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L'égalitarisme automatisé

Sur l'idéologie de la Silicon Valley

Contrairement au discours de la neutralité technologique, il y a bien un programme politique qui anime la Silicon Valley. Il consiste en une réinterprétation de l’idéal égalitaire, qui passe par l’abstraction des caractères particuliers et produit de nouvelles exclusions.

La Silicon Valley, c’est avant tout un site géographique. Du sud de San Francisco jusqu’au sud-est de la baie du même nom s’étale la vallée de Santa Clara. Associée aujourd’hui aux start-up et aux jeunes pousses technologiques, la vallée était d’abord connue comme le grand verger des États-Unis, avec une arboriculture fruitière des plus prospères. Comment ce site d’une quarantaine de kilomètres de long est-il devenu, en l’espace de quelques décennies, le technopôle le plus influent de la planète ? Comment expliquer l’attrait de son modèle, qui ne cesse de faire des émules partout dans le monde ?

La plasticité, tout un programme

La Silicon Valley se construit en deux vagues successives, la première au tournant des années 1930-1940 et la seconde au tournant des années 1960-1970. Dans les deux cas, le schéma est identique : on évoque le besoin de technologies nouvelles pour porter des idées issues des universités et on fait appel à des initiatives privées pour mener à bien des projets considérés d’utilité publique.

La première vague s’opère dès les années 1930. Un professeur d’ingénierie électrique à l’université de Stanford, Frederick Terman, parvient à convaincre deux de ses étudiants, William Hewlett et David Packard, de fonder leur entreprise d’électro-oscillateurs non pas sur la côte est, mais à proximité du campus universitaire (Walt Disney sera parmi les premiers clients). La recherche universitaire sur les tubes à vide (klystron, magnétron) se traduira par d’autres créations d’entreprises privées, qui proposent leurs services à l’armée américaine notamment (le klystron est employé pour les radars). Pendant la Seconde Guerre mondiale, les investissements massifs autour des bases militaires installées sur la côte Pacifique, comme la création d’un laboratoire pour l’aéronautique militaire (Ames Research Center), finiront par parachever ce qu’on appellera plus tard le complexe militaro-technique. Un rôle décisif reviendra au Stanford Industrial Park, créé pour offrir la recherche de pointe au gouvernement, mais aussi aux entreprises privées.

Vers les années 1960-1970, c’est une deuxième vague qui déferle, associée cette fois au triomphe du silicium. La recherche de pointe exige une disruption technologique, et le Stanford Industrial Park mise sur un nouveau matériau semi-conducteur afin de construire ses transistors, ses puces et autres mémoires électromagnétiques. On abandonne le germanium largement employé jusque-là, pour opter pour le silicium. Contrairement aux autres semi-conducteurs, le silicium s’avère extrêmement polyvalent : il peut être combiné avec un grand nombre d’autres atomes, ce qui ouvre une gamme presque illimitée de possibilités d’interconnexion. Des possibilités qui n’ont pas seulement été utilisées en chirurgie esthétique – le silicone plastique est créé par liaison avec des atomes d’oxygène –, mais aussi dans l’industrie informatique (pour la construction de nouveaux circuits flexibles).

Le semi-conducteur accède à une valeur presque métonymique pour venir désigner le complexe industriel de la vallée et, en 1971, un journaliste local, Don Hoefler, forge le terme de Silicon Valley, qui s’est largement imposé depuis. Une valeur métonymique, parce que la plasticité du silicium vaut en quelque sorte pour la promesse tout entière de la Vallée : tout est voué au changement, et la technologie doit épouser au plus près les formes à venir ; le silicium n’a pas de forme, il peut toutes les adopter. Avec ses quatre électrons de valence, il établit des liaisons de covalence avec ses atomes voisins, et la structure se propage de proche en proche, sans limites apparentes. Tout est voué à être «  siliconisé  », voilà l’espoir ; grâce au semi-conducteur, tout peut prendre forme. Avec une plasticité informe comme condition de la mise en forme, on accède à une informatique qui tient du prodige.

