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La Belgique, vertige de l’Europe

mars/avril 2009

Le gouvernement belge n’a pas résisté à la crise économique. Mais sa fragilité est désormais installée et ne relève pas seulement du pittoresque local. Plus qu’un sentiment national, elle traduit une interrogation sur l’avenir collectif, où l’Europe a sa part. C’est pourquoi la Belgique préfigure peut-être un avenir possible de l’Europe, entre scepticisme national et crise de la décision politique.

C’est arrivé près de chez vous. À un jet de Thalys de Paris, au cœur de l’Europe occidentale, dans un petit État fondateur de l’Union européenne. L’a-t-on même remarqué ? La Belgique est le seul pays au monde, avec l’Islande, où la crise financière s’est traduite directement en crise politique. À Bruxelles, la tempête financière n’a pourtant pas soufflé aussi fort qu’à Reykjavik, loin de là. Mais le pouvoir politique, déjà fragile, n’a pas soutenu le choc.

Retour en arrière : mi-décembre, Yves Leterme, alors Premier ministre du petit royaume, a dû présenter sa démission à la suite de l’affaire Fortis – le « Fortisgate », comme l’appellent les commentateurs belges. L’ex-chef du gouvernement est en effet soupçonné d’avoir vendu ce fleuron de la finance belgo-néerlandais ruiné par la crise au groupe français Bnp Paribas à un prix excessivement bas. Et pour cause : la banqueroute de Fortis et de Dexia, ces champions nationaux, avait suivi presque immédiatement celle de Lehman Brothers. De la faillite inaugurale du géant bancaire américain en septembre à celle des fleurons belges en octobre, puis à la chute du gouvernement en décembre, l’effet a donc été radical. C’est dire que le petit État fragile qui abrite la capitale de l’Europe est aussi le plus exposé, à tous égards, aux grands vents de la mondialisation.

Cela signifie aussi que la Belgique est le seul État européen où le plan de sauvetage concocté par les autorités consiste à vendre à tout prix les fleurons nationaux à une entreprise étrangère. Mesure-t-on la portée de cette bizarrerie ? Ailleurs, on se protège, et on investit. Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, on recapitalise, on nationalise. Nicolas Sarkozy met en place un fonds souverain à la française pour protéger les entreprises hexagonales des « prédateurs étrangers » – ce sont ses termes. Aux grands maux les grands remèdes, et aussi les grands mots qui leur donnent sens : face à la crise, on puise à la fois dans les finances publiques et dans le registre lexical de la guerre économique. Sauf en Belgique. Là, faute de moyens, l’État endetté invente la solution inverse : se débarrasser de ses champions nationaux. À tout prix. Comme si les autorités se trouvaient non seulement à court de ressources budgétaires, mais aussi à court de ces ressources symboliques qui nourrissent chez ses voisins un puissant nationalisme économique. Étrange ? Si la Belgique offre si peu de résistance aux faillites américaines ou aux convoitises françaises, ce n’est pas tout à fait un hasard : cet « asile de flou » – selon le mot du journaliste belge Philippe Dutilleuil – semble manquer singulièrement de consistance.

La crise financière globale n’est qu’une occasion de constater cette fragilité, cette porosité. À l’évidence, l’affaire est compliquée. Les antécédents ne manquent pas. Voyez, après les élections de juin 2007, ce Premier ministre (Leterme, déjà) qui ne cesse de remettre sa démission en dépit de la victoire de son parti, offrant à son pays un gouvernement en vacance chronique. Un vide qui donnerait le vertige. Voyez encore : voici un État fédéral qui se débarrasse peu à peu de ses compétences, en une interminable séance de strip-tease institutionnel. Voilà une frontière linguistique qui coupe le pays en deux, ou en trois. Voici un chef du gouvernement qui semble ignorer son propre hymne national.

