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Romé Mivekannin, Série « Les Modèles de l’histoire de l’art », Oreste attaqué par les Furies d’après Bouguereau, 2022. Bains d’élixir et acrylique sur toile libre, 253 x 244 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.
Romé Mivekannin, Série « Les Modèles de l’histoire de l’art », Oreste attaqué par les Furies d’après Bouguereau, 2022. Bains d’élixir et acrylique sur toile libre, 253 x 244 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.
Flux d'actualités

Mivekannin, transgresseur universaliste

Revisistant à sa manière l'histoire de la peinture occidentale, Roméo Mivekannin s'approprie des œuvres jusqu'à mettre en crise les discours convenus et convenants. Loin de toutes simplifications et oppositions binaires entre le Bien et la Mal, la victime et le boureau, son travail relève d’un radicalisme universaliste réjouissant, qui invite à sortir des ornières présentes.

L’artiste Roméo Mivekannin, dont nous avions signalé l’importance il y a deux ans1, n’a pas fini de nous étonner. Après avoir travaillé sur la colonisation, en détournant des images d’archives pour faire sentir la douleur d’un passé qui ne passe pas, puis avoir pris pour sujet le personnage de son aïeul, Behanzin, roi du Dahomey, déporté par les Français en 1906 pour s’être opposé à la décolonisation, il a approfondi une de ses intuitions premières, qui était de s’inviter dans l’histoire de la peinture. Il avait commencé par le faire à partir d’œuvres où les peintres avaient mis en scène des personnages africains ou des esclaves, substituant son visage au leur. C’était particulièrement frappant avec l’Olympia, d’Édouard Manet, où il prenait la place de la servante, puisqu’il ajoutait à son geste une inversion du genre… Ce redoublement de la transgression – par quelqu’un qui, à notre connaissance, ne revendique aucune identité particulière – n’interrogeait plus seulement l’Occident et sa culture dominante, mais aussi l’Afrique et l’oppression qui frappent les homosexuels et les transgenres dans nombre de pays, comme en témoigne le combat de la photographe Zanele Muholi, visible en ce moment à la Maison européenne de la photographie.

Ainsi résumée, la démarche de Mivekannin pouvait apparaître comme une variante subtile d’un art « dé-colonial ». Cependant, la dimension technique en disait déjà davantage : l’artiste utilisait des draps ayant fait partie du trousseau de jeunes femmes qui perdaient leur nom en se mariant, mais portant, comme une trace de leur identité effacée, leurs initiales. Ces draps, il les faisait macérer longtemps dans des élixirs rituels africains. Ainsi imprégnait-il la toile « blanche » d’un univers spirituel « noir ». L’œuvre était donc portée par cet « échange », qui était, en fait, un franchissement des frontières symboliques et relevait, de ce fait, d’une interpénétration, d’une fécondation mutuelle, non pas pour passer outre la violence de la décolonisation, mais plutôt pour manifester que nous sommes tous « dans le même bain », celui de l’héritage multiple du passé.

On aurait pu, à partir de là, argumenter que nous n’étions pas cependant du même côté de l’histoire et que la colonisation trace une autre démarcation qui ne peut être ignorée. Pourtant Mivekannin ne s’en est pas tenu là. Il a choisi d’aller plus loin dans le rapport à l’histoire de la peinture, en poursuivant sa série « Les Modèles de l’histoire de l’art », sans plus se soucier de la présence de personnages noirs ou d’esclaves. Peut-être peut-on rapprocher cette « indifférence » de son expérience personnelle : Roméo Mivekannin nous a raconté qu’il n’avait pas conscience de la couleur de sa peau jusqu’au moment où il était arrivé en France, lorsqu’il avait été confronté aux réactions des élèves du lycée où sa famille l’avait inscrit… Lui pensait être un humain parmi d’autres et comme les autres. Son rapport à l’histoire de la peinture occidentale manifeste aujourd’hui qu’il ne la considère pas comme étrangère à lui, mais comme un héritage qu’il peut visiter, interroger et dont il peut s’emparer au même titre que n’importe qui. Et il y pioche allègrement pour sa propre création.

Roméo Mivekannin, Série « Les Modèles de l’histoire de l’art », Le Printemps d’après Sandro Botticelli, 2022. Bains d’élixir et acrylique sur toile libre, 220 x 313 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.

Roméo Mivekannin, Série « Les Modèles de l’histoire de l’art », Le Printemps d’après Sandro Botticelli, 2022. Bains d’élixir et acrylique sur toile libre, 220 x 313 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.

 

On a pu admirer, lors de la dernière édition d’Art Paris, son interprétation du Printemps, de Botticelli, où comme à son habitude il substitue son visage à celui des personnages du tableau. L’œuvre originale, peinte vers 1480, est emblématique de la naissance de l’humanisme et d’un idéal d’harmonie du monde. On peut aussi en faire, au risque de l’anachronisme, une lecture écologique, puisqu’on a identifié dans cette peinture sur bois plus de cinq cents espèces végétales. C’est donc là que s’invite Mivekannin, c’est cette œuvre dont il se fait sans complexe aucun l’interprète pour y installer, comble d’ironie grinçante, des blackfaces, renversant sans complexe la question de l’appropriation culturelle ! À l’inverse de l’impasse dans laquelle s’est engouffré le nouveau radicalisme moral, il affirme, puissamment, magnifiquement, que tout un chacun, quelle que soit son identité particulière, peut revendiquer comme sienne toute la culture, toutes les œuvres. Par son geste artistique, revendiquant l’égalité fondamentale inscrite dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, il s’affirme comme l’égal de tous et donne un exemple sinon la mesure de ce que cette égalité peut produire. Mivekannin a pris dix longueurs d’avance sur le wokisme et l’antiwokisme, il manifeste à quel point la question de l’appropriation telle qu’elle est posée, que ce soit en termes de « peuple », de « genre », de « classe », etc. est bien trop étroite pour être féconde. Et il n’est pas indifférent qu’il ait choisi, pour ce faire, une œuvre dont le thème central est la fertilité du monde, de sa puissance génératrice de vie.

Il fallait aussi oser s’approprier Oreste attaqué par les Furies, peinture qui est un des sommets de l’académisme, réalisée par William Bougereau en 1862, d’un genre auquel les générations suivantes d’artistes ont résolument tourné le dos. Mivekannin n’en propose pas une interprétation sarcastique, il prend au contraire le sujet au sérieux : Oreste n’est rien de moins qu’un matricide qui a tué Clytemnestre, parce qu’elle avait trahi son mari Agamemnon. Le comble, pourrait-on dire, du féminicide ! Or, il ne donne son visage qu’à un seul personnage, celui du coupable assailli par les Furies… Encore une fois, il choisit le contrepied, si l’on considère que dans la plupart de ses œuvres, il s’est figuré dans la position de la victime, du dominé, de l’oppressé. La culpabilité est universelle, semble-t-il dire, et la violence aussi !

L’appropriation des œuvres que pratique Mivekannin ne se prête donc à aucune lecture simple. Au contraire, par son ambiguïté acide, elle met en crise les discours bien-pensants de toute espèce. En cela, son travail relève d’un radicalisme universaliste réjouissant, qui invite à sortir des ornières présentes. Il n’est certes pas indifférent que cette percée, car c’en est une, soit le fait d’un homme dont le destin s’est écrit en traversant les frontières.

  • 1. Jean-François Bouthors, « Rayonnements africains, en Arles et à Paris », Esprit, Juillet 2021.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…