
La fin de l’absolu poétique. La poésie française, 1950-2000
Avec la guerre de 1914, la poésie française a connu un désenchantement précoce vis-à-vis du progrès technique. Presque sitôt apparu, le modernisme littéraire s’est effacé et le surréalisme a converti les poètes au domaine du rêve. C’est donc vis-à-vis du surréalisme que tous les poètes de la seconde moitié du XXe siècle ont dû se définir. Comment poursuivre l’aventure poétique ? Panorama en forme de promenade.
La poésie française, 1950-2000
Avec la guerre de 1914, la poésie française a connu un désenchantement précoce vis-à-vis du progrès technique. Presque sitôt apparu, le modernisme littéraire s’est effacé et le surréalisme a converti les poètes au domaine du rêve. C’est donc vis-à-vis du surréalisme que tous les poètes de la seconde moitié du XXe siècle ont dû se définir. Comment poursuivre l’aventure poétique ? Panorama en forme de promenade.
Une modernité meurtrière
L’illumination de la tour Eiffel a symbolisé le passage à l’année 2000. Chaque nuit pendant un an, nous avons vu le nombre de jours nous séparant du xxie siècle décroître lumineusement sur sa façade. Manière habile d’installer la vieille demoiselle aux avant-postes du siècle nouveau comme si elle ne faisait pas son âge. Canaveral à Paris, l’enchantement ! À cette nuance que le compte à rebours s’égrenait en jours, pas en secondes. Entrions-nous dans le xxie siècle à reculons ? Avions-nous mis à feu une fusée régressive ? Où était le nouvel Apollinaire saluant l’année 2000 comme Guillaume avait accueilli le xxe siècle dans son poème Zone en 1912 ?
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Ou donc Blaise Cendrars célébrant la « poésie élastique » de la tour en 1913, accompagné par l’accordéon de papier chromatique de Sonia et Robert Delaunay ?
Où, Maïakovski, discutant avec la même tour, dix ans plus tard, en 1923 pour essayer de la débaucher et la convaincre de le suivre à Moscou la soviétique, tellement plus moderne ?
En poésie, la tour Eiffel avait symbolisé l’avènement du xxe siècle. On avancera sans risque d’erreur qu’aucun poète n’a célébré l’illumination chiffrée du monument parisien au tournant du xxie. Deux autres tours marqueraient dramatiquement l’entrée dans le siècle nouveau : celles du World Trade Center, à New York, en septembre 2001.
Dans un poème paru cinquante ans plus tôt en 1955, le jeune poète juif Allen Ginsberg avait prophétisé cette catastrophe. Au milieu d’une guerre baptisée, sans humour, froide, alors qu’elle menaçait d’anéantir l’humanité dans une extrémité de chaleur inouïe, Ginsberg avait poussé un hurlement d’alarme : Howl ! Cinquante ans plus tard, le 11 septembre 2001, son poème prenait une résonance effective :
Certes, en 1912, l’accueil au monde moderne ne pouvait pas présager les sombres prophéties d’un Ginsberg un demi-siècle plus tard. Même lorsque Apollinaire donnait congé à la tour Eiffel à la fin de son poème, c’était pour aller dormir « parmi ses fétiches d’Océanie et de Guinée », de l’autre côté de la Seine à Auteuil, affirmant un lien de proximité entre le nouveau et le primitif. Qui répondait à la demande « d’inouï » formulée par Baudelaire dans Le Voyage – « Plonger au fond du gouffre/Enfer au ciel qu’importe/Pour trouver du nouveau ! ». Et qui correspondait aux « futurismes » apparus de tous côtés, en Europe, en premier lieu dans l’Italie de Marinetti. Cette alliance de la technologie métallurgique la plus neuve et de l’art africain ou mélanésien le plus ancien scellait la notion même de « modernité ». L’art moderne venait de naître. Rupture profonde par ses conséquences, quoique brève dans la réalité.