C’est un petit pays démocratique, paisible jusqu’à l’ennui, où pourtant certains observateurs étrangers décèlent en frémissant le spectre d’une nouvelle Yougoslavie. Ce sont deux communautés qui s’éloignent l’une de l’autre, inéluctablement, parce que l’écart se creuse entre des néerlandophones tournés vers le commerce et le grand large, et des francophones déjà nostalgiques de leur pays qui s’efface. Bye bye. C’est en ces termes un peu familiers1 que la première chaîne de télé publique en annonce officiellement la fin, un soir au journal de vingt heures, provoquant l’émoi général – un énorme canular « pour faire réfléchir », selon ses auteurs, et peut-être aussi pour se faire peur. « Ceci n’est peut-être pas une fiction », avaient-ils prévenu en bande-annonce, en hommage subliminal à leur compatriote René Magritte (« ceci n’est pas une pipe »). Pas de guerre, mais des drapeaux qui pendent, accrochés çà et là aux fenêtres des maisons. Pas dans le bon sens, d’ailleurs : le plus souvent, au lieu de claquer de droite à gauche à la verticale, les trois couleurs du petit royaume s’empilent horizontalement, noir-jaune-rouge, on dirait alors le drapeau allemand, mais franchement, qui s’en soucie ? Dans la veine surréaliste si familière à ses habitants, il faut écrire : ceci n’est pas un pays. C’est un État limite où, par tradition, la hantise de la disparition tient lieu d’appartenance nationale. Un État limite que ce terrain vague au milieu de l’Europe. Au milieu de ce tranquille effondrement, la vie continue pourtant en Belgique, sans drame, comme d’habitude – par quel miracle ? Qu’est-ce que la belgitude ?

À cette question identitaire lancinante, il est possible, contre toute attente, d’apporter une réponse rapide, simple et précise : la belgitude se trouve à Waterloo. Waterloo, quel lieu ! Mais oubliez tout de suite la bataille, Napoléon, Stendhal et Fabrice del Dongo, Victor Hugo, l’Histoire, la littérature et le tragique politique. Dans cette bonne ville wallonne, la belgitude est un restaurant de poissons, sis au n° 392, chaussée de Bruxelles. Manifestement, la belgitude est sans chichis : grillades, cuisine familiale. La belgitude est accueillante : enfants bienvenus, chiens tolérés. On pourrait se contenter de cette réponse succincte. Ce serait en effet une façon très belge de désamorcer par l’absurde, et par le quotidien, une interrogation trop existentielle. D’affronter une grande question par une petite réponse, la renvoyant sans façon à ses foyers. En queue de poisson. Quoiqu’un peu raide, le procédé, après tout, ne serait pas sans élégance : parce que ce serait là, justement, une blague belge.

Mais je suis française : je ne sais pas, et je veux comprendre. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisément. » À cette règle conquérante, très française (pensez, Malherbe…), la belgitude ferait-elle exception ? Considérons que non.

La belgitude est la pointe avancée de la modernité européenne

Comme une anguille : résistante et fuyante à la fois, la belgitude. Obstinément floue. Un peu limite donc, mais aussi : centrale. Autant l’affirmer d’emblée : la belgitude nous concerne – nous tous, Européens.

Parce que la Belgique est au cœur de l’Europe, la belgitude nous dit quelque chose de l’identité européenne, de sa construction, et aussi de sa déconstruction. Pas seulement depuis que le traité de Rome a fait de Bruxelles la capitale de l’Union européenne – la Washington DC du Vieux Continent, la ville des sommets internationaux, la ville des Vingt-Sept, la ville aux vingt mille fonctionnaires et aux quinze mille lobbyistes, ces infatigables bataillons civils déployés entre la rue de la Loi et le rond-point Schuman. Il faut remonter le temps : l’origine de la Belgique dit l’histoire de l’Europe. C’est depuis le xvie siècle, époque à partir de laquelle les Pays-Bas espagnols ont formé un ensemble autonome, que l’épicentre de la modernité européenne se trouve quelque part entre Anvers, Gand, Bruges et encore, toujours, Bruxelles. Ce sont leurs bourgmestres et leurs guildes qui les premiers ont posé les jalons d’une Europe commerçante et pacifiée – nous préférons aujourd’hui parler de Marché intérieur. C’est Érasme qui a enseigné aux Européens la tolérance et l’art du scepticisme. C’est Bruegel qui leur a appris à voir la beauté du quotidien (carnavals, étals), dans un monde désacralisé qui est devenu le nôtre. Dieu, l’Empire ? Non, merci2.

