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L’idée libérale en question

Introduction

Le libéralisme a mauvaise presse. Force structurante de notre modernité, il est devenu le coupable idéal pour des courants contestataires comme pour les régimes autoritaires de tous bords. Il faut pourtant s’interroger sur les alternatives promues par les anti-libéraux si l’on veut éviter le pire, et repenser le sens à donner à la notion de liberté à la lumière des enjeux écologiques, politiques et sanitaires de notre temps.

Trente ans nous séparent de la chute du mur de Berlin en 1989. Alors que celui-ci devait marquer le triomphe définitif du « modèle libéral », incarné par les démocraties occidentales, nous assistons plutôt, de manière toujours plus appuyée depuis le vote sur le Brexit et l’élection de Donald Trump, en 2017, à une vague montante de discours et de projets « illibéraux », quand ils ne sont pas franchement antilibéraux. Le libéralisme semble être devenu le coupable idéal. La dénonciation de ses méfaits réunit, dans une apparente unanimité, des courants protestataires de gauche et de droite au sein des démocraties libérales, et des régimes ouvertement autoritaires comme la Chine, la Russie ou la Turquie, trop heureux de l’occasion qui leur est ainsi offerte de se présenter en modèles alternatifs, se débarrassant au passage, à peu de frais, de l’idée bien encombrante des droits de l’homme.

Cette hostilité contemporaine à l’idée libérale vient d’abord de ce que l’on en rabat le sens sur la sphère économique. Les révoltes contemporaines contre le sentiment de déclassement, qu’on a sans doute interprétées trop vite comme un phénomène univoque en les qualifiant de « populistes », sont en effet nourries des injustices sociales et des frustrations démocratiques qui caractérisent des sociétés modelées depuis les années 1990 par des politiques d’abord appelées « ultralibérales », puis « néolibérales », auxquelles cette revue a déjà consacré plus d’un dossier1. Pourtant, à situer le terme spontanément dans le champ économique, on détourne la charge qu’il faudrait adresser plutôt aux dynamiques actuelles du capitalisme global ; et on oublie ce faisant que le libéralisme, pris à sa source historique et philosophique, procède avant tout d’une vision politique et morale2.

Le libéralisme est également spontanément associé au monde anglo-américain, qui l’a vu naître et l’a surtout placé au cœur de la construction des institutions politiques modernes du Royaume-Uni et des États-Unis, puis d’un certain nombre de pays compris dans leur sphère d’influence. Il a pourtant sa généalogie propre en France également, que Lucien Jaume a magistralement retracée pour Esprit dans un article de 19983, et en Allemagne, comme le montre ici François Meunier en précisant ce qu’a été l’ordolibéralisme allemand et ce que les « démocraties sociales de marché » lui doivent. Quoi qu’il en soit, le libéralisme reste associé à un ordre du monde dicté par les puissances européennes, et plus encore, depuis 1945, par l’hégémon américain. De telle sorte que s’insurger contre le libéralisme aujourd’hui, ce serait dénoncer les hypocrisies et les manquements de l’Occident, voire le bien-fondé de cette notion. Cela reviendrait à protester contre l’imposition d’un modèle unique, par les États-Unis en particulier, et la standardisation du monde.

On touche là aux limites du contresens, si l’on veut bien se souvenir, avec Lucien Jaume par exemple, que la dynamique interne du libéralisme est d’abord, dans le grand mouvement qui conduit aux révolutions du xviiie siècle, celle de la lutte contre le despotisme et du combat pour les libertés individuelles et politiques, garanties par les institutions de l’État de droit. Parce qu’il est l’une des forces structurantes de notre modernité, le libéralisme a partie liée avec bon nombre d’entre elles – capitalisme, individualisme, universalisme, progressisme – sans que l’on puisse toutefois l’y réduire, ni l’en dissocier complètement. Raison de plus pour qu’il soit devenu aujourd’hui un ennemi bien commode, pour nombre de conservateurs religieux notamment, qui ne peuvent accepter que les communautés politiques soient d’abord constituées par un corpus de lois fabriquées par les hommes, comme pour des nationalistes xénophobes qui préfèrent à la notion de citoyens formant un corps civique celle d’un « peuple profond » supposément homogène.

En réponse à ces confusions et glissements de sens, les auteurs du présent dossier apportent des éléments de définition, et des précisions salutaires. Mais ils rappellent surtout la pluralité constitutive du libéralisme, et sa faculté à se combiner avec d’autres courants de pensée, de telle sorte qu’il n’est sans doute pas tant une doctrine positive qu’une disposition de l’esprit, pas tant un système qu’une méthode. Pour Jan-Werner Müller, le libéralisme peut être compris comme une nécessité, pour éviter que le pouvoir n’écrase les individus, ou de façon plus positive, par un idéal de justice. Judith Shklar, dont il prolonge les réflexions, évoquait quant à elle « une tradition de traditions », et Timothy Garton Ash propose à sa suite sa propre formulation, selon laquelle le libéralisme « offre l’histoire expérimentale d’une quête interminable pour déterminer le meilleur moyen de bien vivre ensemble dans les conditions de la liberté ». Il fait ainsi écho à l’analyse de Lucien Jaume, pour qui « [le libéralisme] constitue d’abord un espace de controverse sur ce qui peut légitimement être la vision politique et morale de la liberté ».