Si, au niveau de l’infrastructure, on a donc affaire à du hardware qui renie d’emblée sa dureté, pour promettre au contraire tous les arrangements possibles, cette flexibilité programmatique se retrouve aussi au niveau des applications, dans le software. Le silicium sert à enregistrer, stocker et transmettre des séquences hexadécimales, octales ou binaires, mais en tout cas numériques, qui, en vertu de leur nature discrète, sont recomposables à souhait.

C’est justement cette reconduction à une opposition ultime – le 0 et le 1, inspirée par l’ingénierie électrique qui ne connaît que ces deux positions – qui permet d’accéder à une sorte de langage universel dont la philosophie avait toujours rêvé, et dont Leibniz avait anticipé au xviie siècle le principe avec sa characteristica universalis. Langue sans parole, le code ­s’affirme d’entrée de jeu comme métalangage, comme structure permettant de traduire tous les autres idiomes. Tout peut être transcrit dans cette écriture nouvelle ; il n’y a rien qui ne soit, du moins en droit, traduisible en code. Et si, d’aventure, on devait constater encore quelques bugs, il suffira de réécrire les lignes de code fautives.

Il n’y a rien qui ne soit, du moins en droit, traduisible en code.

En somme, tout se passe comme si la technologie matérielle et la structure logicielle se rejoignaient dans un possibilisme qui est un peu la marque de fabrique de la vallée californienne. Cet ordinateur universel, dont Alan Turing avait simplement posé les bases théoriques, semble désormais à portée de main, de sorte que l’infrastructure et la superstructure, la prouesse technologique et l’idéologie utopique se superposent jusqu’à ne faire plus qu’un : tout devient possible. Or ce possibilisme repose bien sûr sur un étrange déni, car les ingénieurs sont constamment occupés à mettre en retrait leur propre exploit. Plus la technologie est consommée, plus elle devra se faire oublier. Finie l’époque où l’on devait encore maîtriser les commandes de DOS pour accéder aux fonctions de base de son ordinateur ; à présent, c’est l’intuitivité des surfaces qui prime, au risque de rendre encore un peu plus analphabète l’utilisateur, devenu incapable de regarder sous le capot. Les écrans n’ont jamais paru plus instinctifs qu’aujourd’hui, et certains réagissent même déjà au doigté, suggérant à tort un état de transparence ultime et de prise immédiate sur le contenu, alors que, de fait, l’infrastructure n’a jamais été aussi impénétrable. Et bien sûr, les appareils orientent massivement les usages que l’on peut en faire, suggérant tel emploi, tel mot-clé, tel achat.

Mais avant d’incriminer l’une ou l’autre entreprise ou l’un ou l’autre prestataire de service, on serait bien avisé d’interroger la métaphysique qui accompagne notre relation aux technologies. La plupart d’entre nous continuent imperturbablement de penser que la forme et la matière s’opposent, et que le médium n’a pas d’influence sur le contenu. C’est sur ce fond métaphysique qu’a pu fleurir ce discours de la neutralité technologique, dont la Silicon Valley est le premier promoteur. Il s’agit en quelque sorte du paradoxe de la matérialité immatérielle, d’une trame dont sont ourdis les rêves d’une transformation perpétuelle, d’une matière plastique désavouant sans relâche sa propre condition matérielle. Tout comme la chirurgie plastique et sa promesse d’un corps malléable qui se réajuste en permanence à l’image que lui impose le désir, il s’agit ici de la conception d’une société dont les infrastructures peuvent être entièrement transférées sur des grappes de silicium mobiles et reconstruites à souhait.

En effet, et quoi qu’en disent la plupart de ses acteurs, il devient de plus en plus difficile de nier qu’il y a bien un programme politique qui anime la Silicon Valley. Dès 1995, les sociologues britanniques Andy Cameron et Richard Barbrook parlaient d’une « idéologie californienne » dans laquelle convergent des idées de gauche et un libéralisme économique[1]. En ­l’occurrence, la Silicon Valley ne se contente pas de fournir des circuits semi-conducteurs ; elle poursuit également un programme politique nourri de composantes utopiques.