État limite : ceci n’est pas un pays

Ce n’est pas un hasard si les descendants de ces grands précurseurs sont devenus par leur ironie et leur bonhomie les maîtres de la démythification, les champions du profane. Bonhomie, ironie : deux ingrédients essentiels de la belgitude. Débusquer le grotesque derrière le sérieux, le solennel, c’est-à-dire le sacré et tout ce qui pourrait tendre à passer pour tel, prendre au sérieux les petites choses et se moquer de celles qui prétendent présomptueusement à la grandeur : de l’Éloge de la folie d’Érasme à la Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, en passant par le journal de Spirou et par les chansons de Brel, on repère une continuité historique, le filon d’une identité moqueuse, délibérément terre à terre, attentive au quotidien. Le héros national ? Sans profondeur, sans histoire, sans pays3, sans âge, presque sans sexe, vêtu de sempiternels pantalons de golf et flanqué d’un genre de fox-terrier, Tintin, qui fête cette année ses quatre-vingts ans, est l’insignifiance même – mais il n’est pas insignifiant qu’il soit ainsi devenu une figure de l’identité belge. Parce que la belgitude est un effacement. Elle ne s’affirme qu’en s’effaçant (avec de telles prémisses, on ne s’étonnera plus qu’il soit compliqué outre Quiévrain de former un gouvernement, ni qu’un gouvernement intérimaire, contraint de ce fait à l’effacement, ait pu atteindre des records de popularité). C’est l’empreinte d’une méfiance profonde des « petits Belges », comme ils se qualifient eux-mêmes, face à la prétention des grands pays, des grands hommes et des grands mots. De fait, la grandeur en Belgique frôle toujours le grotesque – il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil au Palais de justice de Bruxelles, un monstre d’éclectisme pompeux ! C’est dire : depuis sa construction par Poelaert pour Léopold II à la fin du xixe siècle, « architecte » compte parmi les pires insultes que l’on puisse proférer dans le plat pays. Chez les Belges, les signes de puissance se boursouflent jusqu’à la caricature et, pour finir, s’inversent. La belgitude, c’est donc une défiance irrépressible contre toute compulsion à structurer en concepts bien ordonnés la complexité du monde – compulsion très française dont ces lignes sont évidemment un symptôme. Interrogé sur le courant littéraire qu’a lancé dans les années 1980 son livre-ovni, la Salle de bain – histoire (si l’on peut dire) d’un homme qui passe ses journées dans sa salle de bain, entre miroir et baignoire –, Jean-Philippe Toussaint répond qu’il faudrait l’appeler « roman infinitésimal ». Souci du petit, voire du minuscule, tendresse pour la passivité, humilité, dérision douce de toute prétention à la grandeur, vue comme dangereusement proche de la grandiloquence : ce parti pris est très belge – la grisaille de l’univers romanesque d’un Simenon témoigne elle aussi de « cette phobie de la prétention, et surtout de la prétention des mots dits et écrits » (Michaux, Lettre de Belgique).

Très belge donc, et très moderne : une bonhomie un peu absurde, un peu goguenarde, devient une arme redoutable dans la démythification du monde, dans sa mise à la mesure de l’homme.

On eut surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les déclarant plus dangereux pour l’ordre établi que le Turc infidèle ou le paysan révolté ; avec cette absorption dans l’immédiat et dans le détail qui caractérise leur espèce, eux-mêmes ne se doutaient pas du pouvoir perturbateur de leurs sacs d’or et de leurs calepins,

écrit Marguerite Yourcenar (née à Bruxelles d’une mère belge) dans son roman l’Œuvre au noir, à propos d’une famille de grands commerçants des Flandres sous Charles Quint. Les Belges ont le pragmatisme subversif. Depuis 1830, et jusqu’à ce que mort s’ensuive…

Parce que depuis sa naissance comme État-nation en 1830, la Belgique est un État limite, un paradoxe permanent. C’est un pays hanté par le fantasme de sa propre disparition. Des romans aux BD en passant par ce genre inédit et ambigu qu’est le docu-fiction, la fin de la Belgique est une obsession belge – qui structure donc un sentiment d’appartenance très spécial4. Rien de triomphal dans cette identité toujours à la limite de son propre évanouissement. C’est un fait : les choses, dès le départ, auguraient bizarrement de l’avenir. En 1830, les patriotes belges, las du joug hollandais, ont décidé de prendre leur destin en main. Comme souvent alors en Europe, de l’Italie à l’Allemagne, c’est un opéra qui galvanise le sentiment national naissant : en Belgique, c’est La muette de Portici qui sert de déclic aux patriotes belges. On conviendra qu’un État-nation créé à la faveur d’un opéra intitulé « la muette » partait sur d’étranges bases. Pour ne rien arranger, il a fallu des mois pour trouver un roi – un avant-goût de 2008…