Très vite, la Première Guerre mondiale apporte un démenti cruel à l’esprit moderne. Apollinaire, conséquent avec lui-même, a beau célébrer la beauté convulsive de la guerre, on ne le croit plus. Il revient étoile au front, casque troué par ce même métal dans lequel l’ingénieur alsacien Eiffel a découpé sa dentelle. C’est le métal qui a perforé et déchiqueté de ses éclats, ses shrapnels, les corps de millions et millions de jeunes soldats sur les champs de la Somme et de la Marne. La guerre de 14-18 est la guerre du fer contre la chair. Cendrars qui a perdu un bras du côté de la Somme quitte la poésie et passe à la prose des souvenirs. D’une manière générale le lien du poème à la « modernité technologique » ne s’en remettra pas. En France, du moins. Pour ce qui est du métal, on tolérera désormais tout au plus la quincaillerie. Celle d’un bricoleur génial comme Marcel Duchamp, établi à New York dans le commerce en gros des urinoirs, portemanteaux et autres casiers à bouteilles. Quant à la nouveauté des Soyouz, Apollo et autre matériel d’explorations lunaires dans les années 1970, on se référera aux anticipations de Jules Verne. La France poétique, j’insiste la France poétique, ne s’extasiera plus sur aucune création de la technique.
Programmes pour un réenchantement
C’est le surréalisme qui accomplit la contre-rupture, la conversion. C’est lui qui, renversant les priorités, fait se détourner la poésie du monde visible immédiat comme de la fabrication matérielle de la réalité. En cela, nous vivons toujours peu ou prou – en France – à l’heure de la « conversion surréaliste ». Notre étrange merveilleux laïque. Comment cela est-il arrivé ? Rejetant le lien entre « primitivisme » et « technologie » par lequel Apollinaire et les cubistes avaient installé la « modernité », les surréalistes inventent un nouveau lien au réel. Le lien du rêve. Le réel ne peut désormais plus être réapproprié que par le rêve. Breton va voir le docteur Freud à Vienne en 1920. Auparavant, en octobre 1917, il a rencontré Aragon au Val-de-Grâce où ils sont l’un et l’autre infirmiers. J’aime à les voir comme deux jeunes docteurs Caligari posant leur diagnostic sur le patient français. Le remède, Breton l’emprunte à Apollinaire, dont il admire le « don prodigieux d’émerveillement » (Apollinaire). Mais qu’il détourne du monde visible apollinarien – apollinien ? – vers le monde du rêve et de la nuit freudiens. Le merveilleux comme principe absolu. Ainsi que le définit le Manifeste du surréalisme de 1924.
Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau
À distance, ce Manifeste fait froid dans le dos. L’amnésie de l’immédiat où Breton se complaît est troublante. On ne peut pas oublier de manière plus volontariste le traumatisme collectif produit par le massacre de millions d’humains. Pas la moindre allusion à la grande tuerie, chez lui. Seul remède, seule promesse de guérison : le rêve. On pourrait parler d’une cure programmée « d’amnésie active ». Le désaccord d’Aragon prônant à partir de 1931 l’engagement du poète dans la société, traduira sans doute une volonté de retour au réel. Réveil tardif, cependant. Retour à un réel travaillé par une autre forme de rêve. Non plus celui qui fait entrer l’esprit dans l’arrière-monde de l’inconscient. Mais le rêve diurne de l’utopie collectiviste, communiste. À notre sens, la dissidence aragonienne marque moins l’affaiblissement du surréalisme que sa consolidation. L’émerveillement, l’enchantement sont plus que jamais au bout de la quête d’Aragon et d’Eluard. Le réenchantement de la France occupée, par invocation des romans bretons ou chansons d’Arnaut Daniel, est au cœur de la Diane française ou du Crève-cœur. Même si Aragon abandonne le vers libre des surréalistes (le vers standard libre, dira plus tard ironiquement Jacques Roubaud) pour retourner à l’ancien vers régulier de Baudelaire et de Hugo et flatter ainsi plus facilement l’oreille nationale, l’objectif demeure l’amour Graal placé par André Breton au cœur du monde. Conjuguer le rêve surréaliste au présent de l’action, enchanter l’action par le rêve : voilà ce que visent Eluard et Aragon. Deux exemples tirés de la Diane française (1946) :
Mon pays, mon pays, lis toi-même au fond de tes mares l’histoire mêlée aux présages, dans tes mares pareilles en toute chose aux yeux magnifiques des mourants.
