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En corps Copyright Emmanuelle Jacobson-Roques   CQMM
En corps Copyright Emmanuelle Jacobson-Roques – CQMM
Flux d'actualités

D’autres danses au cinéma

Allons enfants de Thierry Demaizière et Alban Teurlai et En corps de Cédric Klapisch transmettent le plaisir des danseurs vers la salle, en montrant des physiques différents et des milieux populaires.

Après Black Swan (Darren Arronofsky, 2020), qui ne traite pas spécifiquement de la danse mais se regarde plutôt comme un thriller psychologique, il est agréable de voir comment les cinéastes n’ont pas choisi le suivisme ou des effets de mode pour explorer et représenter la danse sur grand écran. Ni dolorisme comme le succès ci-dessus, ni spectaculaire chatoyant comme dans ce qui reste un modèle de cet art au cinéma, Les Chaussons rouges (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1948). Les spectateurs découvrirent les danses traditionnelles géorgiennes dans Et puis nous danserons (Levan Akin,  2019), et purent analyser la formation des jeunes pratiquantes en France dans Petites danseuses (Anne-Claire Dolivet, 2020). Les films sur la danse se centrent de plus en plus sur le plaisir des artistes, sans idolâtrer les chorégraphes, en rapprochant toujours plus les caméras des corps et des espaces de pratique. Ces représentations accompagnent la meilleure acceptation des nouvelles danses par les institutions classiques, malgré certains conservatismes : ainsi la meilleure scène d’Indes galantes (Philippe Béziat, 2021) montre-t-elle le chef d’orchestre en charge du spectacle se lamenter d’un journaliste moquant des danseurs de crump et hip-hop auquel il ne donnerait pas une pièce dans la rue, mais invités à l’Opéra Bastille…

 

 

Allons enfants (Thierry Demaizière et Alban Teurlai, 2021) évoque justement la reconnaissance formelle des danses urbaines et contemporaines, à travers son portrait de la section sportive de hip-hop au lycée Turgot (Paris). Il forme en parallèle un grand documentaire sur l’éducation, le travail d’inclusion par le proviseur et les professeurs d’élèves souvent non-Parisiens, de classes sociales plus populaires que les adolescents habituels de l’établissement, pratiquant une discipline encore neuve1. La mise en scène de Demaizière et Teurlai filme explicitement cette pratique comme un sport, cherche à impressionner les spectateurs, à dramatiser les battles et les compétitions. Le discours des danseurs ne diffère pas de ce que pourraient avancer les pratiquants d’autres disciplines (« une battle, c’est du respect »), et les confrontations avec d’autres lycées se fondent autant sur l’art que sur les prouesses physiques. Se pose également, à travers les singulières séquences de réunions entre les élèves et l’équipe pédagogique, la question de la reconnaissance de leur sport et de sa valorisation : continuer ou pas jusqu’au bac, devenir danseur professionnel ou free-lance… Le message d’Allons enfants devient alors sociologique autant qu’émouvant : une jeunesse diverse et pratiquant une danse encore marginalisée il y a trente ans peut aujourd’hui s’exercer dans un grand lycée parisien et voir son art institutionnalisé sans devenir consensuel. La salle applaudit ce portrait d’un esprit républicain d’ouverture.

