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Flux d'actualités

La longue marche de Sátántangó

février 2020

Si les sept heures et vingt minutes de cette cathédrale cinématographique construite par Béla Tarr ont été presque hypnotiques pour le spectateur, c’est peut-être pour aboutir à une très modeste éthique de l’humilité.

Présenté en 1994 à la Berlinale, Sátántangó, le film-fleuve de Béla Tarr (7 heures 20 minutes), est enfin visible sur les écrans français, en version restaurée. Quelques chanceux avaient pu le découvrir en 2001 lors du Festival de La Rochelle, ou lors de la rétrospective que le Centre Pompidou avait consacrée au cinéaste hongrois à la fin de l’année 2011. On pouvait certes le trouver en DVD depuis plusieurs années, mais il n’y a pas de commune mesure entre regarder cette œuvre monumentale en noir et blanc dans une salle de cinéma et la voir devant un écran dans son salon. En effet, par la longueur de ses plans séquence, par les cadrages panoramiques sur des paysages qui s’étendent à perte de vue, ou très resserrés sur les visages, par le tempo que donne la bande-son, l’une des intentions du travail de Béla Tarr est d’immerger le spectateur dans le film, de l’arracher à son monde propre pour le plonger dans celui qu’il compose à partir du roman éponyme de László Krasznahorkai (coscénariste du film). La puissance poétique de Sátántangó est telle que l’on ne s’ennuie pas une seule seconde.

Le film commence par la sortie d’un troupeau de vaches – et d’un solide taureau – d’une grande étable, scandée par les meuglements des animaux, par le bruissement d’un vent puissant et par le tintement sourd, venu d’on ne sait où, de cloches d’église. Les animaux sont filmés d’abord dans un long plan fixe, puis dans un travelling hallucinant qui, passant derrière un mur, perd le troupeau pour le retrouver, tout faisant découvrir au spectateur le décor d’une vaste une ferme collective hongroise dans un état de décrépitude et de misère. Puis le travelling s’interrompt pour revenir, sans rupture, au plan fixe : on voit disparaître le troupeau, non accompagné, hors de la ferme, derrière l’un des bâtiments. Au centre de l’image s’ouvre alors la perspective d’une route toute droite qui se perd dans l’horizon lointain. Le ciel est uniformément gris. Le sol fangeux de toute part. La ferme semble s’être vidée de son activité. Tout laisse penser que c’est la fin… Peut-être la fin des temps, la fin du monde – car l’on apprend ensuite en voix off, que la chapelle la plus proche, à huit kilomètres, n’a plus de cloches… Du moins, la fin d’un temps, la fin d’un monde.

On découvrira cette chapelle à la fin du film, dans une scène tout aussi hallucinante : celle d’un homme battant le tocsin sur une plaque de tôle, en annonçant l’arrivée des Turcs, comme on a pu le faire au même endroit, quelques siècles plus tôt. Et le film s’achèvera sur le dernier occupant de la ferme, un docteur obèse, alcoolique et voyeur – dont on a appris qu’il passe ordinairement son temps à noter tout ce qu’il observe de sa fenêtre dans des cahiers qu’il range en pile sur des étagères, tout en picolant un alcool fort qu’il coupe avec de l’eau –, obturant sa fenêtre avec des planches jusqu’à être plongé dans le noir… Il n’y a plus rien à voir. La fin annoncée au début est actée. Le cercle de la mort s’est refermé.

Car c’est bien de la mort qu’il est question, dans Sátántangó. Au cœur du film, pris dans le chiasme des deux fins, celle qui ouvre le film et celle qui le clôt, un long épisode tient une place centrale. Une petite fille qui semble simplette torture longuement un chat avant de l’empoisonner avec de la mort-aux-rats. Puis on la voit s’éloigner dans les champs avec son frère aîné, presque à perte de vue avant de les retrouver dans un sous-bois. Le garçon a persuadé la petite d’enfouir ses économies dans le sol, lui promettant qu’un arbre à argent ne manquerait pas de pousser en quatre jours, faisant leur fortune. La gamine imagine qu’elle pourra vivre dans une grande et belle chambre. Peut-être pense-t-elle qu’elle sera reine, comme dans les contes de fées… De retour sur les lieux, Estike constate qu’en lieu et place de l’arbre espéré, il n’y a plus qu’un trou. Son argent a disparu… Elle comprend que son frère l’a trahi, ce qu’il lui confirme sans le moindre remords, comme si c’était l’ordre éternel des choses. Alors elle part, pour une longue marche, le cadavre de son chat sous le bras, pour rejoindre les ruines d’une vaste église, non sans avoir croisé dans la nuit le docteur ivre en quête d’alcool et, vu dans la taverne de la ferme, les adultes hors d’eux-mêmes en train de danser et de divaguer en s’enivrant. Sous les voûtes écroulées, qui signent l’effondrement spirituel du monde, elle avale à son tour le poison avec lequel elle a tué son chat, s’allonge à ses côtés et ferme les yeux…