Le grand songe cymrique perdu dans la forêt celte, qui donc en gardait encore le frémissement à cette heure d’hier, au milieu des intrigues et des menaces, qui donc ? Avec l’effervescence des siècles méconnus, où dans cette forêt montait la voix des bardes, l’exaltation de ce ciel sur notre terre. Avec la vertu des lignes magiques, à ceux-ci réservés, qui charmaient les sources, et non pas les conquéraient. Avec l’enivrement de la grandeur qui portait aux exploits la jeunesse insoumise, la jeunesse éternellement insoumise. Et ces exploits étaient de reines délivrées, de prisons ouvertes, de dragons égorgés, de géants abattus, toujours miraculeusement disproportionnés au paladin sorti des fourrés en pleine injustice. Et ici commence mon pays.
Mon pays, mon pays, mon pays…
Quand Aragon demande :
Le grand songe cymrique perdu dans la forêt celte, qui donc en gardait encore le frémissement à cette heure d’hier, au milieu des intrigues et des menaces, qui donc ?
La réponse vient spontanément aux lèvres : Breton, bien sûr ! C’est André Breton qui, en harmonie avec son propre nom, a remis à l’honneur le merveilleux des légendes celtiques. Or Aragon, qui compose son poème sur Lyon, à Lyon même, en 1943, chez le poète résistant René Tavernier, répugne à prononcer le nom de son ancien ami passé entre-temps aux États-Unis via les Antilles. Où Breton renouvelle son goût du merveilleux au contact d’un jeune surréaliste spontané, d’images et de souffle, Aimé Césaire. Toutes ces querelles paraissent aujourd’hui mesquines en regard de l’importance prise par le surréalisme dans le paysage français depuis plus de cinquante ans. Il faut se rendre à l’évidence. Cette rentrée dans l’inconscient jusqu’à la source des images poétiques, préconisé par le surréalisme au lendemain du plus grand déchaînement de haine jamais vu dans toute l’histoire de l’humanité, l’emportera sur tout autre programme poétique.
Si nous semblons tarder à aborder les cinquante dernières années annoncées dans le titre, c’est parce que la poésie française aura pris tout ce temps pour réfuter, digérer, surmonter, dépasser l’immense mouvement qui trône telle une imposante montagne en travers de la voie. Comment résister au surréalisme fut la question. D’autant que sous sa forme d’engagement politique, Aragon lui avait donné la légitimité non pas de l’enchantement et du rêve seuls mais de la résistance au mal réel, dans son combat contre l’occupation Nazie. Notre thèse est que la poésie française des cinquante dernières années se sera majoritairement définie en fonction du surréalisme. Mais que cette prise de distance n’est pas vraiment terminée. Un grand volume de la poésie d’aujourd’hui continue même de s’écrire dans la nuit de cette inconscience – de cet inconscient. Quant à ceux qui s’en sont dissociés, ils l’ont fait en courant le risque, toujours ingrat en poésie, de la lucidité. Du désenchantement. Tels ceux, par exemple, qu’on aime qualifier aujourd’hui avec mépris de « formalistes ». Auxquels s’opposent les défenseurs d’un « lyrisme » imprudemment présenté comme « nouveau », alors qu’il recycle de vieilles formes sans rapport avec une réalité qui a changé entre-temps. Comment s’y retrouver ? En examinant les choix des poètes qui ont réfléchi avec le plus d’intelligence à leurs outils. Les plus diserts. Les plus cohérents. Nous ne faisons pas une anthologie. Il en existe de très bonnes. Deux en particulier : l’Anthologie de la poésie française du xxe siècle, tome II, de Jean-Baptiste Para chez Gallimard. Le dictionnaire paru aux Puf en 2000 sous la direction de Michel Jarrety. Manquait un début d’articulation, que nous proposons ici. Sur quel sujet ? Le problème de l’image et sa nature ; le statut de l’objet ; les nouveaux enjeux et jeux du langage ; enfin la place du corps, comme principe d’individuation et plus nouvellement comme support. Tels sont les sujets les plus importants pour la lucidité poétique contemporaine. Et pour commencer : l’image. L’image est la substance même du surréalisme. Tirée de l’inconscient par association automatique, elle vaut par effet de surprise. L’image surréaliste reine, la métaphore, est censée acquérir une force d’étonnement proportionnelle à la grandeur d’écart entre les deux réalités qu’elle rapproche, qu’elle compare. Un exemple parmi cent autres, extrait de Clair de Terre d’André Breton :
Les charmes menteurs de la servante à la voix de salade blanche.