Ouverture, jusqu’à la porosité

Parce que floue, frontalière, limite, la Belgique est un carrefour, et la belgitude est ouverte. Ouverte aux courants d’air, aux idées, aux influences, au commerce, à la modernité, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur ? Le compositeur César Franck, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint, le plasticien Wim Delvoye, pour ne citer qu’eux. Que dire de Jan Fabre ? Cet artiste flamand un peu limite, auteur d’œuvres organiques à scandale, pousse la modernité échevelée jusqu’à la dissolution (sang, sperme et excréments comme matériau), à Avignon ou au Louvre au printemps 2008, dans la galerie des Van Eyck. Étrange filiation flamande… Le pire ? Les Belges ont inventé la « bruxellisation », ce fléau architectural des centres-villes. La recette est simple. Dans une rue ancienne (façades Renaissance ouvragées, fenêtres géminées), abattez quelques maisons de maître, construisez à la place un parking géant, ajoutez un H&M, un rond-point, un MacDo pour faire bon poids, et admirez le résultat. C’est moderne, aussi moderne que l’atomium construit pour l’Exposition universelle de 1958, et aussi oppressant. Peu soucieux de leur propre patrimoine culturel, les Belges paient cette négligence collective au prix de la laideur, plus frappante ici qu’ailleurs en Europe. On pourrait dire qu’il y a en Belgique une étonnante perméabilité au monde, sans tamis (faute de consistance propre, peut-être). C’est pourquoi la Belgique est perméable à la laideur du monde. Cette porosité se paie d’un certain aplatissement de la vie – et même, d’une certaine déshumanisation de la ville, comme le suggère cette terrifiante dystopie qu’est la Brüsel5 imaginée par François Schuiten et Benoît Peeters. Ce que nous montre cette Bruxelles monstrueuse, boursouflée de modernité, et pour finir submergée par un raz de marée bienvenu, c’est que la belgitude est capable de s’autodétruire.

La modernité passe aussi par la dislocation de la Belgique

Au bout de quatre ou cinq siècles de modernité, depuis Bruegel, Van Eyck, Mercator (le grand cartographe) et Érasme, la démythification se rapproche aujourd’hui de l’autodestruction. Les Belges ne s’aiment guère : voyez Michaux et son terrible En Belgique, Hugo Claus et le Chagrin des Belges. Ou du moins, ils n’expriment leur attachement à leur pays, à leur « belgitude » qu’à travers des propos légèrement dépréciatifs – « nous autres petits Belges », « ce plat pays qui est le mien », « tellement gris qu’un canal s’est pendu » (Brel), le terme même de « belgitude », invention belge vaguement ironique, en écho à la « négritude » de Sédar Senghor. Il fallait bien un néologisme pour dire ce patriotisme paradoxal.

Patriotisme paradoxal

Paradoxal, mais cohérent. L’évaporation de l’État fédéral belge parachève la désacralisation du monde entamée il y a cinq cents ans : il faut être fou, ou français, pour sacraliser l’État (ou l’État-nation). « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France » : essayez donc de remplacer « France » par « Belgique », et vous terminez la phrase gaullienne dans un éclat de rire. À Bruxelles, capitale à la fois de l’évanescente Belgique et d’une Europe postnationale, de telles croyances n’ont plus cours. « Un peu réac », commente une autochtone, jeune chercheuse en sciences politiques, qui trouverait pourtant « dommage » que son pays n’existe plus. « Dommage », voilà tout ? Décidément, les Belges sont aux antipodes de l’héroïsme gaullien – et ce n’est pas seulement une question de génération. Seriez-vous prêt à mourir pour la patrie ? La question est posée à un grand commis de l’État, un homme public, dans le cadre d’un entretien télévisé. Réponse décomplexée, balourde, édifiante : « Faut quand même pas exagérer ! » (sic). Inimaginable dans l’Hexagone, où le président de la République fait de la lecture des dernières lignes de Guy Môquet un devoir national. Dans le même registre, rappelons ici qu’Yves Leterme, Premier ministre (flamand) alors putatif, invité à chanter les premières mesures de l’hymne national, a entonné… la Marseillaise au lieu de la Brabançonne. C’est ainsi : la belgitude ne peut se dire que dans la dérision. C’est sa force : on ne s’embarrasse pas d’un lourd surmoi national. C’est aussi sa faiblesse : on risque toujours de sombrer dans le dérisoire. On porte les couleurs nationales, mais déclinées en accoutrements de carnaval au cours d’une « Marche pour la Belgique » aussi débonnaire que solennelle – et ce, en pleine crise politique. Farce ? Tout cela, au fond, est un peu mélancolique.