La voix off cite alors un passage du roman : « Elle se sentait sereine et les arbres, la route, la pluie, la nuit, tout respirait la tranquillité. “Tout ce qui arrive est bon, se dit-elle. Tout est simple en fin de compte.” Elle se souvint de la veille et souriant réalisa combien les choses étaient liées. […] Et elle sut qu’elle n’était pas seule, car toutes ces choses et ces gens, son père là-haut, sa mère, ses frères, le médecin, ce chat, les acacias, le chemin boueux, le ciel, la nuit, tout ça dépendait d’elle autant qu’elle dépendait de tout ça. Elle n’avait pas de raison de s’inquiéter. Les anges agissaient pour elles. » Béla Tarr donne ainsi à cette mort une dimension cosmique, celle d’un événement où l’innocence transcende le bien et le mal, où le destin de chacun et de tous, y compris des non-humains, s’inscrit dans une ontologie qui excède toute question morale et tout rapport social.

Si le film est en noir et blanc, Sátántangó n’est pas manichéen. Le monde que décrit le cinéaste est gris comme le ciel de la Puszta en automne. C’est un monde de l’ambiguïté, où les choses prennent des sens différents selon le point de vue à partir duquel on les considère, où il n’y a pas de vérité nette et tranchée, encore moins univoque et commune. D’où cette narration qui se développe sous plusieurs angles, qui n’avance pas de manière linéaire, mais par reprises et réélaborations. La durée du film le permet. La longueur des plans et la beauté de leur composition, notamment ceux qui s’arrêtent de manière saisissante sur les visages, avec des cadrages presque incroyables – dont on se dit qu’ils ont peut-être été une des sources d’inspiration du cinéma de Bruno Dumont, notamment pour L’Humanité, primée à Cannes en 1999 – introduisent le spectateur dans une forme contemplative de regard, où la temporalité de l’image imprime un autre rapport à l’action, en la faisant entrer dans l’infini de l’instant. Ce qui demeure longtemps devant l’œil se met à parler, d’autant que la bande-son y injecte un rythme sourd et puissant comme un battement de cœur.

La photographie de Sátántangó, comme celle du Cheval de Turin, le dernier film de Béla Tarr (2011), rappelle à bien des égards celle d’un maître tchèque, Joseph Sudek (1896-1976) dont on a pu admirer, au Jeu de Paume en 2016[1], le travail conçu comme une œuvre de résistance esthétique et spirituelle dans un monde soumis à la déshumanisation totalitaire[2]. Si le film a été présenté en 1994, son décor est bien celui de l’échec, pas encore définitivement consommé, du rêve des lendemains qui chantent, celui de la médiocrité et du délabrement du communisme centre-européen, celui des asservissements policiers et celui, enfin, de l’émergence de personnages disposés à profiter des premières opportunités d’un effondrement qui a, depuis longtemps déjà, commencé à bas bruit…

La place de l’argent est l’un des indicateurs de cet effondrement. Dès le début du film, il est au cœur des relations entre les personnages. Certains envisagent de se partager, à trois ou quatre, la paie de l’année pour tous les habitants de la ferme collective, enfin arrivée, et de filer à l’anglaise… Partir, en effet, semble déjà la seule issue concevable. D’argent, le docteur, lui, en manque cruellement pour étancher sa soif. Quant au tenancier de la taverne, il a investi ses économies dans son établissement et semble posséder l’un des rares véhicules capables de s’arracher à la fange dans laquelle sont prises les routes qui partent de la ferme…

La perspective de gagner beaucoup d’argent, un jour, exerce sur tous une fascination telle qu’après le suicide de la petite fille, ils s’abandonneront presque sans résistance à la proposition fallacieuse qui leur sera faite, par Irimiás et Petrina, deux des leurs, que tout le monde croyait bel et bien morts. Le retour de ces deux-là est annoncé dès le début, presque comme une menace d’apocalypse qui plane sur la ferme et ses habitants, sans que l’on sache pourquoi. Ce qui redouble la nécessité de partir. On ne les voit pas tout de suite, mais quand on les découvre – visage christique et résolution guévariste pour l’un, silhouette courtaude à la Sancho Panza, pour l’autre –, c’est pour apprendre qu’on les a sortis de prison pour en faire les collaborateurs contraints d’une police qui n’a rien de démocratique et dont les rets s’étendent partout. Mais ils sont tout aussi bien Woland et Koroviev, du Maître et Marguerite, ceux qui mènent le bal, auxquels il est bien difficile de résister, Stavroguine et Verkhovenski (mais le second mâtiné de Fedka, l’homme de main des Démons)…

Leur détermination est totale, qu’illustre leur marche forcée dans le vent et la tourmente – là encore, les plans de Béla Tarr sont saisissants –, que rien ne semble devoir ralentir. Tout le monde marche, dans le film[3], mais eux seuls semblent savoir où ils vont… Le cinéaste insiste sur ce thème à travers le personnage de Kelemen, le bûcheron, qui raconte, halluciné, la rencontre qu’il a faite de ces deux « revenants » – dont l’un a annoncé qu’il allait tout faire sauter à l’explosif –, en scandant son récit de sonores baktatok et baktakam : « je marche », « je marchais ».

