sous sa très belle verrière, l’œuvre faussement néoclassique d’Urs Fischer, une copie de L’Enlèvement des Sabines du maniériste italien Giambologna, qui se consume lentement telle une bougie, éloge d’une destruction créatrice censée « enchanter l’espace et le spectateur » (selon le dossier de presse) ne fait que surenchérir, comme une prophétie auto-réalisatrice, sur le sentiment qu’on touche ici la fin de ce que certains ont appelé « le système de l’art ». On ne discutera pourtant pas la qualité des œuvres ni le choix des artistes. Tout tient la route, il n’y a pas de fausse note. Mais on éprouve un sentiment de déjà-vu. Bertrand Lavier, Michel Journiac, David Hammons, Cindy Sherman, Pierre Huyghe, Thomas Schütte, Richard Prince, Mauricio Cattelan, pour ne citer qu’eux, sont certes talentueux, mais pourquoi cette impression de visiter un musée, au sens d’un écrin d’un monde déjà passé, quand bien même il est contemporain ? Pourquoi leur présent semble-t-il, trop souvent, sinon déjà mort, du moins dans la répétition ? Quelles questions pose cette exposition, sinon celles que l’on entend partout ? Qu’ouvre-t-elle comme fenêtre vers l’inaperçu, l’inouï, l’inattendu ? Que met-elle en jeu qui ne l’est pas déjà ? Entre épuisement et ressassement, la contemporanéité ainsi montrée semble en manque de puissance poétique. Contre cela, la puissance des moyens financiers ne peut rien, bien au contraire. L'argent étouffe ce qu'il investit. L’aventure n’a pourtant pas disparu : les artistes ne manquent pas et des galeristes savent les exposer de manière à mettre en valeur leur travail pour ce qu’il est, et non pour l’image qu’ils offrent à ceux qui les possèdent. La différence est majeure. Flânez donc dans les galeries, c’est gratuit, et l’on peut même y trouver à des prix raisonnables des pièces qui peuvent accompagner une vie…

Il serait injuste de laisser penser que les milliardaires sont les seuls responsables de cet essoufflement. Ils participent d’un mouvement plus général. Ce que nous venons de vivre, la mise sur la touche des œuvres et des artistes, depuis les lieux d’expositions jusqu’aux salles de spectacles, montre le peu de cas que la nation et ceux qui la gouvernent ou aspirent à la gouverner font de la culture. On ne peut s’empêcher de penser à la phrase attribuée à Malraux : « Le xxie siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Que voyons-nous sous nos yeux ? Des religions qui s’effondrent et/ou s’affolent – deviennent folles –, de vieilles lunes idéologiques dont certains agitent les cadavres nauséabonds, un moralisme prompt à la censure et à l’exclusion qui se pare des habits de la résistance… et une culture dont on ne mesure pas l’urgente nécessité pour l’exercice de la démocratie1, indispensable pour faire face au défi de la crise écologique dans laquelle nous commençons à entrer. C'est l’esprit et son travail qui risquent de perdre leur centralité sous l’effet de la centrifugeuse techno-économique. Il y a toujours plus urgent, plus facile, plus « utile ». La « religion culturelle » que sous-entendait le propos malrucien semble en panne. Les quinquennats de François Hollande et d’Emmanuel Macron brillent à cet égard par l’absence d’un geste culturel signifiant, contrairement à tous leurs prédécesseurs depuis le début de la ve République. Pourquoi a-t-il fallu réclamer pendant des semaines l’ouverture des librairies en France, pour qu’enfin l’État comprenne ce que leur fermeture disait ? Comment se peut-il qu’au moment où ils peuvent ouvrir, les théâtres nationaux en soient empêchés par un mouvement de grève et d’occupation, comme si jouer n’était pas la meilleure manière de mobiliser le public à la cause qu’il s’agit de défendre ?

Voilà ce qui est inquiétant : l’ouverture de la Bourse du commerce serait-elle, à sa manière, l’enterrement de première classe de nos espérances culturelles ? Annonce-t-elle l’extinction de la culture – parallèlement à celle de la biodiversité – lorsqu’elle ne trouve de valeur que comme actif au bilan de l’industrie touristique – raison pour laquelle on songe enfin à l’ouvrir à l’approche des vacances d’été ? Là encore, quel étonnant aveu que celui de François Pinault – mais c’est en réalité un aveu collectif qui embarque le visiteur – que de présenter, près de l’entrée, le tableau aussi désenchanté que monumental de Martial Raysse, Ici Plage, comme ici-bas. La contemporanéité, jusqu’à la désolation ! On veut pourtant croire qu’en dépit de tout, l’art n’a pas dit son dernier mot, qu’il est – pour reprendre et détourner des mots chers à Jean-Luc Nancy2 –, une « poussée » de la vie, un Trieb qui ne cesse jamais… L’art va continuer à exister, inexorablement. La question est de savoir qui sera là pour le recevoir. Plus nous serons nombreux à y trouver sens, vocabulaire, respiration, possibilité d’échange, ouverture, moins notre société étouffera et sera agitée de spasmes.

 

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…