La part d’utopie : une vallée sans larmes

Fred Turner a rappelé tout ce que la Silicon Valley doit à la culture contestataire des années 1960 et 1970[2]. Il ne reste plus grand-chose de cet élan des débuts, et la cyber-capitalisation a pris le dessus sur la contre-culture, ne gardant que ces quelques exceptions qui confirment la règle, comme le festival Burning Man en plein désert, où les geeks des circuits intégrés retrouvent pendant une semaine le frisson d’une vie pré-­technologique. Mais on aurait tort de minorer la part d’utopie qui continue en sous-main à alimenter la machine à rêve. Les promesses sont multiples, et elles tiennent tout d’abord à une simplification des processus. En 1962, John Linvill, successeur de Terman sur la chaire d’électro-ingénierie de Stanford et père d’une fille aveugle, développe l’Optacon. Grâce à ce dispositif transcrivant des caractères imprimés en vibrations équivalentes au braille, les aveugles ont désormais accès à l’ensemble des livres.

Ce possibilisme s’accompagne d’un refus du négatif. En un sens, la Silicon Valley est une vallée qui refuse les larmes et se plaît à célébrer une positivité sans faille, dont témoigne le nombre incalculable d’applications promettant une vie repoussant les limites de la vie. Ainsi, une start-up basée à San Francisco et à Tampa, Ambrosia, propose actuellement des transfusions sanguines au tarif de 8 000 dollars la séance de deux litres. L’objectif affiché consiste à « rajeunir » le stock de sang et prolonger la durée de vie. D’autres entreprises sont plus sceptiques, mais proposent malgré tout un « bio-hacking », offrant un séquençage complet du génome personnel, en attendant des technologies plus avancées pour répliquer le code génétique. Enfin, les entreprises de cryogénisation enregistrent un nombre croissant de demandes émanant d’individus souhaitant se faire congeler après la mort, jusqu’au jour où la science aura trouvé le moyen de ressusciter les défunts. La quête de la vie éternelle paraît intimement liée aux utopies de la Silicon Valley : pouvoir recommencer, encore et encore. La faillite momentanée n’est que rebond.

Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, s’est toujours refusé à ce genre de fantasmes cryogéniques, pour leur préférer une ingénierie sociale. À l’en croire, les réseaux sociaux sont en mesure de créer une société plus juste et plus harmonieuse. Zuckerberg n’hésite pas, par ailleurs, à s’en remettre à un droit humain à la connectivité, qu’il souhaite garantir grâce à des technologies accessibles à tous. Sous sa houlette, un consortium a lancé en 2013 l’initiative Free Basics (le nom d’origine était Internet.org) afin de pourvoir les pays sous-développés d’un accès de base à Internet. Au nom d’une lutte contre la fracture numérique, le programme a été proposé gratuitement à des pays d’Afrique de l’Est, comme le Kenya ou la Tanzanie, ainsi qu’à l’Inde, afin que tous les citoyens aient indifféremment accès à ce qui permet de vivre une vie digne et épanouie. On notera que, dans le forfait offert, qui prévoit une version réduite d’une bonne douzaine d’applications, mis à part Wikipedia, toutes proviennent de fournisseurs commerciaux, dont Facebook.

L’utopie communicationnelle

On peut voir dans l’idéologie de la Silicon Valley une interprétation idiosyncratique de quelques grands idéaux progressistes issus des Lumières. Ainsi, les hiérarchies centralisées sont abandonnées au profit de relations horizontales, la métaphore du réseau remplace celle de la pyramide, le principe de la légalité prime sur le principe de créativité. Mais au premier chef, il en va d’une réinterprétation de l’idéal égalitaire. Dans le monde «  siliconisé  », tout – et donc : tout le monde – est traité de la même façon. Ignorer cet aspect serait ne pas comprendre l’attrait du modèle californien : pendant que Max Weber invoquait l’esprit protestant du capitalisme, il faudrait peut-être parler d’un esprit égalitaire des données. À ceci près que c’est d’un égalitarisme très spécifique qu’il s’agit, puisque celui-ci se caractérise non pas tant par sa nature inclusive, mais par l’abstraction : en lieu et place d’un égalitarisme qui tient compte de chacun et de chaque chose, dans sa singularité, l’égalitarisme passe par une égalisation, et donc par l’abstraction des caractéristiques particulières. ­L’algorithme crée une situation d’équivalence généralisée qui, à son tour, permet de comparer l’incomparable.