Les autres, tétanisés par la mort de la petite Estike (dont le visage fait l’affiche du film), marcheront donc dans la combine. Comme les enfants de Hamelin sont inexorablement entraînés derrière le joueur de flûte[4], ils suivront les consignes d’Irimiás qui a joué, avec un art consommé de la séduction, de leur humiliation, de leur culpabilité, de leur cupidité, de leurs rêves bien compréhensibles de réussite et de bonheur matériel, et ils partiront…

Plus qu’un cercle, le film est une ellipse dont le deuxième centre est le fameux « Tango de Satan » (qui donne son titre au film), qui vient après une interminable danse dans la taverne. L’ancien instituteur – celui qui devrait justement instituer ceux dont il a la charge pour en faire des adultes libres et responsables – entreprend, sous les yeux de tous les autres, de séduire et circonvenir l’une des femmes de la ferme, la plantureuse et libertine Mme Schmidt. Et le visage du bûcheron d’envahir l’écran, en répétant maintenant : « Le tango, c’est ma vie ; mon père, c’est la terre ; ma mère, c’est la mer », avant de demander : « Qu’avez-vous fait de la terre et la mer ? », puis d’intervertir les rôles parentaux… La confusion est à son comble. Pendant que l’accordéoniste poursuit, tout le monde s’endort et la pluie se fait entendre. C’est alors le temps, dit la voix off, pour les araignées de tisser leur toile dans toute la taverne, jusque sur le visage des dormeurs… La toile, c’est celle des liens entre les protagonistes, celle des passions et des lâchetés qui les habitent, celle plus cachée de la police que l’on retrouvera à l’approche de la fin, celle des observations que le docteur consigne dans ses cahiers et ses dossiers, celle enfin du destin auquel on se demande comment il est possible de s’y soustraire…

Le film n’est pourtant pas totalement désespéré. En effet, après s’être laissé séduire comme les autres, un boiteux dénommé Futaki rompra le charme et préférera l’incertitude absolue de la liberté à l’illusion d’un avenir meilleur sous la conduite d’Irimiás, dont il a entrevu le piège… Rien de glorieux dans la renonciation de cet homme usé à son rêve de richesse matérielle, mais une humanité assumée dans toute sa fragilité, dans toute son ambiguïté. Et si les sept heures et vingt minutes de cette cathédrale cinématographique construite par Béla Tarr ont été presque hypnotiques pour le spectateur, c’est peut-être pour aboutir à cette très modeste éthique de l’humilité[5]. La longue marche de Sátántangó ne cache pas que rares sont ceux qui l’entendent : beaucoup préfèrent la mort, l’enfermement dans la nuit ou l’abandon à un maître fascinant… Et l’on se dit qu’un quart de siècle après sa présentation à la Berlinale, ce film est terriblement actuel.

 

[1] Jean-François Bouthors, « Sophocle, Sudek et Hrabal. La résistance d’une humanité démocratique », esprit.presse.fr, septembre 2016.

[2] On pense aussi à Andréï Tarkovski, dans Stalker et Andreï Roublev.

[3] Stéphane Breton, « L’homme qui marche. À propos du cinéma de Béla Tarr. Les yeux noirs (II) », Esprit, décembre 2011.

[4] Est-ce en pensant à cette légende allemande que Béla Tarr a confié le rôle d’Irimiás à celui qui signe la musique du film ?

[5] Nous rejoignons ici la belle analyse que David Lengyel proposait de Sátántangó, en 2012 dans la revue Le Coq-héron (n° 211), sous le titre « Sátántangó, éléments pour une lecture psychanalytique », qui concluait en citant Emmanuel Levinas dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : « Le vrai problème, pour nous autres Occidentaux, ne consiste plus tant à récuser la violence qu’à nous interroger sur une lutte contre la violence qui – sans s’étioler dans la non-résistance au Mal – puisse éviter l’institution de la violence à partir de cette lutte même. La guerre à la guerre ne perpétue-t-elle pas ce qu’elle est appelée à faire disparaître pour consacrer, dans la bonne conscience, la guerre et ses vertus viriles ? Il faut reconsidérer le sens d’une certaine faiblesse humaine et ne plus voir dans la patience uniquement l’envers de la finitude ontologique de l’humain. Mais pour cela, être patient soi-même, sans demander la patience aux autres ; et, pour cela, admettre une différence entre soi et les autres. Il faut trouver à l’homme une autre parenté que celle qui le rattache à l’être – ce qui permettra, peut-être, de penser cette différence entre moi et l’autre, cette inégalité, dans un sens absolument opposé à l’oppression. »

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…