Parce qu’un tel degré de paradoxe est difficilement soutenable. Une appartenance collective ainsi traitée, aplatie par le bon sens ou mise à distance par le second degré, est forcément sujette à la dislocation. Parce que le rire, c’est corrosif. Pour exister durablement, il faut peut-être au sentiment national une dose de croyance, d’enthousiasme un peu naïf. Ce qui manque à la Belgique, c’est justement ce qui fait la force de l’affirmation nationale flamande : une entièreté sans nuances, la défense sans distance des intérêts flamands – littéralement, Vlaams Belang : c’est le nom du parti le plus ouvertement séparatiste, dont les positions extrêmes imprègnent même les modérés.

L’enthousiasme bâtisseur ou la lucidité critique : à vrai dire, ce dilemme guette peu ou prou toutes les anciennes démocraties européennes. Les Belges, c’est leur mérite et leur drame, nous en offrent une caricature. Intuition : ce n’est pas un hasard, ni une aberration, si le centre de l’Europe est un petit pays coupé en deux, à l’identité insaisissable, à la survie problématique. Anachronisme, les querelles entre Flamands et Wallons ? Retour en arrière, une éventuelle scission de la Belgique ? Oh non : inutile de se bercer d’illusions sur ce qui se joue actuellement outre-Quiévrain. Loin d’être une incongruité ringarde au cœur d’une Europe moderne, comme on se plaît à le croire dans l’Hexagone, la dislocation de la Belgique est ultramoderne.

Modernité de la Flandre

Parce que les revendications flamandes sont ultramodernes. Même s’il est rassurant, de la part des commentateurs français, de souligner que ses promoteurs les plus virulents défendent des positions proches de notre Front national. En réalité, les Flamands sont plus pragmatiques et plus étrangers à nos conceptions que cette caricature folkorique un rien fascisante. Voici un raccourci, plus juste : les Flamands en veulent pour leur argent, et l’État fédéral belge, d’après eux, leur coûte plus qu’il ne leur rapporte. C’est en tout cas ce qu’affirment la plupart des décideurs économiques flamands, qui ont trouvé leur héraut le plus audacieux en la personne de Rémi Vermeiren, ancien patron de la banque Kbc. Publié en 2005, son Manifeste pour une Flandre indépendante en Europe a créé un choc, et donné au séparatisme flamand une respectabilité, lestée par un argumentaire économique de 250 pages. Enrichis grâce à un tissu de Pme exportatrices, les Flamands travaillent plus pour gagner plus, et ne voient plus l’intérêt de payer pour des solidarités d’un autre âge : la Sécurité sociale belge est un fardeau dont ils aspirent à se débarrasser. En France, faut-il le souligner, ces thèmes sont vus comme autant de marqueurs de modernité politique. Les Flamands ne veulent plus parler français, la langue des dominants d’hier, mais il leur est naturel de parler anglais, la langue de la mondialisation. Repliés sur eux-mêmes ? Peut-être, mais aussi ouverts sur le monde, avec un musée d’Art contemporain où s’affirment les tendances d’aujourd’hui, une école de mode où s’inventent les codes de demain. Peuple portuaire et commerçant, les Flamands sont dans la mondialisation comme un poisson dans l’eau, forts de cette prime que donnent aux petites entités ouvertes la dynamique économique globale d’une part, et l’insertion dans l’Union européenne d’autre part. Anvers, où des quatre-quatre rutilantes encombrent la chaussée devant les luxueuses boutiques Vuitton ou Dries Van Notten, le surdoué local du design, est à l’image de cette Flandre riche et ambitieuse, qui sape l’unité belge de l’intérieur. En réseau serré avec Gand, Bruges, Malines, Courtrai (et Rotterdam, Hambourg et Paris), c’est une mégapole qui veut devenir, à elle seule, un pays, ou quelque chose qui y ressemble, sans assumer l’entretien coûteux d’un hinterland peu compétitif. Et pourtant – c’est là ce que nous avons tant de mal à comprendre – la plupart des Flamands ne revendiquent pas exactement l’indépendance. Ce n’est pas (plus) vraiment le sujet. Pourquoi, en effet, se délester de l’assurance-maladie, si c’est pour se payer ensuite le luxe désuet d’un réseau diplomatique ? Au nom de quoi ? Business is business. Une autonomie maximale (sociale, fiscale) ferait l’affaire à moindre frais. Plus subversive que toutes les déclarations d’indépendance, cette décohabitation progressive est en train de faire de l’État belge une coquille vide, et de nos rêves hexagonaux d’une Europe des États, les résidus d’un autre siècle – à peu près aussi actuels que les figures héroïques de la tapisserie de Bayeux à côté d’une BD de François Schuiten.

