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Photo : Ahmed Abu Hameeda
Photo : Ahmed Abu Hameeda
Dans le même numéro

Syrie : une justice hors de portée ?

juin 2017

Face à l’impunité des crimes commis en Syrie contre des civils, notamment du fait de l’impasse des institutions internationales, il est possible de promouvoir de nouvelles formes de justice : la compétence universelle, la justice transitionnelle et le procès symbolique.

Face à l’impunité des crimes commis en Syrie, il est possible de promouvoir de nouvelles formes de justice. Cette inventivité et ce volontarisme sont indispensables pour dépasser le blocage actuel des juridictions internationales, d’autant plus choquant que jamais une guerre en cours n’aura été autant documentée que celle-ci1. De nombreux facteurs y concourent : la longue durée du conflit qui est entré en 2017 dans sa sixième année ; une désinhibition sans précédent dans l’usage d’une violence dont l’objectif premier est de terroriser et qui s’exerce à ciel ouvert, quand elle n’est pas mise en scène et revendiquée ; le travail des Ong locales et internationales dont certaines mettent en place des bases de données ; la création d’une commission d’enquête internationale par l’Onu ; le fait que la difficulté d’accès au terrain (pour les reporters de guerre, les enquêteurs internationaux) soit contrebalancée par la remontée des témoignages directs et des images prises sur le vif grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux2 ; l’accès à un nombre immense de victimes et de témoins de crimes réfugiés à l’extérieur du pays. Nous ne pouvons donc nous cacher derrière une prétendue ignorance.

Les crimes et leurs responsables

Le conflit a fait à ce jour plus de 310 000 morts, 100 000 disparus et environ 12 millions de réfugiés ou déplacés – soit plus d’un Syrien sur deux. Au 30 septembre 2016, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Hcr) comptabilisait plus de 4, 7 millions de réfugiés syriens dans les pays limitrophes, ces derniers accueillant 90 % des déplacements – n’en laissant qu’une infime minorité à l’Europe et aux autres pays ; 7, 6 millions seraient déplacés à l’intérieur du pays (pour eux, les chiffres sont forcément plus compliqués à établir). Depuis avril 2014, les estimations ne sont plus dressées par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (Hcdh) mais par des organisations syriennes ayant bénéficié de formations à cet effet. Les statistiques et les méthodes diffèrent parfois d’une association à l’autre. Le Syrian Center for Policy Research totalisait 470 000 morts début 2016. Le Syrian Networks for Human Rights établit annuellement leur nombre en fonction de leur statut (civil ou combattant) et en les rattachant à des responsables (des forces et non des individus). La précision des chiffres est à prendre avec précaution, non pas parce qu’ils seraient volontairement mensongers mais parce que les classifications utilisées peuvent être parfois arbitraires ou que la qualification de civils se fait – comme le veut le protocole de la Croix-Rouge internationale – par défaut. Cette précision peut en outre faire oublier les marges d’incertitudes – il faut donc plus avoir en tête des fourchettes que des nombres à l’unité près.

L’établissement du nombre de morts et de victimes civiles, de déportés et de blessés, est indispensable. Il montre que l’on n’a pas affaire à un simple conflit militaire, ni même à une guerre civile classique, mais bien à une guerre contre les civils, les données prouvant que si des crimes sont commis de toutes parts, ceux perpétrés par Daech étant particulièrement féroces, l’écrasante majorité est du fait du régime d’Assad ; que la volonté du président syrien est de s’attaquer de manière systématique et généralisée à une population civile (par définition, un crime contre l’humanité) qui lui est hostile. Cependant la justice n’a pas besoin de s’appuyer sur un décompte exhaustif. Une base authentifiée et expertisée a minima est suffisante pour la conduite de ses procès. De ce point de vue, la justice ne fait effectivement pas l’histoire du conflit (ce serait plutôt du ressort d’autres mécanismes comme les commissions de vérité) : cette comptabilité macabre éclaire autant qu’elle désincarne l’appréhension des crimes, ce qui conduit l’institution judiciaire à utiliser bien d’autres sources, en particuliers des témoignages, de la documentation et des éléments matériels.

