
Godard et le deuil du cinéphile
Au fil des années, Godard était devenu le « dernier survivant » de la Nouvelle Vague, le seul à pouvoir témoigner d’une certaine époque et d'une certaine cinéphilie. Celle-ci ne disparaît pas avec sa mort, mais la jeune génération s’attriste en pensant qu’elle compte un maître de moins.
Pour la génération cinéphile française née au milieu des années 1990, tout commença en 2010, avec les décès d’Éric Rohmer, le 11 janvier, et Claude Chabrol, le 12 septembre, accompagnés de numéros d’hommages exceptionnels des Cahiers du Cinéma, et tout se termina, en quelque sorte, par le suicide assisté de Godard, le 13 septembre 2022, alors que des échos parvenaient parfois d’un film à venir, ayant Scénario pour titre de travail. Entretemps, les disparitions de Chris Marker, discret et n’ayant jamais vieilli, fin juillet 2012 ; d’Alain Resnais, le 1er mars 2014, trois semaines avant la sortie de son dernier film ; de Jacques Rivette, en janvier 2016, hélas au milieu de la redécouverte de son œuvre ; d’Agnès Varda, fin mars 2019, qui venait de livrer une forme de testament avec Visages Villages ; de Bertrand Tavernier, fin mars 2021, défenseur des films décédé pendant la fermeture des salles. Il n’y a donc plus de maîtres, plus de grandes figures pionnières, pour les cinéphiles bientôt trentenaires ; la génération ayant débuté et œuvré dans les années 1950, passé par la critique puis par les courts métrages avant de révolutionner la forme. Il est toujours possible d’interroger Frederick Wiseman sur le documentaire ou Costa-Gavras sur le cinéma politique, mais les deux n’incarnent pas de modèles, ne jouent pas aux prophètes de l’image comme le faisait Godard. Le bâton de l’inspiration, et de la préservation de l’audace au cinéma et de cet art en tant qu’expérience collective à défendre, passe aux réalisateurs sexagénaires qui, contrairement à leurs aînés, n’ont jamais formé une bande, et peu œuvré collectivement : Olivier Assayas, Jacques Audiard, Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, Cédric Klapisch, Leos Carax…
Les noms cités plus haut s’étaient d’ailleurs abstenus de faire école : la Nouvelle Vague se scinda vite, ne signant que deux films collaboratifs : Paris vu par… (1965) et Loin du Vietnam (1967). Interrogé par Joann Sfar dans son carnet Caravan (L’Association, 2003), Chabrol cite un propos judicieux : « Jean-Luc Godard a compris très tôt que dès qu’on cesserait de travailler ensemble… On n’aurait plus grand-chose à se dire » – chacun connaît les dissensions violentes entre Godard et Truffaut lors de la carrière du second. Dans son texte d’hommage au sein du numéro spécial des Cahiers du Cinéma, Leos Carax évoque quelques échanges, une longue lettre du Franco-Suisse après la sortie des Amants du Pont-Neuf (1991), mais surtout de longs silences. Seul Jacques Rivette accepta de rencontrer son ancien ami, en 1982, pour les trente ans des Cahiers, mais Godard signa un très beau court métrage en l’honneur de Rohmer peu après son décès. D’un autre côté, la porte fermée à Agnès Varda et JR dans Visages Villages, malgré un rendez-vous pris avec son amie et le jeune photographe, dont les lunettes de soleil rappelaient à la cinéaste son court métrage Les Fiancés du pont Mac Donald, où elle se moquait du goût de Godard pour les lunettes noires et le filmait sans, dans un rôle burlesque, se voyait et se voit toujours comme une forme de cruauté sociale. Aimer et défendre Godard demandait donc d’accepter son érémitisme, ses comportements passés, ses aphorismes entre belles trouvailles et exagérations, de considérer un homme empli de défauts, très particulier dans son rôle de passeur : sa pédagogie passa par un long documentaire assorti d’un livre illustré chez Gallimard, Histoire(s) du cinéma (2006), mais il ne devint jamais pédagogue, animateur de festivals, transmetteur de passions aux nouvelles générations, comme Truffaut et Tavernier le furent.