Créative à sa façon, la Belgique est pour les vieilles démocraties européennes une avant-garde, ou un symptôme (comme on voudra). Récapitulons : elle est ouverte au grand large, à la corruption, perméable au doute, aux idées, aux marchandises, à la laideur ; catholique, mais tolérante, jusqu’au vertige (l’euthanasie a été dépénalisée en Belgique en 2002, par une loi actuellement débattue parce que jugée trop contraignante) ; précieuse parce que moqueuse, et fragile pour cette raison même. Non, décidément, la belgitude n’est pas aussi pittoresque qu’elle en a l’air. Il est temps de la prendre au sérieux, parce que cette identité floue n’est pas isolée. Enracinée dans l’histoire du Vieux Continent, la déconstruction de la Belgique fait écho aujourd’hui en Europe.

Échos de la crise belge

Parce qu’ils semblent plus que jamais réalisables, les rêves des Flamands en éveillent d’autres semblables, ailleurs en Europe. Jamais les Lombards, Catalans, Basques, Écossais et Bavarois ne s’étaient autant intéressés aux turbulences politiques belges. Ces régions riches, dotées d’une forte identité culturelle, y voient à juste titre l’écho de leurs propres espoirs : une autonomie toujours plus forte, qui reléguerait parmi les vieilleries les revendications traditionnelles. « L’indépendance, ce n’est plus la question », lâche à Bilbao le jeune et ambitieux chef du Parti nationaliste basque (Pnv). Ce qu’ils veulent, les uns et les autres ? Une autonomie économique, sociale et fiscale qui créerait dans ces espaces prospères un cercle vertueux. L’argumentaire flamand pourrait être repris sans en changer une ligne par la Ligue lombarde d’Umberto Bossi ou le Parti nationaliste basque : plus d’activités, cela génère plus de ressources, ce qui permet de baisser les impôts, ce qui attire plus d’activités, etc. Et l’on s’indignera, si nécessaire, que des esprits chagrins jugent cette stratégie peu coopérative, voire y décèlent des éléments de dumping fiscal et social : ces losers n’ont qu’à faire pareil. Non ? Une objection ? C’est moins évident avec 60 millions d’habitants qu’avec 6 millions, dites-vous ? Tant pis pour vous, rétorquent aussi sec les Flamands et les autres : est-ce notre faute, aussi, si la mondialisation favorise les petites entités ouvertes ? Bref, le succès de l’entreprise flamande ferait, à coup sûr, de nombreux émules en Europe. Au Parlement européen, on s’en inquiète, notamment parmi les élus allemands : les Bavarois se sentent quelques affinités avec les Flamands. Pour ma part, je connais un étrange couple, très européen, d’une modernité déconcertante : trentenaires brillants, riches, éduqués et anglophones, parfaitement à l’aise dans le vaste monde, ils considèrent l’intégration européenne comme une évidence et l’État-nation comme un archaïsme. Ils vivent à Paris ; il est flamand, elle est basque, et leurs deux fillettes, des jumelles de cinq ans, parlent néerlandais, basque et anglais. C’est ainsi. Et si la dislocation belge était contagieuse ? Comme le faisait remarquer Guy Verhofstadt, alors Premier ministre intérimaire du petit royaume en crise :

On dit souvent que la Belgique est un laboratoire de l’Europe, et si la Belgique ça ne marche pas, alors, hein…

