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Amy Coney Barrett, octobre 2020. Via Wikimédia
Amy Coney Barrett, octobre 2020. Via Wikimédia
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Les pouvoirs de la Cour suprême

novembre 2020

La Cour suprême américaine a toujours été une institution partisane, mais la nomination d’un sixième conservateur assurerait une majorité très à droite au sein de la Cour pour les quarante ans à venir.

Il est difficile en France de comprendre la commotion causée par le décès de Ruth Bader Ginsburg. Celle que l’on appelait aussi « RBG » était et restera sans doute l’icône des femmes, de l’égalité et des progressistes, mais tant la candidate choisie pour lui succéder que la chronologie posent problème : le décès est intervenu juste avant l’élection et le président Trump a nommé la juge Amy Coney Barrett, l’exacte opposée idéologique de RBG, sept jours seulement après le décès de celle-ci et cinq semaines avant la fin d’un (premier ?) mandat très contesté. Le leader républicain au Sénat n’est pas en reste, qui annonce immédiatement qu’il va procéder aux auditions et au vote après avoir refusé en février 2016 d’entendre Merrick Garland, le candidat modéré choisi par Barack Obama, au motif que l’élection présidentielle (neuf mois plus tard) était trop proche. Ce déchaînement partisan, de part et d’autre, s’explique par la taille considérable des enjeux. Car l’avenir de la société américaine et du système politique se joue en partie devant les juges suprêmes.

L’avenir de la société américaine et du système politique se joue en partie devant les juges suprêmes.

La Cour a toujours été politique, voire partisane. La différence est qu’au xixe siècle, la Cour avait moins de pouvoirs et aussi que, paradoxalement, l’autorité de la Cour s’est construite progressivement sur le mythe qu’elle agissait hors du champ politique. C’est d’autant moins le cas aujourd’hui qu’elle peut décider de se saisir de certains sujets et d’en négliger d’autres. Cette latitude pour choisir les affaires qu’elle entend a été renforcée notamment par une série de lois votées par le Congrès au cours du xxe siècle, qui étendent le certiorari, ou mode de saisine discrétionnaire1. De surcroît, le Congrès est lui-même si polarisé qu’il est devenu incapable de voter les lois nécessaires, ce qui conduit le président à agir par décret et a pour conséquence de placer les tribunaux et la Cour suprême en position d’arbitre sur un nombre croissant de sujets. C’est vrai aussi au niveau des États fédérés : le parti majoritaire prend des mesures (de nature législative ou réglementaire) qui sont contestées par le parti minoritaire, qui saisit les juridictions étatiques ou les juridictions fédérales (quand il s’agit d’une question fédérale ou touchant à la Constitution des États-Unis) et en dernier ressort la Cour suprême.

Ces évolutions diverses ont fait de la Cour un acteur puissant du jeu politique, qui cumule les rôles et pouvoirs de nos trois cours françaises (Conseil d’État, Cour de cassation et Conseil constitutionnel) et des deux européennes (Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme), et un arbitre incontournable, en matière électorale par exemple. Or le processus de nomination est, et a toujours été politique, les présidents cherchant à nommer des juges qui partagent leurs idées et le Sénat approuvant avec davantage d’alacrité les candidatures émanant d’un président appartenant au même parti. Pourtant certains ont eu de mauvaises surprises, comme le républicain Eisenhower qui pensait nommer un conservateur en portant son choix sur l’ancien gouverneur républicain de Californie, Earl Warren, et vit ce dernier évoluer au point de devenir le Chief Justice le plus progressiste de l’histoire des États-Unis. Aujourd’hui, la droite est à l’abri de ces mauvaises surprises. Elle s’est organisée et a littéralement sous-traité le processus de nomination à des groupes hautement partisans, tels la Federalist Society, créée dans les années 1980 pour contrer l’influence des progressistes (les liberals) et qui fait passer la pureté idéologique avant la compétence et l’indépendance. Elle a pour mission de s’assurer que les futurs juges ne vont pas « mal tourner » et se prononceront bien de la façon souhaitée, que ce soit en matière de droit de vote, d’assurance santé, d’avortement ou de (non) protection de l’environnement. Et alors que le Sénat est censé jouer un rôle de contre-pouvoir, les Républicains sous Trump obéissent, trop inquiets ­d’encourir le courroux du président et de mettre en danger leur réélection. En conséquence, la discipline de vote est totale. Et les Démocrates sont démunis car depuis la suppression du filibuster par les Républicains en 2017 pour les nominations à la Cour suprême, il n’est plus possible de les bloquer. Le parti majoritaire, sous la houlette du très déterminé et sans scrupules Mitch McConnell peut donc faire passer en force ses candidats, si jeunes, extrêmes et idéologiques soient-ils, malgré l’opposition du parti minoritaire.

