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 Photo : Tima Miroshnichenko via Pexels
Photo : Tima Miroshnichenko via Pexels
Flux d'actualités

Réguler le cinéma ?

juin 2021

Le cinéma semble reconduire la tendance quantitative en place avant la pandémie, adoptée par d’autres secteurs culturels : toujours plus de contenus disponibles, en espérant que le public saura faire son choix et assurer des conditions d’existence artistique adéquates au plus de longs métrages possibles.

Dix jours après la réouverture des salles obscures, les spectateurs les plus chanceux sont peut-être les cinéphiles parisiens pouvant se rendre dans les cinémas proposant des films du patrimoine. Car pour les curieux, les amateurs, les familles voulant profiter des derniers longs métrages, impossible d’échapper à une profusion de films inédits : des semaines à plus de trente sorties, mélangeant des films n’ayant pas eu le temps de trouver leur public en octobre et d’autres qui ont attendu leur présentation pendant six mois. Ce délai fut si long qu’à titre d’exemple, Adolescentes de Sébastien Lifshitz a déjà été diffusé sur le réseau Ciné+, et que City Hall de Frederick Wiseman est disponible en vidéo à la demande. Plus de quatre cents films doivent sortir d’ici la fin de l’année1, quand bien-même les cinéphiles les plus assidus ne peuvent pas en voir plus de deux cents, s’ils travaillent et veulent garder un peu de vie sociale.

Bien sûr, parler arbitrairement de vingt-huit ou trente-cinq films en une semaine est tout aussi exagéré que de regretter les douze ou quinze sorties hebdomadaires en temps normal. Ce total englobe en effet de grandes productions hollywoodiennes et françaises, des films indépendants, des œuvres sortant d’abord sur dix ou vingt écrans avant d’être diffusées dans les circuits d’art et d’essai, et de ressorties en copie restaurée, qui bénéficient de salles dédiées et de l’existence des ciné-clubs. Sept films de Roberto Rossellini ressortiront par exemple le 30 juin prochain, ce qui gonflera le nombre de nouveautés. Pour autant, le problème actuel est aussi profond que singulier, car le stock de films ne concerne que des nouveautés, présentées subitement et sans travail préalable de promotions ou de critiques, laissant le spectateur occasionnel perdu à la caisse de son cinéma devant cette abondance d’offre. Les pages cinéma des quotidiens, au pouvoir de prescription certes plus faible qu’avant, s’en ressentent : il est évidemment impossible de recenser autant d’œuvres à la fois.

L’autorégulation n’a pas eu lieu, malgré la tolérance qu’exprimait l’Autorité de la concurrence dans son avis du 16 avril 2021, envisageant un régime d’exception temporaire pour assurer des conditions de sortie plus apaisées pour les films à venir. Boycottées par les grands studios et sociétés de production, se résumant à quelques discussions entre distributeurs indépendants dont le poids sur le marché est plus faible, les négociations menées par le Centre national du cinéma (CNC) ont fait long feu. Le cinéma semble reconduire la tendance quantitative en place avant la pandémie, adoptée par d’autres secteurs culturels : toujours plus de contenus disponibles, en espérant que le public saura faire son choix et assurer des conditions d’existence artistique adéquates au plus de longs métrages possibles. Certes, le CNC et les pouvoirs publics n’ont pas nécessairement envie de limiter cette évolution, puisque les box-offices annuels des années 2010 ont été parmi les plus élevés de l’après-guerre et que chaque entrée fait l’objet d’une taxe finançant la création. Un billet vendu reste un billet vendu, pour le plus grand blockbuster comme pour un film hongrois sortant dans quarante salles ; le cinéma français se finance sur les entrées de tous les longs métrages dans toutes les salles, selon un cercle supposé vertueux.

Les 1, 2 million d’entrées en une semaine et les files d’attente matinales devant les salles ont montré que ce modèle pourra perdurer à moyen terme. Le problème tient plutôt à la capacité des spectateurs, en dehors des cinéphiles les plus enthousiastes, à aller tout voir ou presque, à se montrer le plus curieux possible. Dans la mesure où aucune salle de cinéma, hormis les plus grands multiplexes, ne propose les principaux films en même temps et où des délais de plusieurs semaines peuvent exister entre la sortie d’une œuvre plus confidentielle à Paris et sa présentation en province, comment maintenir la curiosité ? Le rôle du réseau des salles indépendantes, des professeurs dans les sections cinéma audiovisuel au lycée, des programmateurs en région et des festivals sera plus que jamais primordial pour accompagner les œuvres.

Mais les atouts qualitatifs du modèle de l’exploitation et de la cinéphilie en France n’effacent pas les problèmes quantitatifs déjà identifiés. Il est agréable d’être en mesure de voir, à Paris comme dans les grandes villes, et, à terme, dans presque tous les territoires, et à la demande ou sur le câble en l’absence de salles spécialisées près de chez soi, des films de tant de pays différents. Qui connaissait le cinéma sud-coréen ou iranien il y a quarante ans ? L’enjeu reste la difficulté à voir tous les longs métrages qui comptent, les œuvres récompensées dans les festivals ou encensés par la critique, lorsque l’on dispose d’assez de temps pour quatre ou cinq séances par semaine, total déjà élevé. Que dire des spectateurs allant douze, dix, cinq fois au cinéma par an ? S’il n’est pas exclu qu’ils aillent voir un Zviaguintsev ou un Desplechin, l’occasion rare d’une sortie culturelle signifiera souvent le choix d’un film à grand spectacle. Tant mieux, puisque cela divertit et finance tous les genres de cinéma. Mais l’abondance proposée, depuis plusieurs années, par les indépendants, sortant toujours plus de documentaires, de petits films, peine à toucher ce public.

La France semble avoir, si ce n’est les défauts de ses qualités, en tout cas quelques limites à son modèle, remarquable en Europe. La facilité de création et d’accès aux financements entraîne un dynamisme des productions. L’existence d’un réseau incroyablement dense de grandes salles et de cinémas d’art et d’essai en facilite la diffusion. Le CNC en contrôle et redistribue les recettes. Mais du trop-plein en salle, s’ajoutant à la variété des contenus en ligne, peut naître un sentiment de désorientation, voire de lassitude. La régulation paraît impossible et n’est sans doute pas souhaitable. L’autorégulation, hélas, ne pourra se faire. En effet, même en situation de crise historique et d’un stock de films impossible à réduire dans des conditions normales, elle n’a pas été décidée. Les cinéphiles et spectateurs curieux, enthousiastes face à toutes les créations mais ne disposant pas d’un temps infini à consacrer aux salles obscures, s’interrogent autant sur la (mauvaise) volonté des acteurs que sur les intentions, existantes ou pas, des pouvoirs publics à enclencher une réflexion poussée sur la distribution et les problèmes réels de son abondance.

 

  • 1. Nous avions annoncé cette situation dans « Quels films pour 2021 ? », Esprit, juillet-août 2020.