Résistance et surréalisme, résistance au surréalisme
Dans le poème d’Aragon cité plus haut « Lyon les mystères », la banlieue est saisie d’une « panique de communiantes blanches ». Image déjà plus subtile. Plus travaillée. Moins crue, plus assaisonnée si je puis dire, que la blanche salade de la servante de Breton. Faire se rejoindre la panique du dieu Pan et les communiantes vierges de la chrétienté comme fait Aragon correspond à son désir de conciliation patriotique. Mais du coup l’image perd son coefficient de surprise. Sa surréalité. C’est une image plus politique, en passe de devenir décorative. Or une grande partie de la poésie post-surréaliste va refuser ce recours quasi systématique à la métaphore. Déjà les poètes du « Grand Jeu », René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, exclus du « surréalisme » par Breton dès 1929 pour cause de mysticisme, avaient considérablement « refroidi » l’image rêvée. Chez Daumal l’image revient sous le contrôle de la conscience qui l’articule en fable. Ce n’est plus l’émerveillement mais la sagesse qui motive la quête. Daumal fait la différence entre le poids des images d’une part, celui du réel de l’autre :
On se croirait presque chez Henri Michaux. On sent que l’ironie de Daumal tient fermement en laisse le pouvoir de fabulation du poème, qu’il maintient une frontière claire entre les mots et la réalité. Michaux, lui, est un Daumal plus absurde, plus méditatif. Moins tenté par l’exploit d’une ascension du Mont Analogue – la Montagne des Analogies – il est le spectateur passif d’une cryogénie généralisée. Avec le poète belge, le surréalisme change de latitude. L’image se congèle et, en se congelant, se chosifie. La métaphore devenue transparente laisse voir à travers elle l’objet comme chimiquement purifié.
Plus méridional, René Char fait une opération chimique – voire alchimique – de cristallisation :
Char articule ses images suivant la syntaxe d’un rébus. La surprise invoquée par Breton se fait énigme. À déchiffrer, quoique indéchiffrable. On croirait que l’image jouit de se refermer sur son secret. Préciosité d’huître cultivant hermétiquement sa perle.
Pas moins ambiguë mais plus réfléchie, la distance prise par Yves Bonnefoy envers l’image surréaliste. L’enjeu semble d’autant plus spectaculairement d’actualité chez le poète qu’Yves Bonnefoy occupe une place très en vue dans son temps. Témoin cet aveu confié à la leçon inaugurale du Collège de France en 1981, la Présence et l’Image :
Et cet excès des mots sur le sens, ce fut bien ce qui m’attira pour ma part, quand je vins à la poésie, dans les rets de l’écriture surréaliste. Quel appel, comme d’un ciel inconnu, dans ces grappes de tropes inachevables ! Quelle énergie, semblait-il, dans ces bouillonnements imprévus de la profondeur du langage ! Mais, passée la première fascination, je n’eus pas joie à ces mots qu’on me disait libres. J’avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d’autres poètes, celle de l’eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l’exister quotidien, du temps et du hasard qui en sont la seule substance et il me sembla assez vite que les transgressions de l’automatisme étaient moins la surréalité souhaitable, au-delà des réalismes trop en surface de la pensée contrôlée, aux signifiés gardés fixes, qu’une paresse à poser la question du moi, dont la virtualité la plus riche est peut-être la vie comme on l’assume jour après jour, sans chimères, parmi les choses du simple.