Pour qui souhaite refonder l’idée libérale aujourd’hui, avec pour horizon les défis contemporains, dont la transformation numérique ou l’épuisement des ressources naturelles, il s’agit donc de reprendre la réflexion sur le sens que nous voulons donner à la notion de liberté, en réponse aux nouvelles menaces qui pèsent sur elle, comme y invite Philippe Lemoine. Mais aussi de reconnaître la vitalité des tensions entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, entre la figure de l’individu et celle de l’État, entre un édifice de lois et la souveraineté du peuple. Et de voir ainsi, comme le montre Jean-Yves Pranchère, que si les libertés politiques sont une condition nécessaire du projet démocratique, elles ne sont pas pour autant suffisantes : le libéralisme peut se retourner contre lui-même, au risque de sembler justifier l’élitisme technocratique, ou l’évolution vers des régimes quasi oligarchiques.

Lorsqu’il est lié en revanche aux vertus de la pensée dialectique, à la volonté et à la capacité de jugement de chacun, l’esprit du libéralisme relève plutôt de la « dynamique du for intérieur », selon l’expression de Koselleck, dont l’art et la littérature modernes ont été une autre voie d’expression. Il est intéressant à cet égard que plusieurs auteurs du dossier en appellent à une sensibilité libérale, évoquant comme Timothy Garton Ash le besoin de renouer avec une « imagination empathique », à l’image de celle de Charles Dickens dans l’Angleterre victorienne, tandis que Mitchell Cohen, dans le portrait qu’il nous livre d’Irving Howe, le fondateur de la revue Dissent, insiste sur le rôle de la littérature de Sherwood Anderson dans la trajectoire qui a mené ce dernier du trotskisme de sa jeunesse au « socialisme libéral » de son âge mûr.

Il est impératif de ne pas rabattre la défense de l’idée libérale sur celle du statu quo.

Le libéralisme a longtemps été un projet pour l’avenir : un lent mouvement de conquête des droits individuels, contre l’arbitraire du pouvoir. Il garde cette raison d’être aujourd’hui, comme en témoignent les foules qui descendent dans la rue, dans des pays autoritaires aux quatre coins du monde, pour demander précisément les libertés politiques – garantie des droits, liberté de la presse, indépendance des juges – dont certains estiment que l’on pourrait se dispenser. Dans les démocraties en crise, on lui reproche plutôt ses complaisances avec l’ordre établi. Parler en défense de l’idée libérale, c’est en effet vouloir protéger un acquis, pour éviter qu’un monde déjà ancien ne se défasse. Les opposants au libéralisme sont du reste trop heureux de pouvoir renvoyer leurs adversaires dans le camp des « conservateurs », qui protégeraient quelque intérêt bien compris. C’est pourquoi il est impératif de ne pas rabattre la défense de l’idée libérale sur celle du statu quo. Les discours antilibéraux doivent au contraire être reçus comme une invitation à reprendre l’effort critique, et à défendre nos espaces de controverse. Le libéralisme n’est peut-être pas un idéal politique, et il demande, à tout le moins, une profonde rénovation. Mais sans ce socle de droits, de procédures et d’institutions, aucun des autres biens communs auxquels nous aspirons ne sera concevable.

  • 1.Voir notamment l’article de Michaël Fœssel, « Libéralisme versus néolibéralisme ? », dans le dossier « Dans la tourmente. Aux sources de la crise financière », Esprit, novembre 2008.
  • 2.Valérie Charolles, Le libéralisme contre le capitalisme, Paris, Fayard, 2006.
  • 3.Lucien Jaume, « Aux origines du libéralisme politique en France », Esprit, juin 1998.

Anne-Lorraine Bujon

Directrice de la rédaction de la revue Esprit. Également chercheure associée à l’Ifri, elle s’intéresse en particulier aux questions d’histoire politique et culturelle des États-Unis.

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L’idée libérale en question

Force structurante de notre modernité, le libéralisme concentre ces dernières années toutes les critiques. Mais lorsque certains fustigent la société du tout marché, l’individualisme et l’égoïsme contemporains, l’élitisme, les inégalités ou l’autoritarisme, est-ce bien à l’idée libérale qu’ils en ont ? La démocratie peut-elle se passer du libéralisme ? C’est à ces questions que s’attache ce dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon. Le libéralisme y apparaît d’abord comme une tradition plurielle, capable de se renouveler et de se combiner avec d’autres courants de pensée politique. Timothy Garton Ash le définit comme une méthode plutôt qu’un système : « une quête interminable pour déterminer le meilleur moyen de bien vivre ensemble dans les conditions de la liberté ». À quelles conditions, et dans quelles formes nouvelles peut-on défendre aujourd’hui l’idée libérale ? À lire aussi dans ce numéro : l’Allemagne après la réunification, les pays baltiques, la mémoire selon Ernest Pignon-Ernest, une lecture de Nœuds de vie de Julien Gracq, et la vie de Konrad von Moltke, le délégué de la nature.