Avec la nomination d’un sixième juge conservateur, la juge Amy C. Barrett, la donne va changer. Avant la disparition de RBG, la Cour suprême était composée de cinq conservateurs et quatre progressistes mais le président de la Cour, le Chief Justice Roberts, certes tout à fait conservateur sur les valeurs sociales et tenant d’un exécutif fort, est néanmoins conscient qu’une succession de décisions rendues à cinq voix (les conservateurs/républicains) contre quatre (les progressistes) serait lue comme partisane et nuirait à terme à la crédibilité et à la légitimité de la juridiction suprême. De fait, Roberts a voté avec les progressistes dans plusieurs affaires emblématiques de l’été 2020. Ce ne sont que de petites victoires, souvent temporaires, mais il n’y a pas eu jusqu’ici de basculement radical à droite. Devenu depuis 2018 le centre idéologique de la Cour, Roberts a exercé en 2019 et 2020 le rôle de juge pivot, assumé avant lui par la juge Sandra O’Connor jusqu’en 2006, puis le juge Anthony Kennedy jusqu’en 2018. Or cet équilibre précaire sera rompu par la nomination d’un sixième conservateur, qui assure une majorité très à droite au sein de la Cour pour les quarante ans à venir.

Les conséquences sont importantes, pas seulement pour l’accès à l’avortement (déjà presque impossible dans de nombreux États de la « ceinture de la Bible »), le mariage des personnes de même sexe ou le droit au port d’armes, mais aussi plus largement pour le système de freins et contrepoids (checks and balances), l’accès au vote, le financement des élections et le découpage électoral. À court terme, la Cour aura peut-être à se prononcer sur les contentieux de l’élection 2020 et sur la loi d’assurance maladie votée sous la présidence Obama (Patient Protection and Affordable Care Act, rebaptisée Obamacare) dont l’existence même est en danger.

La Cour a déjà affaibli les mécanismes protégeant l’intégrité du droit de vote (Shelby v. Holder) en 2013, ouvert les vannes de l’argent privé (Citizens United v. FEC) en 2010 et rendu difficile, voire impossible le découpage non partisan des circonscriptions électorales (Rucho v. Common Cause) en 2019. Avec une majorité de six conservateurs, aucun espoir que la Cour revienne sur la jurisprudence Shelby qui permet aux États du Sud de procéder à toutes sortes de modifications électorales (nombre et horaires d’ouverture des bureaux de vote, type de pièce d’identité à fournir) sans devoir obtenir l’aval préalable du Département de la justice (DOJ), ni sur l’arrêt Citizens United qui autorise la collecte et la dépense de sommes illimitées pour financer des publicités politiques et a permis le développement de mécanismes de financement de plus en plus opaques2.

L’omniprésence de la Cour dans le fonctionnement du processus politique est encore plus sensible si l’on prend en compte les opinions per curiam, des ordonnances non signées généralement prises à l’unanimité dans les affaires ne posant pas problème. Prises dans l’opacité, durant les « vacances » judiciaires de la Cour, ces ordonnances sont de plus en plus souvent rendues sur des sujets essentiels sur lesquels n’existe aucun consensus : elles façonnent par exemple les règles régissant les élections à venir ou la façon dont les États sont autorisés ou non à réagir à l’épidémie due au coronavirus. C’est par une opinion per curiam que la Cour a refusé de geler l’application de la loi votée par les Républicains en Floride exigeant des anciens condamnés qu’ils remboursent les amendes dues et les frais de justice avant de pouvoir s’inscrire sur les listes électorales. C’est par le même mécanisme peu transparent que la Cour suprême avait en avril interdit le vote par correspondance dans le Wisconsin.

Le premier test de la puissance d’une solide majorité conservatrice aura lieu dès le 10 novembre, date prévue pour les auditions d’affaires consolidées (Texas v. California et California v. Texas) qui portent à nouveau sur l’obligation de contracter une assurance médicale (mandate). Sauvée une première fois en 2012 par la décision National Federation of Independent Business v. Sebelius, grâce à la voix du président de la Cour, cette obligation est contestée à nouveau par plusieurs États républicains. Les requérants soutiennent que la suppression par la majorité républicaine au Congrès, en 2017, de l’amende sanctionnant ceux qui ne se plient pas à la loi prive cette obligation de toute base légale. La juridiction fédérale de première instance et deux juges sur trois de la cour d’appel du 5e circuit les ont suivis. Franchissant un pas supplémentaire, les requérants soutiennent que l’inconstitutionnalité du mandate entraîne l’inconstitutionnalité de la loi entière. Il s’agit en théorie d’une question juridique purement technique, celle de l’autonomie du mandate par rapport au reste de la loi. Or la Cour s’est déjà prononcée deux fois récemment par la négative en refusant de détruire l’action du corps légis­latif. Mais les motivations politiques des Républicains sont évidentes : ils veulent en finir avec la loi Affordable Care Act. Quant aux progressistes, ils essayent de protéger les millions d’Américains qui perdraient leur assurance santé, ainsi que le secteur de la santé qui représente près de 20 % de l’économie du pays. Que pourra faire le Chief Justice, si ce n’est rappeler la règle du précédent, maintenant qu’il lui est plus difficile de faire pencher la Cour dans le sens qui lui paraît souhaitable ? Quelle que soit la décision rendue, l’affaire elle-même est une illustration supplémentaire des dangers qui découlent d’une Cour à la fois partisane et puissante.

  • 1.Voir Anne Deysine, La Cour suprême des États-Unis, Paris, Dalloz, 2015.
  • 2.Voir Jane Mayer, Dark Money: The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right, New York, Double Day, 2016. Voir aussi opensecrets.org.

Anne Deysine

Anne Deysine, juriste et américaniste, est Professeur des universités. Ses deux derniers ouvrages sont La Cour suprême des États-Unis, droit, politique et démocratie, Dalloz, 2015 et Les États-Unis et la démocratie, L'Harmattan, 2019.

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