L’exploration de nouvelles danses forme le fil rouge d’En corps (Cédric Klapisch, 2022), portrait d’une danseuse de l’Opéra de Paris passant au contemporain après une blessure. La participation du chorégraphe israélien Hofesh Shechter dans son propre rôle contextualise l’intrigue, tout en permettant au cinéaste de filmer une forme artistique qu’il apprécie, en la faisant découvrir aux spectateurs curieux. Deux instants interrogent la conscience et la mémoire corporelles de la danse : quand l’héroïne (Marion Barbeau) loue le style contemporain pour sa pratique plus ancrée, terrestre, par rapport au classique ; et quand, aux côtés d’une autre artiste passée par la même formation, elle parvient, par automatisme et avec plaisir, à reproduire des mouvements routiniers sur une mélodie au piano. Ces scènes, ainsi que le personnage du kinésithérapeute (François Civil), par lequel Klapisch et son scénariste Santiago Amigorena explorent les rapports contemporains des créateurs et soignants au corps, dessinent l’intrigue comme une lente réappropriation de ses muscles et os par le personnage principal. Cet enjeu est d’ailleurs souligné par son père (Denis Podalydès) opposant, en cohérence avec une vision occidentale dominante historiquement, le corps et l’esprit, théorisant que le second permet de travailler jusqu’à 70 ou 80 ans, contrairement au premier. Après l’espace, thème central de toute sa filmographie, le réalisateur souhaite intellectualiser le physique.

Ce sujet, la gestion du corps dansant comme outil de travail et de création, formait déjà un des enjeux thématiques de Relève (Thierry Demaizière et Alban Teurlai, 2016), suivant Benjamin Millepied lors de son court mandat comme directeur de la danse au Ballet de l’Opéra de Paris. Le spectateur y ressentait, dès la scène où le protagoniste se plaint des planchers pluriséculaires encore utilisés par l’institution et demande de nouveaux espaces avec un sol en béton, la contradiction à venir entre un chorégraphe conscient des contraintes imposées aux artistes, et un art, la danse classique, encore souvent conservateur. Millepied, qui fut le chorégraphe de Black Swan, apparaît dans le film quasiment comme un entraîneur sportif, donnant des conseils sur l’hydratation ou la bonne consommation de sel aux pratiquants, voulant changer les distributions en y introduisant plus de diversité. Son départ est montré comme une incompréhension entre une « grande maison » difficilement amendable et un homme dont l’arrivée avait pourtant suscité la curiosité, et la venue d’un nouveau public. Si d’autres danses entrent dans les institutions, comme le montre le triomphe des Indes galantes par Clément Cogitore ou l’inclusion du hip-hop dans le sport scolaire et les grands lycées, la danse paraît se réformer plus difficilement.

 

 

Cette triple dimension de la danse comme art, sport et voie d’affirmation de son identité se retrouve dans Port Authority (Danielle Lessovitz, 2018), exploration du voguing parmi les communautés noires et queer de New York, rejointes par un jeune homme blanc étranger à ces cultures. Comme dans Allons enfants, il y est question de respect et de la capacité à s’intégrer, même si le point de vue s’inverse ici, un dominant, bien que précaire, voulant s’inclure parmi les marginalisés, pour séduire une femme. Cette fluidité, cette liberté de choisir sa discipline et son expression, influence les cinéastes. Ce que la danse apportait jusqu’il y a peu au septième art, la possibilité de magnifier, quitte à les contraindre, les corps de jeunes femmes, devient aujourd’hui, autant dans les documentaires que les fictions, une forme permettant de montrer des physiques différents et des milieux populaires. Les spectateurs conservent le plaisir, universel depuis les succès des comédies musicales classiques, de contempler des mouvements, chorégraphiés ou improvisés, à l’écran. Qu’apportent-ils de plus que les spectacles sur scène ? L’artificialité du montage, qui égalise les points de vue en offrant à tous les regards de la salle le même point de vue, des plans plus rapprochés, des contre-plongées, des ralentis. Le défi, habitant tous les films ici recensés, consiste en effet à transmettre le plaisir des danseurs vers la salle, vers des publics novices ou ne pouvant reproduire ce qu’ils voient. Et à faire ressentir à des spectateurs assis les performances, les efforts, les souffrances et l’allégresse.

 

  • 1. Le breakdance deviendra cependant un sport olympique en 2024, Turgot en étant une des filières d’excellence reconnues par le ministère des Sports. Il est probable que certains jeunes d’Allons enfants représenteront bientôt la France aux Jeux olympiques.