
Liberté d’expression, démocratie et bannissement des médias russes
Russia Today et Sputnik, deux médias contrôlés par l’État russe, ont été bannis de l’espace public européen. Leur propagande constitue en effet une stratégie délibérée de déstabilisation. Et leur bannissement confirme, à l’échelle de l’Union, la construction d’un régime de défense des espaces publics démocratiques.
Le 1er mars 2022, Russia Today (RT) et Sputnik, deux médias contrôlés par l’État russe, ont été bannis de l’intégralité de l’espace public de l’Union européenne1. Selon les institutions de l’Union, la « désinformation toxique et agressive » diffusée en Europe par ces médias était le relais des mensonges de Vladimir Poutine pour justifier sa guerre en Ukraine et diviser l’Europe2. Inédite – jamais l’Union n’avait interdit un média dans l’ensemble des États membres –, cette décision est évidemment troublante. Pour défendre les démocraties européennes, l’Union a restreint massivement la liberté d’expression et de la presse3. Ce trouble ne nous est pas inconnu. C’est celui de toutes les démocraties libérales qui se sont défendues contre leurs adversaires, contre ceux qui abusent des libertés pour tenter de les renverser. Que l’Union y soit désormais confrontée n’est qu’une demi-surprise. Depuis au moins dix ans, elle s’est attelée à construire une défense des démocraties et des espaces publics européens. Le bannissement de RT et Sputnik n’en est que la continuation, inédite par son ampleur, mais conforme à cette dynamique déjà ancienne.
Les interdictions passées
L’Union européenne n’a jamais eu de difficulté à admettre la suspension d’un média. Dans un contexte très différent, elle a accepté le bannissement de la chaine Roj TV en 2011. Diffusée par une entreprise danoise, cette chaîne en langue kurde était retransmise dans une grande partie de l’Union européenne. Le ministère de l’Intérieur allemand a considéré que les émissions et les reportages de cette chaîne incitaient les jeunes kurdes à s’enrôler dans le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation qualifiée de terroriste par l’Union européenne, et attisaient la violence entre les Kurdes et les Turcs, y compris en Allemagne. Par conséquent, il a interdit la poursuite des activités de Roj TV en Allemagne.
L’entreprise a évidemment contesté cette décision en s’appuyant notamment sur la directive « Télévision sans frontières ». L’objectif de cette directive est de créer un espace de communication transfrontalier dans lequel les médias peuvent circuler librement. Dès lors, lorsqu’une chaîne ou une émission est diffusée dans un État membre, tous les autres États doivent reconnaître cette décision et permettre leur diffusion. Par conséquent, puisque Roj TV est diffusée au Danemark, les autorités allemandes ne peuvent pas s’opposer à sa diffusion sur leur territoire. Saisie, la Cour de justice a écarté cette interprétation. Dès sa version de 1989, la directive a prévu que les autorités des États membres puissent refuser la diffusion d’une chaîne si elles établissaient que son contenu était une incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité. Autrement dit, les autorités nationales peuvent prévenir la diffusion d’une « idéologie irrespectueuse des valeurs humaines » et de discours destinés à susciter « un sentiment d’animosité ou de rejet contre un ensemble de personnes », notamment en « faisant l’apologie de la violence par des actes terroristes contre une communauté4 ».
Dans l’Union européenne, la suspension d’un média n’a donc rien d’extraordinaire. Ainsi, lorsqu’en 2004, la France a suspendu la chaîne libanaise Al-Manar en raison de discours antisémites, la Commission européenne n’a jamais douté de la légalité de cette décision. Au contraire, le débat était plutôt centré sur la possibilité de diffuser cette interdiction dans tous les États membres afin d’empêcher que les programmes de cette chaîne ne parviennent en France par des voies détournées5.
Incitation à la haine, propagande et sécurité
Si l’interdiction de RT et de Sputnik est inédite, ce n’est donc pas en raison de la décision adoptée. Sa justification n’est pas non plus nouvelle. En effet, depuis la guerre de Crimée en 2014, le motif de la suspension des médias liés à l’État russe dans l’Union a subi une inflexion6. Par exemple, en Lituanie, les chaînes russes diffusaient des émissions présentant les autorités de cet État comme des nationalistes néonazis ayant participé activement à l’Holocauste et menaçant désormais les minorités russophones y vivant. Dans ces émissions, les actions militaires de la Russie contre la Lituanie devenaient des opérations de protection de ces minorités. Ce discours, identique à celui employé en Ukraine, et les médias qui le diffusaient ont été interdits par les autorités lituaniennes. Plusieurs institutions de l’Union européenne ont été saisies de recours à l’encontre de ces interdictions. Là encore, l’Union n’a eu aucune difficulté à les admettre en s’appuyant sur la lutte contre l’incitation à la haine, mais en modifiant son argumentation par rapport par exemple à l’interdiction de Roj TV. Les institutions de l’Union reprennent en effet l’argumentaire de la Lituanie selon lequel ces interdictions visaient à « lutter contre la diffusion active d’informations discréditant l’État lituanien et menaçant sa qualité d’État7 ».