Les récits et témoignages collectés sont très nombreux, ainsi que les images (prises dans les ruines des villes bombardées ou dans les prisons du régime syrien, comme les 55 000 photos du dossier « César3 »). En avril 2016, la Commission of International Justice and Accountability (Cija), une Ong qui collecte depuis 2012 des éléments de preuves via des contacts sur le terrain et des soutiens diplomatiques, disait avoir rassemblé 600 000 documents officiels du gouvernement syrien, dont une part émane des services de sécurité, et qui incriminent directement Assad. Cela signifie que même si certains crimes restent plus difficiles à éclaircir du fait du recours d’Assad à des milices syriennes (les shabiha, à l’origine des gangsters de rue sans uniforme) et étrangères (en particulier les milices d’obédience chiite), nous sommes en mesure de prouver au moins une partie des crimes du régime et de remonter jusqu’au sommet de la chaîne des responsabilités. Et même si certaines sources apparaissent plus fiables que d’autres, tandis qu’un même événement peut prêter à diverses interprétations, dans l’ensemble, la « post-vérité » n’a pas tout emporté. La diversité des sources et les précautions prises sont suffisantes pour garantir la réalité des faits : par exemple l’utilisation par le régime d’Assad d’armes chimiques.

Les Ong ne sont pas seules à enquêter. Les services de renseignement français ont analysé la nature du gaz sarin déversé le 4 avril dernier contre la ville de Khan Cheikhoun, démontrant sa provenance du stock – officiellement démantelé ! – de l’armée syrienne. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’Onu a mis en place en août 2011 une commission internationale indépendante qui a produit plus d’une dizaine de rapports dont certains relatifs aux crimes commis par l’État islamique et par les groupes rebelles. Cette commission a notamment établi l’existence d’une politique d’État de recours à la torture dans des sections de la sécurité militaire, de la sécurité politique, des forces aériennes, très précisément identifiées. Rapports sans valeur juridique mais cruciaux. Certes, leur rhétorique qui renvoie dos à dos les « belligérants » peut favoriser confusion et fatalisme mais la valeur des travaux qu’ils recèlent et les recommandations qui en découlent – création ou saisie de juridictions internationales – ne se laissent pas aussi facilement dénigrer par les pourfendeurs héroïques des « droits-de-l’hommistes » !

Des effets de brouillage

Si les informations ne sont pas toutes publiques (le travail de renseignement des gouvernements, les documents récupérés par la Cija) et certaines accessibles seulement en arabe, elles sont pour une grande part connues et diffusées sur Internet. Pour autant, on ne sait pas tout sur tout « en direct ». Il a fallu plusieurs semaines, après la chute d’Alep-Est, pour avoir une idée plus précise du nombre d’exécutions sommaires de prisonniers, du nombre de victimes lors des bombardements visant à faire tomber la ville4, de la manière dont la résistance en son sein s’était peu à peu affaiblie5, etc. L’exhaustivité de cette documentation doit aussi être relativisée : non seulement elle ne couvre pas toutes les régions de Syrie, l’accès à certaines zones restant interdit aux enquêteurs, mais ce foisonnement de témoignages n’est pas toujours exploité – ni exploitable – dans une perspective judiciaire. Surtout, elle génère en réaction une forte propagande négationniste.