L’algorithme trie et ordonne, mesure et évalue,
mais ne juge pas.

Dans l’histoire des luttes sociales, l’indifférence à l’origine sociale ou à la distinction symbolique a joué un rôle décisif dans la conquête des droits civils et le progrès social en général. Cette pulsion égalitaire a été absorbée par l’algorithme, ce qui lui donne en même temps une inflexion particulière : tenir compte de tout, pour permettre son décompte, c’est inaugurer une indifférence d’un nouveau genre. L’algorithme trie et ordonne, mesure et évalue, mais ne juge pas ; il lui importe peu de savoir à quel genre d’objets il a affaire : mouvements organiques ou inorganiques, êtres vivants ou mécaniques – les hiérarchies se sont évanouies. Plus de différence entre le signifiant et l’insignifiant ; le seul facteur qui compte désormais est ce qui peut être calculé (à condition d’avoir été rendu calculable). En les décomposant en une multitude d’éléments finis et discrets, les choses intègrent enfin l’univers des objets calculables. Voilà comment la numérisation crée un nouvel égalitarisme automatisé : pour que toute chose reçoive la même considération, l’algorithme doit s’abstenir de toute prise en compte du sens. Shannon et Weaver, les pionniers des technologies de communication des Bell Labs, l’avaient prédit : les questions de sémantique sont sans rapport avec les performances techniques ; l’efficacité de l’algorithme est directement liée à son indifférence vis-à-vis du sujet traité.

La métaphysique de la communication

Au-delà de toutes les métaphores réticulaires et d’interconnectivité qui ont cours dans la Silicon Valley, à un niveau technologique, on en revient encore souvent aux origines de la théorie mathématique de la communication, conceptualisée entre 1939 et 1948, par Claude E. Shannon et Warren Weaver.

Cette théorie, qui a essaimé, une fois délestée de ses aspects les plus techniques, dans les sciences humaines et sociales, consiste au fond en une théorie télégraphique : un émetteur, un message encodé par l’émetteur, un canal qui le transporte, et un récepteur qui le décode. Le succès du modèle tient indubitablement, en partie, à sa versatilité, dès lors qu’il peut s’appliquer à tous les supports : peu importe si la communication se fait par signaux lumineux, électriques, sonores ou encore neuronaux, l’essentiel consiste à vérifier, par des boucles rétroactives, si le canal est bien transparent et si le message envoyé correspond en tout point au message reçu. Cette vérification implique de séparer radicalement le matériau du contenu et la syntaxe de la sémantique. Il en va de l’appareil de récursion (qui vérifie la qualité de la transmission) comme des moines copistes du Moyen Âge : moins ils comprennent ce qu’ils retranscrivent, moins ils sont tentés d’intervenir sur le contenu. Les deux pionniers de la théorie mathématique de la communication, Shannon et Weaver, avaient déjà insisté là-dessus : « souvent, les messages ont une signification », constate Shannon. Mais il tempère tout de suite sa remarque : « Ces aspects sémantiques de la communication ne sont pas pertinents pour le problème technique[3]. » Pour l’ingénieur, comme pour la machine, la nature du message est indifférente, il s’agit seulement d’assurer qu’il arrive à bon port. Voilà pourquoi, en droit, cela ne change rien au résultat, qu’il s’agisse d’un texte sacré ou d’un balbutiement dépourvu de tout sens, d’instructions militaires ou d’une séquence numérique aléatoire. « En ce qui concerne l’information[4] », résume Warren Weaver, deux messages peuvent être absolument équivalents.