Ainsi, ces interdictions ne visent plus seulement à prévenir des violences à l’intérieur de la population contre des minorités ethniques, nationales, religieuses ou sexuelles, mais à défendre la démocratie libérale dans les États membres contre une agression s’appuyant sur la liberté d’expression pour se déployer. Une commission d’enquête du Parlement européen a considéré que les stratégies russes de désinformation et de manipulation étaient des atteintes à la liberté d’information et de communication menaçant « les processus démocratiques de l’Union et de ses États membres8 ». Le pouvoir d’influence et d’ingérence qu’ont acquis les médias russes dans la sphère publique des États membres a permis de retourner la liberté d’expression contre elle-même et contre le fonctionnement d’un espace public démocratique. Il ne s’agit plus de mensonges ou de propagandes haineuses, mais d’une stratégie délibérée et systématique de déstabilisation et d’agression des démocraties européennes.
Fin février 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il a alors été simple pour les institutions de l’Union de reprendre ce raisonnement en justifiant le bannissement de RT et Sputnik par la « stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres » menée par ces médias. Dans le contexte du conflit ukrainien, cette stratégie vise à justifier et à soutenir l’agression d’un État souverain, menaçant « l’ordre et la sécurité publics de l’Union9 ». La fonction déstabilisatrice et presque combattante de la propagande fonde, aux yeux du Conseil, l’atteinte à la liberté d’expression qu’est la suspension de RT et Sputnik.
Protéger les démocraties européennes
La décision de bannir RT et Sputnik ne doit donc pas s’analyser comme une nouveauté abrupte, radicale, fruit d’une mutation de l’Europe en temps de crise. Elle est plutôt la confirmation d’un travail, commencé en amont, de construction à l’échelle de l’Union d’un régime de défense des espaces publics démocratiques. Cette construction n’est d’ailleurs pas uniquement une réaction à la stratégie russe d’influence déployée depuis la guerre de Crimée. Elle résulte d’une prise de conscience des multiples risques pesant sur le maintien d’espaces libres, égalitaires et ouverts au sein desquels des débats démocratiques peuvent se tenir dans les États membres.
Par exemple, l’émergence de médias en ligne et des réseaux sociaux a imposé aux institutions de l’Union européenne de s’intéresser au pouvoir acquis par certaines entreprises privées sur le débat public. Au cours des années 2010, la Commission européenne a tenté d’imposer des règles communes de modération des discours de haine et des fausses nouvelles par le biais de codes de bonne conduite et de communications non contraignantes. Il s’agissait d’encadrer le contrôle privé du débat public. N’y parvenant pas et face à la menace pour la démocratie qu’a constitué le renforcement de la centralisation du débat public sur ces plateformes, des directives et des règlements ont été adoptés ou sont en cours d’adoption pour y remédier. Le Digital Services Act, actuellement discuté au sein des institutions de l’Union10, est ainsi présenté comme une manière de lutter contre les « grandes plateformes qui exercent sur nos vies et notre démocratie une influence grandissante11 ».
De même, depuis 2011, la lutte contre les démocraties « illibérales » a impliqué pour l’Union de se saisir des atteintes à la démocratie provoquées par le contrôle de l’État sur les médias. Dans un mémorandum concernant la liberté de la presse en Hongrie, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe soulignait que les attaques contre les médias étaient légion dans cet État : restrictions des libertés des journalistes d’investigation ; concentration des entreprises de presse dans les mains des proches du pouvoir ; processus opaque de distribution des recettes publicitaires en fonction des allégeances politiques ; pouvoir discrétionnaire conféré au Conseil hongrois des médias, dont les membres sont choisis par le parti au pouvoir, etc12. Ces évolutions ont fait partie des éléments ayant justifié le déclenchement de procédures de sanctions pour contrer les dérives « illibérales » de la Hongrie. En particulier, le Parlement européen s’en est saisi pour demander le déclenchement des procédures de sanction à l’encontre de la Hongrie en raison de ses violations des valeurs de l’Union13.
Par la suite, les institutions européennes ont découvert que la concentration des entreprises de presse entre les mains de quelques propriétaires avait créé un risque partagé dans tous les États membres : cette concentration permet aux propriétaires d’influencer les lignes éditoriales adoptées ou à limiter la diversité des opinions pouvant être exprimées dans l’espace public14. Pour y faire face, les commissaires européens Breton et Jourová ont alors annoncé qu’un European Media Freedom Act serait présenté en 2022 et aurait pour objet de prévenir les atteintes à l’intégrité et à la liberté du marché des médias15.
