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Pour les soldats tombés de Peter Jackson
Pour les soldats tombés de Peter Jackson
Flux d'actualités

England at war ! Patriotisme et histoire britanniques au cinéma

Le documentaire de Jackson et le film biographique de Karukoski penchent pour la thèse du suivisme dans l'embrigadement des masses britanniques au cours de la Première Guerre mondiale.

« War, England’s at war ! », hurle un jeune homme essoufflé sur la pelouse de l’Exeter College de l’université d’Oxford, alors qu’un jeune J.R.R Tolkien lit un passage en langue gotique à son professeur de philologie, Joseph Wright. Cette scène décisive du film biographique Tolkien (Dome Karukoski, en salle depuis le 19 juin) introduit la Première Guerre mondiale comme événement fondateur pour le futur écrivain fantastique ; elle provoque effroi et impression chez le spectateur, plus d’un siècle après l’action qu’elle montre, car nous savons comment sa génération, jeunes gens nés dans les dernières décennies du XIXe siècle, s’engagea en masse dans le conflit ; l’armée britannique ne comporta que des volontaires jusqu’en mars 1916.

Les regards inquiets entre l’étudiant et son maître, après l’irruption de la guerre dans le quotidien britannique, après presqu’un siècle de non-engagement en Europe occidentale suivant Waterloo, n’empêcheront pas l’esprit patriotique inculqué chez le jeune homme et ses amis de s’appliquer. En effet, si des critiques ont pu déplorer l’absence de la foi chrétienne de Tolkien dans le film, le portrait de son éducation montre bien l’état d’esprit habitant l’Angleterre edwardienne (1901-1910) : entre ennui des élites, volonté des adolescents de s’inventer des imaginaires et de se référer à un passé glorieux et conservatisme marqué. Sur la question identitaire, il demeure fascinant de voir comment le héros et ses amis du TCBS (Tea Club, Barrovian Society), dont deux mourront dans la bataille de la Somme, se réfèrent bien plus aux mythes allemands ou nordiques qu’à Guillaume le Conquérant ou à l’héritage normand de leur pays pour se créer une appartenance, une fraternité.

Si les libertés fictionnelles du scénario (imaginer que l’anneau unique du Seigneur des Anneaux provient d’une discussion sur Wagner, qui semble au mieux évident comme source d’inspiration, ou que l’écrivain en devenir a été aidé par un soldat nommé Sam pendant ses derniers jours sur le front, comme Frodon dans son magnum opus, ce que nous percevons comme une belle mais complète invention) peuvent surprendre, elles tentent d’inclure Tolkien dans les grands instants patriotiques britanniques. Lui aussi combattit dans la Somme, lui aussi se chercha des racines saxonnes. Un sujet pas tout à fait neuf au cinéma, comme l’avait montré en 2017 le succès, et les interrogations par la presse outre-Manche sur son réalisme ou son sens, de Dunkerque (Christopher Nolan)[1], mais qui résonne dans nos esprits, dans un contexte politique où le Brexit risque de transformer la Grande-Bretagne en « Petite Angleterre ».

Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, qui vit le Royaume-Uni former la dernière opposition armée au Troisième Reich en Europe, et se conclut par la mise en place d’un système d’assurance sociale, le National Health Service, aujourd’hui ancré dans la conscience nationale, le premier conflit mondial ne peut pas aisément être associé à de grandes avancées politiques, si ce n’est le gain, en deux temps, du droit de vote des femmes en 1918 et 1928. L’historiographie demeure également parsemée, la dernière grande étude d’ampleur sur le Royaume-Uni entre 1914 et 1918, The Myriad Faces Of War, par Trevor Wilson, datant de 1987. Par conséquent, le souvenir et l’imaginaire collectif se portent, comme dans d’autres démocraties occidentales quant à leurs engagements passés, autour de quelques symboles, quelques images : les centaines de milliers de volontaires en 1914, la bataille de la Somme comme traumatisme ou source de fierté nationale, et le coquelicot, fleur du souvenir ayant connu un certain paroxysme artistique dans l’installation de Paul Cummins et Tom Piper à la Tour de Londres en 2014, où chaque soldat britannique mort au combat était représenté par un poppy en céramique rouge. Œuvre impressionnante, controversée, mais qui démontrait le besoin constant de renouveler la représentation de la mémoire, pour encore marquer le public[2].