La contagion, c’est une hypothèse qui ne paraît pas inquiéter outre mesure les instances de l’Union européenne. L’exécutif communautaire observe un silence pesant sur la question. No comment. Pas question de s’ingérer dans les affaires intérieures d’un État membre, répète-t-on à Bruxelles – une position officielle qui devient acrobatique lorsque l’État membre en question abrite, justement, la capitale de l’Europe… Certains médias – belges francophones, notamment – soulignent en effet que cette règle d’or a souffert au moins une exception dans le passé, lors de l’arrivée de ministres du parti de Jorg Haider au gouvernement autrichien. Reste une certitude : objectivement, l’Union européenne favorise les Flamands et les autres, parce qu’elle leur offre l’espace de paix et de commerce indispensable à leur essor, et même la monnaie qui va avec, l’euro, sans lequel la Belgique aurait payé sa crise politique par une crise de change. C’est pourquoi les décideurs flamands (et lombards, et basques) sont des pro-Européens convaincus. Dans ce contexte trouble, Gérard Deprez, eurodéputé belge et homme politique wallon, ne cache pas son désarroi :

Le silence officiel de l’Europe sur la question est étonnant, parce que le cas belge est à la fois dérisoire en Europe, et exemplaire pour l’Europe. Le divorce de deux communautés, n’est-ce pas la remise en question de ce qu’est l’Europe, à savoir la solidarité, la péréquation entre les régions ?…

Pas si sûr. Une Europe faite de puissants pôles régionaux morcelés plutôt que d’États-nations campés sur leur légitimité historique n’aurait pas que des inconvénients, vu de la Commission européenne. C’est Bruxelles contre Bruxelles ; c’est un dialogue impossible entre les eurocrates de l’exécutif communautaire, rue de la Loi et rue Béliard, pour qui l’Europe est une bataille permanente avec vingt-sept États membres plus ou moins obtus, et les Bruxellois qui, à Ixelles, Saint-Gilles, Uccle ou Boisfort, pendent des drapeaux à leurs fenêtres comme on jetterait une bouteille à la mer. Entre la belgitude et l’Europe, l’histoire d’amour a laissé place au silence, mortel pour les couples.

Rond-point de l’Europe

Les Belges ont fourni à l’Europe de grands commis, des diplomates indispensables, de Paul-Henri Spaak à Jean-Luc Dehaene : leur sens du compromis, leur habileté négociatrice et leur culture du compromis font merveille dans les enceintes feutrées du Conseil de l’Union européenne, dans les commissions du Parlement européen et dans les bureaux de la Commission. Les Français y sont au contraire desservis par une culture du clivage. Bruxelles est la capitale de l’Europe, c’est entendu, à tel point justement qu’on finit par ne plus l’entendre. Et pourtant c’est très vrai : l’évanescente Belgique est le centre politique de l’Europe. Ce qui signifie aussi, logiquement, que la culture politique européenne porte la marque d’un syndrome belge.

Forte des atouts d’une grande puissance, forte de plus de cinq cents millions d’habitants, l’Union européenne se prend pour un petit pays. Son credo économique, on le lui reproche souvent, n’est pas celle d’une grande puissance, mais d’un bon gestionnaire. Ou d’une bonne ménagère. Pas de largesse, pas de dépenses discrétionnaires, un sou est un sou. Comme la Belgique, elle se méfie de la puissance. « L’Europe c’est la paix, l’Europe c’est la prospérité » : ces lieux communs des sommets européens indiquent que les valeurs des guildes flamandes sont celles de la modernité européenne ; que celles des chevaliers et des moines appartiennent à son histoire (et honnêtement, qui s’en plaindra ? qui regrettera sérieusement les alliances et les combats d’antan entre le sabre et le goupillon ? ni vous ni moi). Logiquement, on retrouve le même goût pour le commerce, la libre circulation des marchandises et des capitaux, le goût du détail, manifesté par ces tombereaux de directives infinitésimales (mais qui changent nos vies), aussi infinitésimales qu’un roman de Jean-Philippe Toussaint ; on retrouve cette absence d’apparat, cet effacement des symboles de pouvoir, toujours suspects.