La théorie mathématique de la communication permet donc de consommer le divorce métaphysique entre le message et son transport, ouvrant au discours contemporain sur la neutralité technologique. Selon celui-ci, plus la technologie sera perfectionnée, moins elle interférera avec le contenu, laissant toute latitude aux utilisateurs de s’en servir comme bon leur semble. Bien évidemment, rien n’est plus faux : non seulement les normes technologiques se font massivement sentir aujourd’hui, orientant fortement les pratiques, mais l’illusion d’une dématérialisation complète de l’infrastructure fait oublier l’incidence de ces technologies sur les ressources naturelles. Bien que l’expression du cloud computing le suggère, les données ne sont pas stockées dans les nuages, mais bien sur le plancher des vaches. Le sol de la Silicon Valley est aujourd’hui perfusé de composantes chimiques hautement toxiques (xylène, trichloréthylène, acide sulfurique, Fréon 113,  etc.) et depuis les années 1980, l’Agence de protection de l’environnement (EPA) a classé vingt-neuf sites comme présentant des niveaux de toxicité extrêmes. Cette concentration toxique ne provient pas d’une quelconque extraction minière mais, pour ­l’essentiel, de résidus de puces électroniques et des déchets générés par la production des circuits de silicium[5]. La dématérialisation que nous promet la communication virtuelle cache mal tout ce gigantesque amoncellement de rebuts : tandis qu’on annonce une connectivité sans trêve, il faut construire des centres de données aux capacités de stockage toujours plus importantes, exigeant un refroidissement constant et au bilan énergétique désastreux (en l’occurrence, le bilan carbone de mille livres papier est meilleur que celui de l’équivalent dématérialisé, que l’on consommerait sur une liseuse électronique).

Les oiseaux de mauvais augure, les technophobes et autres adeptes de capucinades ont vite trouvé le coupable : la numérisation du monde et la réduction du réel à de simples paquets de données. C’est oublier que la numérisation est une technique culturelle des plus archaïques, bien plus ancienne que la découverte du silicium. Depuis les bouliers de calcul de l’Antiquité, la numérisation équivaut à une discrétisation : la transformation d’un ensemble analogique (tout segment sur lequel on pourra toujours indiquer un nombre infini de points ultérieurs) en une série discrète (toute série dont les écarts sont définis par des vides réguliers). En un mot, la numérisation/discrétisation est une normalisation. L’enjeu n’est donc pas la numérisation en soi, mais le déni de formatage qui ­l’accompagne dans le discours contemporain. En d’autres termes, l’idéologie de la Silicon Valley favorise un idéal de libéralité qui fait constamment l’impasse sur les conditionnements que, de fait, elle impose.

Un exemple parmi d’autres pour illustrer l’effet d’un tel déni est le projet politique de la gouvernance par plateformes. Tim O’Reilly, qui a popularisé le concept de web 2.0 et celui d’open source, et que certains n’hésitent pas à qualifier d’oracle de la Silicon Valley, propose, avec son initiative du « gouvernement comme plateforme », d’élargir le modèle des applications commerciales à l’administration des choses communes. Au nom d’une lutte contre les déficits démocratiques, mais aussi contre les excès ­d’ingérence bureau­cratique, l’initiative, largement relayée, propose de réduire le rôle de l’État à celui d’un fournisseur d’accès et de plateforme, sur laquelle les citoyens pourront définir eux-mêmes et en toute liberté leurs priorités politiques[6]. On peut considérer qu’il s’agit ici d’une version améliorée du libertarisme d’Ayn Rand (1905-1982), cette écrivaine d’origine russe dont les idées, bien avant que Donald Trump ne clame fièrement son admiration pour ses romans, ont circulé largement entre les garages de la Bay Area, jusqu’à devenir une sorte de figure tutélaire secrète[7]. Ce libertarisme amplifié – on pourrait parler d’un «  totalibertarisme  » – répond exactement au dualisme métaphysique mis en évidence : d’une part, une fonction ingénieuriale (revenant à l’État), qui prétend se cantonner à un rôle apolitique puisque technocratique, et de l’autre, le libre jeu de la démocratie. Mais comment expliquer alors que ce genre de positions libertaires ne soit pas plus ouvertement assumé ?