2010, pour revenir à cette date, avait coïncidé avec deux événements importants pour les jeunes cinéphiles en construction : la sortie de la biographie de Godard par Antoine de Baecque chez Grasset, et de Film Socialisme, après une présentation au Festival de Cannes. Rétrospectivement, le livre de De Baecque, remarquable dans son utilisation des archives et le traitement sérieux de son sujet, rendit le cinéaste historique. Il lui restait pourtant douze ans à vivre, pendant lesquels il présenta deux longs métrages : Adieu au langage (2014), récompensé d’un prix du jury à Cannes, dans un symbole interprété comme un prix partagé avec un jeune réalisateur, une « relève », où il expérimentait la 3D ; et Le Livre d’image (2018), qui lui valut une Palme d’or « spéciale »… Au cours de cette même période, il devint également un personnage : dans les récits autobiographiques d’Anne Wiazemsky, sa deuxième épouse (Une année studieuse, Gallimard, 2012, et Un an après, Gallimard, 2015), et dans l’adaptation du second, Le Redoutable (Michel Hazanavicius, 2017), sous les traits de Louis Garrel. Le jeu du comédien, imitant jusqu’à la diction, se transformant physiquement, parachevait la création de Godard comme icône, tellement célébrée qu’il était loisible, et même jubilatoire, de s’en moquer. Cette comédie posait la question fondamentale dans l’appréciation de son œuvre : comment un cinéaste adulé de trente-sept ans avait-il pu abandonner la forme fictionnelle classique, se consacrer au cinéma politique et aux documentaires militants, embrasser le maoïsme ? Si la biographie de De Baecque permet de comprendre les raisons familiales, le rejet de son milieu, qui pouvaient expliquer psychologiquement cette orientation, l’histoire du cinéma et des autres arts comporte peu d’artistes aussi célébrés – et mondialement –, décidant de réaliser des œuvres plus minoritaires, ne pouvant rencontrer qu’un public plus restreint. Le choc des spectateurs, au début des années 1980 – quand il apparut clairement que Godard ne referait jamais À bout de souffle (1960) ou Le Mépris (1963), ni formellement ni en matière de succès –, dut être profond, entraînant le traitement consensuel du cinéaste par les médias et le grand public par la suite : en parler parce que c’était lui, tout en ne pouvant rejeter ses talents de monteur, de trouveur et assembleur d’images.
Entre 2010 et septembre 2022, chacun pouvait penser que ses trois derniers films tenaient de la fumisterie, mais personne ne pouvait nier qu’ils constituaient des recherches sur le montage et le sens des images, des mélanges entre des plans bruts et une voix off en discours. Chaque long entretien accordé à Godard – à So Film en mai 2015, aux Inrockuptibles en avril 2019, aux Cahiers en octobre 2019, auxquels ils confiaient, dans un rare instant de conscience de son rôle pour ses cadets, « voilà les petits-enfants des Cahiers » – se lisait comme un événement. Aucun des journalistes se déplaçant n’osait avouer l’intérêt majeur de la rencontre : au fil des années, Godard devenait le « dernier survivant » de la Nouvelle Vague, le seul à pouvoir témoigner d’une certaine époque. Il n’a pas été assez dit, au moment de son décès, combien ont pu être difficiles ces dernières années pour le réalisateur, voyant disparaître Anne Wiazemsky, Jean-Paul Belmondo, Anna Karina, Michel Legrand, Raoul Coutard, Michel Piccoli… Aussi cette disparition a-t-elle tant peiné les cinéphiles, même les plus détachés de son œuvre des cinquante dernières années, tant elle signalait qu’un des derniers représentants d’une culture moderne devenue classique s’en était allé.
La jeune génération cinéphile, pour laquelle les engagements maoïstes et très critiques à l’encontre d’Israël de Godard sont lointains et très minoritaires au sein de son œuvre, admirait le passé de cet homme, se réjouissait qu’il partageât son présent. À Rolle, un cinéaste nonagénaire continuait de visionner de vieux films, d’en découper certains morceaux en pellicule, de les coller à l’ancienne, de tenter de les relier à des romans ou essais des XVIIIe et XIXe siècles, très proche dans les moyens de sa création de Chris Marker. Tout comme Varda rue Daguerre ou Resnais dans l’indépendance de ses projets, il le faisait seul, mais travaillait en groupe, dans l’œuvre collective du cinéma, et parvenait à en vivre malgré de faibles entrées. Que ce montage eût lieu en pellicule à l’ère numérique, que des maisons de production comme Gaumont ou Wild Bunch acceptassent de financer ces projets à hauteur de quelques centaines de milliers d’euros, qu’un certain public demeurât fidèle, indulgent diront certains, pour Godard, émouvaient.
Godard, restant celui qui fit reconnaître à Philippe Labro, alors présentateur du journal télévisé d’Antenne 2, en 1982, cette vérité soudaine de la télévision : « Je ne sais pas ce qui s’est passé aux Malouines » ; qui, recevant un premier César d’honneur, remercia les développeuses de pellicules, les employées de banques et la standardiste de chez Gaumont… Les anecdotes abondent, les trouvailles langagières en citations aussi, au moment de cet adieu. La cinéphilie ne disparaît pas avec un de ses plus visibles représentants, mais les jeunes cinéphiles s’attristent en pensant qu’ils comptent un maître, un modèle de moins ; comme après les morts de Claude Lanzmann ou Jean Douchet, pointent le regret de ne plus pouvoir parler avec eux, de ne plus entendre leurs analyses, de ne jamais pouvoir les interroger sur leurs intentions, sur leurs opinions à propos de tel film. Car un cinéaste, un critique, part toujours avec son regard, irremplaçable ; et celui de Godard, généreux et intransigeant, influencé par tant d’images demeurées en tête, de phrases à replacer sans en connaître parfois avec certitude la source, depuis les vers d’Aragon entendus pendant la Seconde Guerre mondiale d’un enseignant de retour de France, manquera.