Ce « négationnisme en temps réel » (Véronique Nahoum-Grappe6) est lui aussi démultiplié par la puissance d’Internet. Il nourrit et se nourrit de plusieurs autres dynamiques : une sorte d’incapacité collective à prendre vraiment conscience de l’énormité des crimes, un « certain sentiment d’irréalité » (Frédéric Worms7), la tentation de les réduire à une « guerre de communication » ou à une « barbarie orientale millénaire » ; l’invisibilité de la principale victime de ce conflit, le peuple syrien en révolte, assimilé ou considéré aux mains de Daech et des groupes djihadistes et finalement sacrifié au nom de la lutte contre le terrorisme international ; l’esquive des responsables politiques et des agences internationales, soucieux de ne pas utiliser des termes qui les mettraient en défaut avec le type de réponses très limité qu’ils sont disposés à apporter (combien de temps a-t-il fallu pour que la situation de « crise humanitaire » soit reconnue !). Ainsi, Assad peut s’offrir le luxe de pervertir le langage de la justice transitionnelle en appelant à la mise en place de « nouveaux accords de réconciliation ». Sputnik France explique qu’à Alep, « la vie normale revient après plusieurs années de combats acharnés contre les terroristes », tandis que Le Point se demande si l’Occident ne s’était pas aveuglé sur la vraie nature des rebelles qui contrôlaient l’est de la ville8. La boucle est bouclée : manipulations et mensonges viennent imprégner les contre-enquêtes de ceux qui s’affichent désormais comme les garants du sens critique et de la vérité.

Les institutions internationales dans l’impasse

La Cour pénale internationale n’a pas les moyens d’intervenir : la Syrie n’a pas ratifié le Statut de Rome, or le procureur ne peut s’autosaisir que d’une situation liée à l’un de ses États membres. La seule voie alternative serait une saisine par le Conseil de sécurité, comme au Darfour ou en Lybie. La demande dans ce sens est forte : elle a été adressée au Conseil de sécurité par le conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, en décembre 2012, puis par le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, ainsi que par une pétition de 52 pays en janvier 2013 et par plusieurs pétitions citoyennes. Mais même si l’écrasante majorité des membres du Conseil de sécurité y était favorable, le droit de veto dont jouit la Russie lui permet de bloquer toute tentative de résolution, à l’instar de celle portée par la France en mai 2014. Or, à cette époque, la Russie ne s’était pas encore directement engagée militairement en Syrie et n’y avait pas encore elle-même commis des crimes de guerre ! La France a appelé les autres membres permanents à s’entendre pour suspendre le droit de veto en cas de crimes de masse, mais ce projet d’encadrement volontaire, proposé en 2012, tarde à se concrétiser.

Il existe bien une porte dérobée. En effet, la Cour est compétente pour les crimes commis par des ressortissants de pays États parties ou des personnes ayant une double nationalité (syrienne et État partie). Néanmoins, si le conflit s’est largement internationalisé, ce phénomène s’observe d’abord du côté des groupes djihadistes (où l’on trouve des Britanniques, des Tunisiens, des Jordaniens…). Les ressortissants de Russie et d’Iran ne sont pas concernés, ces pays n’étant pas des États membres. De plus, le mandat de la Cpi cible les « principaux responsables » des « crimes les plus graves » et ne concerne que les cas où l’État membre n’est pas en mesure de rendre lui-même justice (on imagine mal la France ou le Royaume-Uni reconnaître une telle incapacité). Même si un examen préliminaire était ouvert par ce biais, il faudrait un dossier suffisamment solide pour ne pas être retoqué par les juges de la chambre préliminaire et dépasser l’effet d’annonce.

La commission d’enquête internationale de l’Onu a recommandé la création d’un tribunal international ad hoc, démarche qui aurait pu bénéficier d’un soutien des responsables américains dans le cadre de négociations de paix (les Tpi ad hoc puis les tribunaux hybrides constituant à leurs yeux une option préférable à une cour permanente susceptible de leur demander des comptes). Des projets de statut ont même été esquissés par des juristes. Mais quand bien même un Trump subitement converti, depuis l’attaque chimique d’avril 2017, à la dénonciation des crimes d’Assad – qu’il n’hésite pas à traiter de boucher et d’animal – proposerait de tels mécanismes – ce qui reste douteux – la Pax russia ne ressemblera pas à la Pax americana. L’action du Conseil de sécurité est donc aussi peu envisageable dans la configuration actuelle qu’un accord entre l’Onu, l’Assemblée générale et le gouvernement syrien sur le sujet.

