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Mitch Epstein, Ahmedabad, Gujarat, Inde, 1981, avec l’aimable autorisation de Black River Productions, Ltd., de la galerie Thomas Zander et de l’artiste
Mitch Epstein, Ahmedabad, Gujarat, Inde, 1981, avec l’aimable autorisation de Black River Productions, Ltd., de la galerie Thomas Zander et de l’artiste
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Rencontres d’Arles 2022 : ce qu’il faudrait ne pas voir

juillet 2022

Les Rencontres d’Arles 2022 posent un ensemble de questions : celles qui s’adressent aux témoins et de ses intentions, celles qui interrogent celui qui reçoit le témoignage et parfois le sollicite, celles enfin de ce qui est vu et de ce qui ne l’est pas. Une édition sobre et riche à la fois pour la première programmation personnelle de Christoph Wiesner.

Penser la photographie – et consorts, puisqu’il s’agit aussi de la vidéo et du numérique – plutôt qu’exalter les photographes. Tel est le parti pris de la première programmation personnelle de Christoph Wiesner pour les Rencontres d’Arles, dont il a pris la direction en 2021. Des rencontres donc sans «  stars  », ce qui ne veut absolument pas dire sans intérêt. Bien au contraire. Pour expliquer le point duquel il part, Wiesner cite le philosophe Emanuele Coccia : « C’est donc au sensible, aux images que l’homme demande un témoignage radical sur son propre être, sur sa propre nature1. » D’où un ensemble de questions : celles qui s’adressent aux témoins et de ses intentions, celles qui interrogent celui qui reçoit le témoignage et parfois le sollicite, celles enfin de ce qui est vu et de ce qui ne l’est pas.

 

Boris Heger,  Site de distribution de nourriture, Abata, Soudan, 2006 © CICR

 

Significativement, l’exposition centrale, celle qu’accueille le Palais de l’archevêché – la plus proche de la billetterie de la place de la République où convergent les visiteurs qui arrivent – est consacrée, sous le titre «  Un monde à guérir  », à la collection photographique de la Croix-Rouge. De quoi témoignent ces cent soixante ans d’archives ? Des drames du monde depuis 1850, certes, mais pas seulement. C’est aussi l’histoire d’une volonté de montrer, d’émouvoir, d’alerter, de mobiliser. Depuis les premières images réalisées par les acteurs sur le terrain, qu’ils soient «  parties au conflit  » ou humanitaires, jusqu’aux commandes et achats faits à des photographes, à des agences, on voit évoluer une volonté de communiquer. Avec le recul, passé l’évidence imposée par l’urgence, le choix des terrains d’engagement et des causes peut être interrogé. Que révèle-t-il des intentions de «  l’humanitaire  » et du lieu d’où il vient même quand il ne s’en réclame pas ? Et que dit-il en creux, en négatif (au sens photographique) de ce qui est resté hors champ ? Qu’est-ce qui a été négligé, minoré ? Qu’est-ce qui a été au contraire exalté ? On le voit, les questions sont vite abyssales.

Autre grande collection, celle de la fondation Verbund, de Vienne, sur l’avant-garde féministe des années 1970, exposée à la Mécanique générale (Fondation Luma). Huit cents œuvres, cent soixante-dix artistes, dont la plupart n’ont pas la notoriété de Cindy Sherman, ORLAN ou Annette Messager. Témoignage d’un engagement pour faire effraction dans une époque où il fallait débusquer des stéréotypes solidement installés, imposer des sujets tabous, briser le silence, s’affranchir de dominations largement non questionnées… Exposition majeure, incontestablement, proposition presque « scientifique », assurément, mais la taille et le foisonnement des œuvres, la volonté d’exhaustivité fait que le regard croule sous le nombre. La singularité des œuvres s’efface derrière la volonté de discours. Tout dire, n’est-ce pas ne plus rien distinguer ?

Cette tentation d’exhaustivité, qui est peut-être une tentative de rattraper le temps perdu, de réparer une absence, un oubli, se retrouve dans la présentation de l’œuvre du photographe luxembourgeois Romain Urhausen, en dialogue avec d’autres grands collègues, comme Cartier-Bresson, Doisneau, Ciccione, Steinert… À trop vouloir montrer et démontrer, on sature l’œil du spectateur.

Il en va tout différemment du choix fait pour Lee Miller. Concentré sur la période 1932-1945, il joue magnifiquement du contraste entre la portraitiste renommée, photographe de mode et égérie de Man Ray et des surréalistes d’un côté, et la journaliste de guerre qui découvre Dachau et Buchenwald de l’autre. Le raffinement absolu ici, la frontalité tragique là. Chaque fois, selon des modalités différentes bien sûr, la sensibilité extrême de Miller échappe à l’esthétisme pour faire œuvre avec beaucoup d’intelligence, de gravité, de vertige même. Sans le moindre manichéisme, elle rend compte, avec le même talent de la beauté et de la violence dont l’être humain est capable. Après avoir photographié la grâce, elle photographie la mort, l’impensable de la mort organisée. Elle photographie même la brutalité des vainqueurs en braquant son objectif vers les visages tuméfiés de ceux qui, la veille encore, administraient l’horreur. Image saisissante d’un jeune GI en uniforme impeccable, droit comme un I, devant un prisonnier nazi dépenaillé, encore marqué par les coups qu’il a reçus ! Elle ose cadrer ce qu’il faudrait ne pas voir.