Puisque le poète entend remplacer la « mystique surréaliste » par un « réalisme mystique » plus simple et plus quotidien, que devient dans ce cas le nouveau régime des images ? La réponse se suggère à la lecture de Du mouvement et de l’immobilité de Douve paru en 1953 :
Minimum d’images, le plus souvent introduites par un « comme » déroulant la comparaison à la manière des symétries d’Homère ; silhouette floue des personnages ; absence de localisation des voix qui parlent – il est manifeste que le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, toute récente, a laissé derrière elle un paysage d’ombres. Une terre gaste ou vaine comme dit T. S. Eliot. Dépouillés de l’exubérance du surréalisme, pour cause d’hiver de l’humanité, nous voici transportés – déportés ? – très loin en arrière dans un paysage symboliste finissant. Un paysage à la Maurice Maeterlinck. Pelléas et Mélisande par exemple. Les « fictions » ou « fables poétiques » d’Yves Bonnefoy réinstaurent dans la poésie française une sensibilité symboliste étrangère au monde de l’actualité. Très laïquement aristocratique et tellement plus sobre que l’exubérante « religiosité » véhiculée par la parole surréaliste, la poésie d’Yves Bonnefoy redevient une parole oblique. Parole de « présence », insiste souvent le poète, mais nuançons : présente uniquement de biais, tant à la parole quotidienne qu’à la réalité du monde extérieur. Avec Yves Bonnefoy la poésie française radicalise le lent mouvement d’involution – donc de retour sur soi – commencé par le surréalisme au lendemain de la première guerre.
Pas d’images sans les objets
Nous pourrions ainsi lever tout un cadastre de poètes ayant, chacun à sa manière, usé de plus en plus de sobriété quant à l’image. Y figureraient au premier rang André Frénaud et sa Sorcière de Rome (1960), où le refroidissement blanchit non seulement l’image mais rend surtout la musique quasiment atonale. Y figureraient Philippe Jacottet et son choix d’images humbles ou encore André du Bouchet dont les images épurées jusqu’à l’élément s’étagent dans un grand désert de blanc typographique. Mais qu’on se rassure, des chasses à la métaphore bien plus radicales sont aujourd’hui en cours. Telle celle entreprise depuis une vingtaine d’années par les poètes Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach qui ont le mérite de la cohérence et de l’inflexibilité absolues. Leur méfiance à tous deux envers la spontanéité poétique les a conduits dans les parages du travail d’un Paul Celan pour la langue allemande. Quoique ce soit plutôt la réflexion du poète « objectiviste » américain Louis Zukofsky sur la métaphore qui leur serve d’inspiration. « Les objets contiennent l’infini » dit Royet-Journoud en 1983. Voici quelques extraits de cette poésie faite de très courtes notations devenues plus énigmatiques que du René Char à force de retranchements et d’élisions.