Autre piste théoriquement possible mais improbable : le Tribunal spécial pour le Liban, créé pour juger les auteurs de l’attentat contre le Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, pourrait ressortir des éléments pointant l’implication de Damas. Il ne s’agit pas de dire que la Cpi et les outils classiques de la justice pénale internationale sont obsolètes. Bien au contraire, on peut espérer que leur mise à l’écart reste temporaire. Cependant, en attendant qu’il redevienne possible de faire appel à eux, de nouveaux outils et de nouvelles coopérations doivent être expérimentés pour sortir de la résignation à laquelle le contexte présent nous accule.

Un mécanisme d’enquête international

Une solution a ainsi été trouvée par l’Assemblée générale de l’Onu pour contourner le veto russe au Conseil de sécurité. Celle-ci a voté en décembre 2016 la création d’un « Mécanisme international, impartial et indépendant (Miii) chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger ceux qui en sont responsables9 ». La masse d’informations disponibles nécessite en effet une activité analytique pour les traiter d’un point de vue juridique, soit la distinction des informations permettant la reconnaissance de la preuve par des tribunaux, ainsi que leur qualification selon les normes juridiques du droit pénal international des crimes et la détermination des formes de responsabilités les plus courantes (responsabilité personnelle, responsabilité du supérieur hiérarchique, complicité, etc.). Ce projet permettrait la constitution d’une base de données exploitable des preuves disponibles. Il entérine le fait qu’il n’est aujourd’hui, au niveau international, guère possible d’aller au-delà d’une phase d’enquête et de pré-instruction et bien des incertitudes, sinon des inquiétudes, pèsent encore sur la façon dont il sera supervisé et financé. Mais il ouvre aussi une nouvelle voie : la paralysie des juridictions pénales internationales pourrait ainsi être partiellement compensée par une action plus forte des juridictions nationales, marquant un moment historique pour un possible développement de la compétence universelle, c’est-à-dire la capacité qu’ont des tribunaux nationaux de se saisir des crimes internationaux les plus graves même s’ils ont été commis par des non-nationaux sur des non-nationaux en-dehors du territoire national.

Intégré en tant qu’instrument de justice transitionnelle, le mécanisme pourrait de plus favoriser un processus dans lequel les Syriens seraient en mesure de s’impliquer pleinement, dans la perspective de futurs procès en Syrie. Conçu de cette manière, ce dispositif par défaut non seulement préparerait une hypothétique juridiction internationale dans un avenir plus ou moins lointain mais stimulerait également deux autres leviers susceptibles de favoriser la lutte contre l’impunité.

Le recours à la compétence universelle

C’est au nom de la compétence universelle qu’en mai 2012, G. W. Bush, Cheney, Rumsfeld et d’autres responsables américains ont été condamnés par contumace pour crimes de guerre en Afghanistan et en Irak par un tribunal de Malaisie. Plusieurs États dans le monde se sont dotés de législations intégrant ce principe mais toujours en en restreignant la portée et en la conditionnant en particulier à la présence du suspect sur leur territoire. En mai 2016, six Ong – Amnesty International, The European Center for Constitutional and Human Rights, la Fidh, Hrw, Redress, et Trial – ont fait une déclaration commune pour demander aux États de l’Union européenne de recourir à la compétence universelle pour juger les crimes en Syrie.

À ce jour, la compétence universelle s’exerce d’abord à l’encontre de suspects réfugiés à l’étranger. Dans la mesure où la majorité des exilés fuit aujourd’hui la répression du régime d’Assad, qui grâce au soutien irano-russe triomphe, un grand nombre d’affaires – en Allemagne par exemple – concernent des anciens soldats de l’Armée syrienne libre ou de groupes liés aux djihadistes. Un certain nombre de plaintes visent toutefois aussi les forces et les représentants du régime. L’avocat Mazen Darwish et The European Center for Constitutional and Human Rights ont engagé des démarches sur des cas de torture et les photos du dossier « César » sont exploitées à Berlin, à Paris comme en Espagne où une plainte a été déposée contre neuf membres des forces de sécurité et des renseignements syriens dont Maher al-Assad, le frère du président syrien. L’ancien procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Stephen Rapp, a localisé la sœur de l’une des victimes et réuni un dossier de 3 600 pages sur la base duquel un juge espagnol a ouvert une enquête pour « terrorisme d’État ».