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La décision de suspendre RT et Sputnik adoptée en mars 2022 ainsi que la politique de lutte contre la désinformation menée par la Russie engagée depuis la guerre de Crimée s’inscrivent dans cet ensemble de politiques européennes visant à défendre la démocratie et la liberté d’expression contre elle-même. Bien sûr, il ne s’agit pas de tempérer l’importance du bannissement de RT et Sputnik. Il constitue une restriction grave et unique de la liberté d’expression et de la presse, motivée par une situation exceptionnelle et qui devra faire l’objet d’un contrôle complet afin d’éviter, notamment, que ce type de pratique ne devienne habituel. La censure complète ne peut être une façon normale de lutter contre des médias qu’un gouvernement juge néfastes. Cependant, cette décision exceptionnelle n’est pas isolée. Depuis le début des années 2010 au moins, l’Union s’arme pour défendre les démocraties européennes contre les ingérences dans le processus démocratique, qu’elles soient issues du pouvoir privé d’entreprises médiatiques, d’États membres devenus autoritaires ou de l’influence d’États étrangers.
Ce mouvement n’est pas anodin. En particulier, les dérives potentielles d’une telle politique sont évidentes et peuvent être d’autant plus importantes qu’à l’échelle de l’Union, tous les États ne partagent pas la même définition de ce qu’est la démocratie et de ses usages illégitimes. La suspension de RT et Sputnik doit alors opérer comme une mise en garde. Avant la décision du Conseil le 1er mars 2022, certains États discutaient de la suspension de ces médias depuis plusieurs années, d’autres ne l’avaient envisagée que dans les semaines précédant l’invasion de l’Ukraine, voire l’excluaient. La guerre a clarifié les positions et a permis un consensus temporaire sur cette question. Il n’est pas certain que les prochains arbitrages qui devront être faits pour défendre la démocratie dans l’Union auront la même évidence. Une discussion sur ce qu’est un espace public démocratique dans les États membres de l’Union devra par conséquent avoir lieu après cette expérience du bannissement des médias russes en temps de guerre.
Cette recherche a reçu le soutien financier de l’Agence nationale de la recherche sous la convention de subvention Egalibex ANR-18-CE41-0010-01.
- 1. Règlement (UE) 2022/350 du Conseil du 1er mars 2022 modifiant le règlement (UE) n° 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine ; Décision (PESC) 2022/351 du Conseil du 1er mars modifiant la décision 2014/512/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine.
- 2. Déclaration (22/1441) de la présidente von der Leyen sur de nouvelles mesures visant à répondre à l'invasion de l'Ukraine par la Russie [en ligne], 27 février 2022.
- 3. Pour des positions résolument opposées sur ce sujet, voir Arnaud Gonzague, « RT et Sputnik interdits en Europe : “N’imitons pas Vladimir Poutine en censurant” » [en ligne], L’Obs, 4 mars 2022 ; Loris Guémart, « Interdiction de RT, salutaire… ou dangereuse » [en ligne], Arrêt sur image, 28 février 2022 ; Rudy Reichstadt et Michaël Prazan, « Russia Today et Sputnik, c’est fini : dix ans de propagande », Franc-tireur, n° 17, 9 mars 2022.
- 4. Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), 22 septembre 2011, Mesopotamia Broadcast A/S METV et Roj TV A/S, aff. C-244/10 et C-245/10, pt. 43.
- 5. Entretien avec Viviane Reding, « Les télévisions ne doivent pas inciter à la haine », Le Monde, 24 janvier 2005.
- 6. Cette inflexion apparaît également dans les mesures restrictives visant des journalistes liés à l’État russe. Voir Trib. UE, 15 juin 2017, Dmitrii Konstantinovich Kiselev contre Conseil de l’Union européenne, aff. T-262/15.
- 7. CJUE, 4 juillet 2019, Baltic Media Alliance Ltd contre Lietuvos radijo ir televizijos komisija, aff. C-622/17. Voir également la décision de la Commission du 7 février 2017 relative à la compatibilité des mesures adoptées par la Lituanie en vertu de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels.
- 8. Proposition de résolution du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (2020/2268(INI)).
- 9. Règlement (UE) 2022/345 du Conseil du 1er mars 2022, précité.
- 10. Mathilde Unger et Pierre Auriel, « Les règles de la modération. Débat public, pouvoir privé et censure sur les réseaux sociaux », Esprit, n° 479, novembre 2021 ; Pierre Auriel, « La liberté d’expression et la modération des réseaux sociaux dans la proposition de Digital Services Act », Revue de l’Union européenne, n° 4, 2021.
- 11. Discours (22/431) du commissaire Breton sur le Digital Services Act [en ligne], 19 janvier 2022.
- 12. Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, “Memorandum on freedom of expression and media freedom in Hungary” [en ligne], 30 mars 2021.
- 13. Résolution du Parlement européen du 17 mai 2017 sur la situation en Hongrie (2017/2656(RSP)).
- 14. Centre for Media Pluralism and Media Freedom, “Media Pluralism Monitor 2021” [en ligne].
- 15. Discours (21/6432) du commissaire Breton au European News Media Forum et discours du commisaire Jourová au European News Media Forum [en ligne], 29 novembre 2021.