Pourquoi la Silicon Valley soutient la social-démocratie

Certains se sont montrés surpris en découvrant que de nombreuses entreprises californiennes, dont les fondateurs confessent leur attirance pour des positions libertaires, avaient soutenu des gouvernements démocrates, favorables à un État plus fort. La réponse, pourtant, est vite trouvée : les pouvoirs publics contribuent considérablement à les financer. C’est moins l’argument de l’effort de guerre qui compte, comme aux débuts de la Silicon Valley, que celui des nouveaux partenariats publics-privés et de l’allègement de la dette publique. En Californie (mais au-delà, en Floride, ou encore dans certaines zones du Canada), un nombre croissant de municipalités est en train d’expérimenter la délocalisation des services communaux, et ce notamment pour le transport public : au lieu d’entretenir des lignes de bus coûteuses et leurs chauffeurs syndiqués, de plus en plus de municipalités proposent à leurs citoyens des trajets subventionnés avec Uber ou Lyft. L’argent des contribuables est donc directement reversé aux entreprises, et l’administration communale s’évite de devoir investir dans l’infrastructure des transports. Non seulement de telles réallocations budgétaires favorisent clairement les populations aisées – pour pouvoir avoir recours à Uber et à des prestataires comparables, il faut une carte de crédit – mais en outre, cela signifie l’arrêt à long terme des investissements dans les transports publics.

Naomi Klein a bien résumé ce changement de mentalités : « Un système qui brouille les lignes entre le big government et le big business n’est ni libéral ni conservateur ni capitaliste, mais simplement corporatiste[8]. » Que des entreprises privées soient sous perfusion de fonds publics est un fait qui ne concerne pas seulement des services individuels, mais qui touche à une reconceptualisation générale de l’administration publique. Le new public management impose un nombre croissant de partenariats avec des entreprises technologiques, et ainsi, on observe le développement de coopérations entre les villes et des entreprises de transport comme Uber. Au nom d’une transition vers la « ville intelligente », les autorités travaillent de plus en plus avec les données statistiques de fournisseurs de services, pour réorganiser le trafic par exemple et éviter les bouchons. L’idée peut paraître bonne de moduler le rythme des feux rouges, pour mieux tenir compte des usages réels, mais à long terme, ce genre de partenariats est loin d’être anodin. Tandis qu’une entreprise comme Uber pourrait avoir tout intérêt à ce que la circulation des métropoles reste fluide, il est peu probable que les données que ses chauffeurs récoltent débouchent sur la recommandation qu’il vaudrait mieux construire plus de pistes cyclables.

L’égalisation promue par les algorithmes, si elle se rattache à la promesse d’égalité, n’est pas à confondre avec celle-ci. Loin d’être inclusive, elle produit au contraire de nouveaux clivages et de nouvelles exclusions. Du point de vue de l’instrumentalisme technologique, les organismes sont ramenés au plus petit commun dénominateur, qui est celui de leur fonctionnalité potentielle. L’insensibilité à la singularité répond à un effacement de la différence, à une in-différence. Shoshana Zuboff propose quant à elle de parler d’une « équivalence sans égalité [9] ».

Un modèle civilisationnel

On a souvent entendu que la Silicon Valley n’avait aucun programme politique, tout au plus un programme moral. Il est vrai que des slogans tels que « Ne soyez pas malveillants » ou « Faites du monde un lieu meilleur » militent en faveur d’une telle lecture morale. Pourtant, à y regarder de près, il y a bien un programme politique. Si c’étaient initialement les pouvoirs publics qui avaient fortement impulsé le développement technologique, et la conception des logiciels comme interface, le mouvement s’inverse : l’État est appelé à s’inspirer lui-même des plateformes, et à ne servir plus que d’infrastructure supposément neutre aux tractations des individus. La neutralité affichée quant aux contenus et aux pratiques, que ses plateformes sont censées rendre possible, relève d’une schizophrénie délétère. Au-delà du « capitalisme des plateformes » et de son système de rentiers qui s’alimentent de la valeur générée par les usagers de leurs interfaces[10], ce qui est en jeu, c’est tout un système civilisationnel qui ne dit pas son nom. Toute­fois, ceux qui agitent le spectre de la surveillance totale, ou celui d’un Big Brother aux aspirations machiavéliques, se trompent toutefois tout autant que les esprits candides, qui continuent de penser que le format d’une technique n’a aucune incidence sur la manière dont on s’en sert. Ce genre de malentendu est savamment entretenu par les entreprises elles-mêmes, à l’instar d’Uber, qui se targue d’offrir toute liberté aux chauffeurs quant à leurs heures de travail, alors que l’on sait aujourd’hui que l’interface fait tout pour étendre – encore et encore – le temps de conduite[11].