La France a la chance de disposer depuis 2012 d’un pôle spécialisé10. Encore au stade de l’enquête préliminaire sur le dossier « César », il a ouvert le 27 octobre 2016 une information judiciaire contre X pour torture, disparition forcée et crimes contre l’humanité. L’affaire concerne la disparition en novembre 2013 du frère et du neveu d’un citoyen franco-syrien, après qu’ils ont été emmenés vers le centre des services de renseignement de l’armée de l’air, l’un des pires centres de torture. À noter que l’action de la justice française est plus aisée pour des crimes de torture que pour des crimes contre l’humanité. En effet, la loi du 10 août 2010, qui concerne ces derniers, est plus restrictive et nécessite, entre autres, que l’accusé possède une « résidence habituelle » en France. Un projet de réforme existe mais il est resté bloqué durant tout le quinquennat de François Hollande dans les tiroirs de l’Assemblée nationale. Or, sans la volonté de renforcer les moyens du pôle (trois magistrats instructeurs pour une quarantaine d’informations en cours, un grand nombre de dossiers rwandais et de maigres dotations) et celle de réformer la loi de 2010, la résolution sur la reconnaissance et la poursuite des crimes perpétrés en Syrie et en Irak, adoptée par l’Assemblée le 21 février 2017, restera une simple déclaration d’intention. En dépit de la tribune signée par une centaine d’intellectuels européens11, et malgré l’attaque chimique d’avril 2017 et la réplique américaine qui a soudainement fait de la Syrie un sujet de la campagne présidentielle française, les candidats, en majorité favorables à un rapprochement avec la Russie sur ce « dossier », n’ont pas fait de la traduction en justice d’Assad et des criminels de guerre syriens un élément fort de leur programme.

Or le développement de la compétence universelle, loin de n’être qu’une forme d’action par défaut, offre la possibilité d’une avancée historique vers « un système juridictionnel global et efficace, fondé sur la complémentarité entre juridictions internationales et juridictions internes12 ». Les enquêtes étant particulièrement lourdes et complexes, il faudrait néanmoins renforcer la coopération entre pays européens et préparer celle avec le nouveau mécanisme international d’investigation. Les actions au niveau national permettent par ailleurs de défricher des terrains encore mal couverts par les juridictions pénales internationales, comme les actions contre les personnes morales (dont les multinationales), à l’instar du groupe Lafarge, accusé d’avoir acheté du pétrole au régime syrien et trouvé un arrangement financier avec l’État islamique.

Innover aussi en justice transitionnelle

Le Miii pourrait aussi contribuer à rénover la justice dite « transitionnelle ». Souvent réduite aux commissions de vérité, cette justice se définit plus largement comme l’ensemble des mécanismes dont un pays se dote pour faire face à ses crimes de masse passés. Elle repose sur quatre piliers : le droit à la vérité, à la justice, aux réparations et à la non-répétition. Sa dénomination contient deux promesses qui reflètent parfaitement ce que les révolutionnaires syriens poursuivent depuis plus de six ans : une promesse de justice et une promesse de transition. C’est pourquoi les questions concernant les responsabilités, les disparus, les prisonniers, les réparations et les réformes pour juguler le retour de la répression forment le cœur des revendications de l’opposition syrienne. Ainsi, même si cette demande de justice est évacuée, minorée ou implicite dans le cadre de certaines résolutions internationales majeures (comme la résolution 2254 de 2015) ou dans les négociations menées au forceps sous l’égide de la diplomatie russe, les autres enjeux de la reconstruction – reconstruction économique, stabilisation politique suffisante pour aller vers une république décentralisée – ne seront pas tenables durablement sans, tôt ou tard, devoir y revenir.

