Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

© Madonnen Film
© Madonnen Film
Flux d'actualités

Devenir allemand

Monsieur Bachmann et sa classe de Maria Speth

Dans son dernier documentaire, Monsieur Bachmann et sa classe, Maria Speth aborde avec naturel, sans crispation, la question de l’intégration d'immigrés dans la petite ville allemande de Stadtallendorf. Via le thème de l'apprentissage de la langue et l’histoire allemandes, la réalisatrice présente un modèle inspirant aux autres démocraties occidentales.

Les cinéphiles français sont habitués aux documentaires explorant des aspects particuliers du système éducatif : Être et avoir (Nicolas Philibert, 2002) et La Cour de Babel (Julie Bertuccelli, 2014), ainsi que, dans le genre fictionnel, Entre les murs (Laurent Cantet, 2008). L’originalité de Herr Bachmann und seine Klasse, récompensé du Prix du jury à la Berlinale et lauréat du Lola du meilleur film documentaire allemand, est de s’intéresser à une petite ville allemande, Stadtallendorf, pour découvrir un enseignant chargé d’enseigner l’allemand à des enfants et adolescents récemment arrivés dans le pays. M. Bachmann est excentrique et utilise beaucoup la musique dans ses leçons, mais il sait aussi imposer des règles, demander le silence comme condition du temps de lecture ou de l’entrée en classe. Le public retrouve une leçon constatée chez Philibert et Bertolucci : ce professeur n’est pas « idéal » ou « parfait », mais aussi bon et bienveillant que son système éducatif le permet. Tous les élèves du film n’iront pas au Gymnasium, mais tous doivent apprendre l’allemand, thème principal du documentaire. Ce documentaire, dont la durée (3h37) n’excède pas celle de certains films de Frederick Wiseman et Wang Bing et ne doit pas rebuter, peut intéresser tout spectateur curieux d’enseignement, s’intéressant à l’Allemagne ou voulant découvrir les processus d’intégration dans la société européenne contemporaine.

La mise en scène de Maria Speth se fonde sur une alternance entre plans rapprochés et plans moyens, souvent selon un angle diagonal, sans hésiter à utiliser des contre-plongées autant sur M. Bachmann que sur ses élèves. La séparation évidente de la salle de classe (d’un côté, le maître, seul sur sa chaise, de l’autre, des élèves regroupés entre amis ou entre nationalités d’origine) introduit formellement l’empathie que pratique le professeur : dès qu’il inclut un jeune dans son champ, se rapproche de lui ou lui permet de s’asseoir à ses côtés, de jouer de la musique avec lui, il crée une communauté apprenante. Aussi, la caméra ne choisit jamais la distance, facilite la compréhension du regard et l’adhésion de chacun au discours du film.

Singulièrement, ce dernier ne parle pas de politique, locale ou nationale, ni de l’accueil des réfugiés après 2015. L’intégration des immigrés à Stadtallendorf y est traitée avec naturel, y compris par un historien de la ville expliquant aux élèves que la contractualisation de travailleurs turcs au début des années 1960 provenait autant d’une initiative du patronat que d’un désintérêt des Allemands pour certains métiers manuels ou pénibles. La seule scène tournant autour du concept d’identité tient dans un dialogue entre M. Bachmann et un collègue d’origine turc, ce dernier plaisantant : « Les élèves disent tous “Je suis turc”, mais ce sont des citoyens allemands de droit, et je suis le seul à avoir officiellement la double nationalité. » De fait, accueillir aujourd’hui des Bulgares, des Kazakhs et des Italiens paraît moins compliqué pour une ville récente et dynamique économiquement : la réalisatrice a indiqué, dans un message adressé aux spectateurs de L’Arlequin, avoir voulu explorer la place de Stadtallendorf dans l’histoire allemande, ville qui ne s’est développée qu’à partir de l’installation d’usines de munitions et de camps de travailleurs forcés pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui a fourni les infrastructures utilisées pendant le « miracle économique » d’après-guerre. Le montage dessine une plus longue temporalité encore, en incluant une scène où M. Bachmann explique à ses élèves être lui-même issus d’ancêtres polonais, rebaptisés d’un nom allemand après une mesure du régime nazi contre les patronymes étrangers.

Le thème principal du film est donc la langue et l’histoire allemandes, dès la première scène où M. Bachmann improvise un conte apparemment absurde sur une table et une guitare, que le spectateur finit par comprendre comme un exercice visant à travailler la compréhension orale et à solliciter la compétence lexicale des élèves. La langue allemande, perçue comme compliquée, est pourtant maîtrisée en quelques mois par ces jeunes, ensuite confrontés au passé de leur ville d’accueil. Progressivement, et c’est sans doute le fil rouge du documentaire, les jeunes arrivants sont amenés à devenir des citoyens allemands. Ainsi s’expliquent la visite du mémorial municipal de Stadtallendorf, les nombreuses conversations sur l’amour, les traditions et la solidarité proposées à ses élèves par M. Bachmann. Ces leçons de morale actuelles, ouvertes et avec la conscience, bienvenue politiquement, que les élèves en ont d’autant plus besoin qu’ils resteront en Allemagne et ne seront pas que des enfants de Gastarbeiter (« travailleurs immigrés », mais littéralement « travailleurs invités »).

Au cœur du film de Maria Speth se trouve un modèle d’intégration qui, au vu de ce qui en est montré, fonctionne : tous les parents des enfants occupent des emplois, la langue allemande est transmise et apprise avec rapidité, il n’est jamais question de chômage ou de pauvreté, malgré les évidents parcours de vie complexes de ces jeunes et les métiers difficiles qu’occupent leurs parents. Même si M. Bachmann a conscience d’enseigner à des jeunes venant souvent de cultures plus conservatrices que l’Allemagne contemporaine – voir la scène de leçon sur l’homosexualité –, aucune fermeture d’esprit, aucun refus du débat n’émerge chez ses élèves, sauf à être remis en cause et expliqué par les professeurs – voir le court instant où une enseignante d’origine turque dit avec calme à une adolescente qu’elle lui expliquera plus tard que le Coran n’interdit pas aux musulmans d’entrer dans les églises. Si une ville moyenne comme Stadtallendorf, certes situées en Basse-Saxe, une des régions les plus riches d’Allemagne, peut si bien accueillir économiquement et humainement ses nouveaux arrivants, le contenu de Monsieur Bachmann et sa classe lance un défi optimiste aux autres sociétés ouvertes occidentales. Aussi serait-il réjouissant qu’un distributeur français en acquière les droits ou que des festivals et des salles le programment, même pour quelques séances seulement. Et que les enseignants d’allemand, ainsi que les écoles supérieures du professorat et de l’éducation, l’utilisent dans leurs cours.