 

Jacqueline Salmon,  Le point aveugle. Bellini, avec l’aimable autorisation de l’artiste

 

Cadrer pour voir, c’est précisément la démarche de Jacqueline Salmon, qui a photographié et collectionné d’innombrables peintures et sculptures du Christ humilié, crucifié, de sa déposition de la Croix… Elle a visé le «  périzonium  » – étymologiquement «  ce qui entoure la ceinture  » –, ce linge qui, dans les images de la Passion, voile la nudité de Jésus, cette «  zone  » sensible que la pudeur commande d’occulter. Or il y a là plus qu’une fascinante étude des variations de la représentation, plus que la beauté, parfois sublime, du travail de la photographe. En fixant le regard sur «  le point aveugle  », en attirant l’attention sur la manière dont il est figuré, sur ce qui l’entoure immédiatement, Jacqueline Salmon dévoile non pas le sexe de Jésus – ce qui relèverait d’un voyeurisme sans intérêt, d’autant que, depuis Giotto, plusieurs peintres n’ont pas craint de jouer de la transparence du linge, Michel-Ange allant jusqu’à le faire disparaître –, mais plutôt les enjeux de puissance que concentre ce moment de la mort de Dieu en son Fils. Enjeux qui traversent l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, cet Ecce homo peint par un anonyme aux environs de l’an 1500 (conservé au musée Unterlinden de Colmar), où le cadrage sur le jeu des mains fait du moment représenté une scène de viol. Comme si le point aveugle de cette scène n’était autre que celui de la violence des passions à l’œuvre dans le politique et le religieux autant que dans l’intime. Enseignement ô combien prémonitoire !

Il faut aussi citer, en matière de regard choisi et porté, le magnifique travail à la chambre de Lukas Hoffmann, déployé à Monoprix. L’artiste parvient à faire «  parler  » des surfaces – celle de murs écaillés, celle des vêtements de silhouettes urbaines saisies à la volée (geste pour le moins paradoxal au regard de l’outil photographique utilisé) – pour que naisse une émotion. Avec Katrien de Blauwer, on passe du cadrage à la composition. Cette «  photographe sans appareil  » découpe et assemble des images qu’elle glane. Ses montages d’une grande sensibilité, présentés à Croisière sous le titre «  Les photos qu’elle ne montre à personne  », sont chaque fois une forme d’exploration très fine de la question du désir.

 

Katrien de Blauwer,  Commencer (62),  2020, avec l’aimable autorisation des galeries Les Filles du calvaire et Fifty One

 

Composer, c’est évidemment manipuler, et plusieurs expositions jouent sur la manipulation des images, notamment avec l’usage des algorithmes. On trouve cela aussi bien dans l’exposition «  Chants du ciel, la photographie, les nuages et le cloud  » (Monoprix), que dans le travail de Joan Fontcuberta et Pilar Rosado qui exposent d’une part à Croisière et participent d’autre part, au couvent Saint-Césaire, à l’exposition «  Le voile interposé  ». Celle-ci s’intéresse à la frontière entre le réel et le virtuel et à la fabrication des fakes. On y découvre notamment une installation vidéo où les visages de Donald Trump, du roi d’Espagne Juan Carlos, de Silvio Berlusconi et Dominique Strauss-Kahn discourant publiquement, sont saisis soudainement par une émotion orgasmique…

La question de l’apparence et de ce qu’elle convoque est abordée de manière très intéressante par les riches expositions de la fondation Manuel Rivera-Ortiz, depuis l’apparence des sujets photographiés (vêtements, costumes, rites…) jusqu’à celle de l’image elle-même. Elle l’est encore, mais de manières très différentes, par les dispositifs conçus par Noémie Goudal (à l’église des Trinitaires) pour évoquer les urgences écologiques, et par la poésie des expérimentations formelles de Bettina Grossman (salle Henri-Comte).

Il faut enfin citer le choix du prix Découverte Louis Roderer (à l’église des Frères-Prêcheurs). Ce qui rassemble les photographes présentées, c’est une démarche qui part de l’intime. Leur travail se noue autour d’une expérience personnelle forte, singulière, qui lui donne son caractère. Ce qui ramène à la question de l’intention ou de la motivation qui sous-tend le geste photographique – c’est-à-dire à sa profonde subjectivité. Ce n’est pas dévaloriser l’image que d’en souligner cette particularité ; c’est au contraire la délivrer du mensonge d’une prétendue objectivité avec laquelle elle est souvent instrumentalisée de manière perverse. Derrière chaque photographie, il y a un œil, un regard, une personnalité ; c’est un autre point aveugle qu’il importe de cadrer. C’est même pour cela qu’on aime les photographes. Il suffit, pour s’en convaincre, d’aller voir, à Luma, la très belle exposition consacrée au Ghanéen James Barnor, qui créa, dans les rues d’Accra, son premier studio, en 1949, qu’il baptisa Ever Young. Appellation prémonitoire : depuis lors, ses images et son talent n’ont pas pris une ride…

Millésime donc très riche que celui de cet été 2022. Si bien que l’on souhaite ardemment qu’à côté de l’imposante fondation Luma, qui a installé à Arles les canons des expositions des grands mécènes de l’art contemporain, les Rencontres restent fidèles à leur tradition originelle, précaire, presque foraine, sur le mode de théâtre de tréteaux. Cette modestie des moyens, qui peut sembler désuète face au confort climatisé du grand voisin argenté, est non seulement le gage de l’humanité de ce beau rendez-vous photographique, mais aussi, aujourd’hui, le signe précieux que la sobriété n’est pas un frein à l’expression des talents.

 

  • 1. Emanuele Coccia, La Vie sensible, trad. par Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2010.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…