Ce type de processus ne peut être l’importation d’un programme élaboré de l’extérieur par des experts internationaux. La Cpi existe déjà, avec ses statuts, et si une Syrie libre était enfin en mesure de ratifier le Statut de Rome, elle intégrerait un système préexistant. Pour la justice transitionnelle, il en va autrement : ses programmes ne sont pas prédéfinis. Il est donc indispensable d’associer la population syrienne à son élaboration, de tenir compte de ses attentes via une consultation nationale. Plusieurs « feuilles de route » ont déjà été esquissées sur ce sujet par des organisations syriennes (le Syrian Center for Political and Strategic Studies, le « Jour d’après », la Commission syrienne pour la justice transitionnelle, la Maison des experts syriens, etc.).

Le pays restera probablement très fragmenté et la situation ambigüe : ce ne sera pas une transition dans laquelle tout le pays s’engage résolument, comme dans le cas de l’Afrique du Sud ou de la Tunisie, mais pas non plus la mascarade d’une « justice transitionnelle sans transition » comme en Égypte. Car d’une certaine manière, même s’il devait perdurer, le régime d’Assad s’est en réalité, derrière les apparences, déjà « effondré de l’intérieur », engageant dans la douleur et en profondeur l’inexorable refondation de la communauté politique syrienne. La révolution a commencé et se poursuit par le bas. Vraisemblablement, la justice transitionnelle sera elle aussi davantage portée « par le bas » qu’« offerte » et mise en œuvre par le « haut ». Cette inventivité existe en Syrie, comme en ont témoigné les cours et législations temporaires à Alep et dans des zones où l’autorité de l’État avait disparu.

Un tel processus reposerait surtout sur l’implication de la société civile syrienne et sur le soutien de la communauté internationale. C’est ce type d’attelage, là aussi novateur, qui permettra la construction d’institutions gouvernementales rénovées par la refondation d’un nouveau corps politique. Mais aussi le regain de crédibilité de l’Onu et de la communauté internationale, qui a failli dans sa mission d’aide et de secours. Inutile d’insister sur l’inaction et l’absence de l’Union européenne pendant le conflit : on doit surtout veiller à ce qu’elle ne revienne pas dans le jeu comme un simple organe financier et technique, sans lecture et exigences politiques sur la nature de la reconstruction qu’elle soutient. Elle doit poser elle aussi ses exigences et si elle fournit une aide, le faire en la conditionnant au respect et à la mise en œuvre de procédures de justice transitionnelle.

Vers un procès symbolique ?

D’autres pistes sont envisageables comme l’activation d’un tribunal d’opinion pour conduire un examen équitable (donnant voix à l’accusation mais aussi à la défense) devant un panel de « juges » composé de juristes mais aussi d’historiens, de Prix Nobel, etc. Sur la base d’avis consultatifs et de témoignages entendus en public, et à partir des grilles du droit international, ils prononceraient une sentence qui n’aura pas de valeur juridique réelle mais permettrait de rassembler de la documentation, des témoignages, d’exposer une affaire, de se prononcer sur la nature des crimes, de pointer des responsables hors d’atteinte ou protégés par leur statut. De tels tribunaux ont été mis en place au moment où il n’existait pas de Cpi, lors de la guerre du Vietnam en 1966, ou pour traiter des crimes très anciens comme le génocide arménien sur lequel, en 1984, le Tribunal permanent des peuples a tenu à la Sorbonne une semaine de sessions. Mais il reste d’actualité et s’est lui aussi, en quelque sorte, institutionnalisé. En décembre 2000, un tribunal d’opinion s’est tenu à Tokyo à l’initiative d’une Ong de défense du droit des femmes pour faire le procès symbolique de l’exploitation sexuelle des femmes chinoises et coréennes dans les maisons de prostitution de l’armée japonaise. En 2004, un tribunal mondial sur l’Irak a été mis en place à Bruxelles et a tenu des sessions à Londres et à Istanbul en 2003 et en 2005. En l’absence d’une législation adaptée et de juridictions internationales compétentes, le champ de l’environnement est lui aussi un terrain d’expérimentation de la justice symbolique : un Tribunal international des droits de la nature a été créé en 2014 et le Tribunal Mosanto a rendu en avril dernier, à La Haye, un « acis juridique » pour remettre en cause l’impunité des entreprises transnationales.