Trois choix de réalisation adoptés par Peter Jackson dans Pour les soldats tombés (en salle depuis le 3 juillet) illustrent cette recherche d’actualité et de permanence dans le portrait du passé. En premier lieu, le régime d’images changeant : si la préparation à la guerre et les semaines suivant l’armistice figurent en noir et blanc et en format carré, la projection passe en plein écran et couleurs lors de l’arrivée sur le front, comme pour susciter un retour au réel et à l’immédiateté chez le spectateur. Ensuite, le choix d’une inclusion dans la masse des témoignages de soldats britanniques : jamais identifiés, difficilement séparables oralement par leurs voix ou leurs accents, ces derniers s’apparentent à un groupe, « un petit rouage dans un grand engrenage » pour citer l’un d’entre eux, laissant ainsi deviner la masse des engagés. Enfin, la décision de représenter, en l’absence d’images documentaires, les assauts et corps-à-corps par des dessins et illustrations d’époque porte deux sens : une certaine décence, entre nécessité de montrer et refus de la reconstitution, et l’inclusion d’une autre forme de témoignage, que notre regard peut confronter et comparer aux plans documentaires des soldats. Entre la violence irreprésentable et les images fixes de cadavres, il n’est pas certain que les secondes nous marquent plus violemment que la première.

Visuellement, Pour les soldats tombés poursuit la tendance d’une colorisation des images commencée par Apocalypse (Isabelle Clarke et Daniel Costelle) et ses suites ; la division du film en trois temps rend moins brutale la tentative de réalisme que cette technique est censée apporter. Cette temporisation intelligente des récits des soldats permet également au spectateur de mieux ressentir les effets de subjectivité et la reconstitution voulus par Jackson et ses équipes, comme devant ce bref plan où nous voyons et entendons les tuiles d’une maison tomber en raison du choc sonore provoqué par l’artillerie à quelques mètres de distance : rare moment de réalisation de la matérialité de cette arme. Les couleurs ajoutées prennent tout leur sens dans les plans rapprochés des blessures et opérations chirurgicales, tout comme les mélodies des cornemuses fonctionnent parfaitement comme seul son sur les images des offensives et les voix, en parallèle, des vétérans.

Diffusé le 11 novembre 2018 sur la BBC, en salle dans les mois qui suivirent, Pour les soldats tombés, dont le titre original They Shall Not Grow Old (« ils ne vieilliront pas ») explicite bien le message, semble parachever le centenaire de la Première Guerre mondiale, au Royaume-Uni comme en Europe. À une époque de discours historiographiques cherchant à peser la part du patriotisme et celle du suivisme dans l’embrigadement des masses au long de quatre années de conflit, le documentaire de Jackson et le film biographique de Karukoski penchent pour la seconde. Engagement pour suivre ses amis, évident dans le cas de Tolkien, et constat des dizaines de vétérans interrogés d’une guerre inutile pour eux, d’une société ne les ayant pas bien accueillis ou considérés après l’armistice. En cela, ces deux films poursuivent la vision, assez consensuelle dans les opinions européennes, mais contestable si l’on s’attache au contexte historique, d’une Première Guerre mondiale comme désastre insensé. Comme un signe, moins d’un pacifisme actuel transposé sur le passé, que de la difficulté à intégrer le patriotisme et le jingoism au cinéma, même dans la biographie filmée d’un auteur aussi fier de son identité que Tolkien.

 

[1] Voir mon compte rendu du film.

[2] Voir Mark Brown, “Blood-swept lands”, The Guardian, 28 décembre 2014.