Aussi longtemps que nous nous évertuerons à ne voir dans les flux numériques que des simples nuées sans corps, et que nous continuerons à opposer la base et la superstructure, les idées et leurs circuits, nous serons incapables d’inventer d’autres codages et d’autres pratiques. Pour le redire simplement : le problème n’est pas le code en soi, mais son inaccessibilité. Dans le jargon informatique, ce serait le « refus de service » (denial of access). L’anthropologie nouvelle – celle d’un homo reticulatus dont l’existence tout entière se veut en réseau – est pourtant directement inspirée de ces circuits de silicium qui se sont développés aux alentours de la Silicon Valley. Bien évidemment, le modèle s’exporte, et cela fait longtemps qu’il ne se limite plus à cette aire au sud de la baie de San Francisco : les initiatives pour le répliquer ailleurs, à Bangalore ou à Shenzhen, ne manquent pas. Il s’agit de comprendre son attrait, et sa promesse d’égalité qu’aucune loi ne pourra jamais satisfaire. Mais cette mise sur un pied d’égalité n’est pas sans coût, n’en déplaise aux proclamations californiennes. Comme le statisticien Alain Desrosières n’a cessé de le répéter, les données ne sont pas données. Elles résultent d’architectures complexes dont ses usagers seraient bien avisés d’étudier les plans de construction, si on veut éviter, le cas échéant, que l’égalitarisme de l’égalisation devienne réellement un totalibertarisme.

 

[1] - Andy Cameron, et Richard Barbrook, “The Californian Ideology” [1995], repris dans Peter Ludlow, (sous la dir. de), Crypto-Anarchy, Cyberstates, and Pirate Utopias, Cambridge, MIT Press, 2001, p. 363‑387.

[2] - Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture [2006], trad. par Laurent Vannini, préface de Dominique Cardon, Caen, C&F, 2013.

[3] - Claude E. Shannon, “A mathematical theory of communication” [1948], dans Claude E. Shannon et Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, Urbana, University of Illinois Press, 1949, p. 3.

[4] - W. Weaver, “Recent Contributions to the Mathematical Theory of Communication”, dans C. E. Shannon et W. Weaver, The Mathematical Theory of Communication, op. cit., p. 99.

[5] - Jennifer Gabrys, Digital Rubbish: A Natural History of Electronics, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2011, p. 1 et passim.

[6] - Tim O’Reilly, “Government as a Platform”, Innovations: Technology, Governance, Globalization, vol. 6, n° 1, janvier 2011, p. 13-40.

[7] - Travis Kalanick, l’ancien patron d’Uber, en fit son modèle : James B. Stewart, “As a guru, Ayn Rand may have limits. Ask Travis Kalanick”, New York Times, 22 décembre 2017.

[8] - Naomi Klein, La Stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre, trad. par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Arles, Actes sud, 2008.

[9] - Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, New York, Public Affairs, 2018, p. 354.

[10] - Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, Polity Press, 2017.

[11] - Alex Rosenblat, Uberland. How Algorithms Are Rewriting the Future of Work, Oakland, University of California Press, 2018.

Emmanuel Alloa

Philosophe et professeur ordinaire en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Fribourg, Emmanuel Alloa a coordonné le dossier « L’idéologie de la Silicon Valley » pour la revue Esprit (mai 2019). Il a publié récemment : Partages de la perspective (Fayard, 2020).

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Loin d’être neutres, les entreprises technologiques de la Silicon Valley portent un véritable projet politique. Pour les auteurs de ce dossier, coordonné par Emmanuel Alloa et Jean-Baptiste Soufron, il consiste en une réinterprétation de l’idéal égalitaire, qui fait abstraction des singularités et produit de nouvelles formes d’exclusions. Ce projet favorise un capitalisme de la surveillance et son armée de travailleurs flexibles. À lire aussi dans ce numéro : perspectives, faux-semblants et idées reçues sur l’Europe, le génocide interminable des Tutsi du Rwanda et un entretien avec Joël Pommerat.