Bien qu’elle nécessite des précautions, de manière à ce que des témoins et des preuves ne soient pas mis en danger et que de futurs procès devant de véritables juridictions ne soient pas parasités, la création ex nihilo d’un nouveau tribunal d’opinion ou le recours à une structure déjà existante, comme le Tribunal permanent des peuples, voire un film-procès (dans la lignée du procès fictif sur la politique du Fmi au Mali dans Bamako d’Abderrahmane Sissako, sorti en 2006), sont autant de pistes qui mériteraient d’être explorées, pour peu qu’on ne cherche pas à singer la Cpi ou un Tpi ad hoc mais, au contraire, qu’on parvienne à construire un espace de parole et de représentation des crimes qui échappe aussi bien aux lourdeurs des procès, à la durée et à la complexité de leurs procédures, qu’à la désincarnation des rapports onusiens.

Bien des leviers peuvent donc encore être actionnés pour ne pas se résigner à l’impunité des crimes commis en Syrie et pour rappeler que l’interdit universel du crime contre l’humanité doit être la « borne commune à toutes les cultures, celle qui marque, malgré le pluralisme et la tolérance, mais aussi en leur nom, le point à ne pas franchir13 ». Une fois de plus, la maxime d’Antonio Gramsci, qui allie le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté, peut nous servir d’aiguillon si nous sommes prêts à aller, malgré la noirceur des temps, de l’avant. Le sommes-nous ?

  • 1.

    Voir Public International Law and Policy Group et Syrian Justice Accountability Center, “Mapping Accountability Efforts in Syria”, février 2013.

  • 2.

    Voir par exemple le site Humanitarian Tracker.

  • 3.

    Du nom de code donné au photographe de la police militaire qui s’est enfui en emportant sur des clés Usb la macabre documentation qu’il avait la charge d’archiver pour le compte du régime. Voir Garance Le Caisne, Opération César, Paris, Stock, 2015.

  • 4.

    Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, 34e session du Conseil des droits de l’homme, 27 février-24 mars 2017.

  • 5.

    Luc Mathieu, « Alep : l’histoire cachée d’une chute », Libération, 12 mars 2017.

  • 6.

    Voir sa contribution dans Catherine Coquio (sous la dir. de), l’Histoire trouée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, 2004.

  • 7.

    À méditer, la chronique de cet auteur à propos des sentiments d’impuissance et d’incrédulité face à la chute d’Alep, publiée dans le journal Libération du 25 décembre 2016 (disponible sur le site internet du quotidien).

  • 8.

    Armin Arefi et Romain Gubert, « Alep : nous a-t-on menti ? », Le Point, 26 janvier 2017.

  • 9.

    Document A/71/55 : Rapport du Secrétaire général du 19 janvier 2017.

  • 10.

    Aurélia Devos, « Le pôle crimes contre l’humanité : un premier bilan », dans Julian Fernandez (sous la dir. de), Justice pénale internationale, Paris, Cnrs Éditions, 2016.

  • 11.

    Appel « Vérité et justice pour la Syrie », publié dans Libération le 2 mars 2017, puis sur le site de Médiapart et de la revue Esprit.

  • 12.

    Hervé Ascensio, « La justice pénale internationale de Nuremberg à La Haye », dans Simone Gaboriau et Hélène Pauliat (sous la dir. de), la Justice pénale internationale, Limoges, Pulim, 2002.

  • 13.

    Mireille Delmas-Marty, citée par Yves Ternon, Genèse du droit international, Paris, Karthala, 2016, p. 452.

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …

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