D’où un certain vide. Il n’est pas anodin que le centre politique de l’Europe, dans le quartier européen de Bruxelles, soit un rond-point battu par les vents, le fameux rond-point Schuman. D’un côté, le bâtiment du Conseil de l’Union européenne, le Justus Lipsius ; de l’autre, celui de la Commission, le Berlaymont. Granit, verre et béton, hauts lieux de pouvoir d’une déprimante neutralité architecturale. Ce que nous dit ici cette Europe qui se prend pour un petit pays, comme la Belgique qui est son épicentre, c’est sa profonde méfiance vis-à-vis de la puissance, son désir de l’encadrer, de l’aplatir. Ce que nous dit l’Europe au rond-point Schuman, c’est littéralement : « Circulez, il n’y a rien à voir. » Il suffit de respecter le code de la route, et les règlements communautaires. Doit-on débattre publiquement, élire des représentants du peuple pour savoir s’il est opportun de traverser au rouge ? Non. C’est ici, au centre névralgique de l’Europe, le degré zéro de l’espace public. Cette modestie sans grâce est une façon de prétendre que l’on ne fait pas de politique (de la gestion, si).

Normal : cette construction institutionnelle atypique qu’on nomme Europe n’est pas un pays. Il n’y a rien dans cet évitement prudent qui dérange les Belges. Et pour cause : dans le plat pays, on l’a vu, la politique est, ou bien dérisoire (la corruption endémique des élus, les scandales de Charleroi en témoignent), ou dangereuse (fauteuse de guerres). Significatif : Tintin, héros belge, plaît en Europe. Mais pas aux États-Unis, où l’on préfère Superman à ce boy-scout un peu falot qui jamais ne songe à sauver le monde. Tintin possède tous les talents, mais contrairement aux super-héros d’outre-Atlantique, il fuit la puissance. Observons au passage, rapidement, sans s’appesantir, que c’est là une attitude largement partagée en Europe, à la fois dans les petits pays d’Europe centrale et orientale qui se méfient des grandes puissances, et dans plusieurs grands pays qui se méfient de la puissance (en Allemagne, en Italie, l’État-nation est plus récent, et la mémoire d’Hitler et de Mussolini nourrit une méfiance contre ses abus de pouvoir, toujours possibles – même chose en Espagne, marquée encore par le long règne de Franco). En somme, il faut être français, c’est-à-dire un peu fou, pour rêver avec nostalgie à un retour du Politique ; il n’en sortirait rien de bon (pensent nos voisins belges, qui jugeraient en outre cette majuscule ridiculement prétentieuse). L’exception est française, et la belgitude européenne. Ce ne serait peut-être pas si grave, ce pourrait même être réjouissant, si seulement l’Union européenne avait aussi hérité de ce petit royaume paradoxal son sens profond de la dérision.

  • *.

    Journaliste. Vient de passer un an à Bruxelles.

  • 1.

    Bye bye Belgium : c’est le titre du docu-fiction construit autour d’un prétendu scoop : « La Flandre vient de déclarer unilatéralement son indépendance ! » diffusé par la Rtbf le 16 décembre 2006. Voir l’analyse dans Esprit : Annick Jamart, « Encore une blague belge ? Le canular de la Rtbf », février 2007.

  • 2.

    Un trio révélateur : Luther est allemand ; Machiavel, florentin ; Érasme, le sage et peu téméraire Érasme, l’ennemi des partis pris, dont la prudence ironique est la meilleure arme, est né à Rotterdam, au temps où les Pays-Bas actuels formaient avec la Belgique les Pays-Bas bourguignons, partie intégrante du Saint Empire romain germanique.

  • 3.

    Comme les autres auteurs belges de BD, Hergé a gommé les signes de belgitude, pour l’exportation.

  • 4.

    En vrac, parmi les plus récents, quelques titres crépusculaires : le Siège de Bruxelles, roman de Jacques Neirynck (1996), Tocsin pour la Belgique, essai de Benoît Beyer de Ryke (2000), D’outre-Belgique, récit d’Yves Wellens (2007), La France doit-elle annexer la Wallonie ? de Claude Javeau (2008).

  • 5.

    Brüsel, BD de François Schuiten et Benoît Peeters, Paris, Casterman, 1992.

Ève Charrin

Journaliste pour la presse économique, elle a vécu en Inde et en Belgique. Elle s'intéresse à l’expérience contemporaine de la globalisation, notamment à ses expressions littéraires, et au contraste des imaginaires qui s’y échangent.   Elle a publié L’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007 et La Voiture du peuple et le sac Vuitton. L’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013.…

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