Ici les symboles ont disparu pour faire place aux traces. Aux traits. À la constitution d’une narration abstraite minimale. Comme d’un travail du mouvement « Support/Surface ». Cependant une question se pose. Peut-on jamais s’affranchir tout à fait de l’image ? Un poète américain que son ami théoricien Ezra Pound s’entêtait à qualifier d’imagiste pour la crédibilité de son propre mouvement – l’imagisme – a répondu dans un très court poème devenu aussi célèbre qu’une métaphore surréaliste. Le poème n’a pas de titre. On a pris coutume de l’appeler « La brouette rouge ». Voici pourquoi :
Intraduisible poème qu’il vaut mieux lire en anglais. Mais nous tenons notre réponse à propos de l’image. Pas surréaliste pour deux sous, cette brouette. Convenons-en, pas très noble, non plus. Vulgaire brouette de jardin. De quoi est-elle le symbole ? À chacun de choisir. D’utiliser l’image dans son sens. Brouette très démocratique quand on y pense. Aux antipodes du réalisme mystique d’Yves Bonnefoy. Brouette presque « surréaliste » à force de réalité ! Ce que William Carlos Williams son auteur signifie finement, sans se dissocier du monde extérieur, des sensations extérieures, c’est qu’une image n’est jamais compréhensible sans l’objet dont elle est l’image. De cette attention aux « objets » les plus humbles, les poètes américains firent un mouvement appelé « objectiviste ». De même y eut-il dans les années 1950 un « objectivisme » à la française. Incarné par Francis Ponge, Eugène Guillevic et quelques autres. On a beaucoup glosé sur Francis Ponge. Surtout les philosophes, de Sartre à Derrida. Ponge plaisait aux philosophes ainsi qu’aux protagonistes de la revue Tel Quel, Denis Roche plus encore que Philippe Sollers. Pour eux, Francis Ponge était l’anti-surréaliste idéal ! Mieux, l’anti-poète. Voici comment Sollers commence sa conversation radiophonique avec Ponge en 1966 :
Ces entretiens je voudrais les placer sous le signe de votre refus de la qualification de « poète »…
Ponge qui, à la Libération, avait tracé ce portrait pour le moins osé de la radio,
Fort en honneur dans chaque maison depuis quelques années – au milieu du salon, toutes fenêtres ouvertes – la bourdonnante, la radieuse seconde petite boîte à ordures.
Ponge, donc, jubile :
On m’a classé rapidement, on m’a fourré dans la compagnie des poètes, alors que je n’ai pas cessé de déclarer que je ne voulais pas être considéré comme un poète, que je ne me croyais pas, mettons, digne de cette appellation, et que j’écrivais en prose, que j’ai toujours écrit en prose ; que j’ai également, comme je vous l’ai dit, choisi cette activité non du tout pour former des objets poétiques mais seulement pour pouvoir dénoncer le langage commun, en former ou aider à en former un autre…
Une décision importante s’annonce ici. Dont les répercussions n’ont pas fini de nous affecter. En quoi ? En ce que ce poète, qui refuse modestement ou – connaissant l’homme – par « fausse modestie » le statut de poète, rompt brutalement avec la prestigieuse fonction de poète mage ou voyant revendiquée par les surréalistes. Plus que tout, ce poète ne fabrique plus d’objets poétiques en vers. Il écrit la prose. On imagine la jubilation de Sollers qui a déjà un vieux compte à régler avec les poètes. On comprend pourquoi Roche, va bientôt donner son congé au vers poétique dans le Mécrit, six ans plus tard en 1973.
La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas
On comprend pourquoi tant de nouveaux poètes d’aujourd’hui, se réclamant de Ponge, composent parfois uniquement en prose. De là d’interminables débats où s’illustrent les tenants des deux genres (voir les conflits opposant Jacques Roubaud à Henri Meschonnic sur le sujet). Une rupture générique de fait a eu lieu. Qui s’explique autant par l’acte iconoclastique de Ponge que par son peu de talent naturel pour la composition en vers. À moins que les deux ne soient intimement liés. Si Ponge refuse la notion d’« objet poétique », c’est cependant d’« objets » réels que ses textes en prose s’occupent exclusivement. En faire la liste ressemble d’ailleurs à un inventaire à la Prévert. Surréaliste malgré lui, Ponge ! Voyez ces objets hétéroclites communs qui constituent les titres du Parti-pris des choses : le cageot, la bougie, la cigarette, l’orange, l’huître, le pain, les mûres, le feu, les mollusques, les escargots, le papillon, le morceau de viande, la crevette, le galet, au milieu desquels passent de rares formes humaines comme le gymnaste ou la jeune mère. Reprenons cette pièce de choix extraite du recueil Pièces (1961), la lessiveuse :
Retirons-la, elle veut refroidir… Pourtant ne fallait-il d’abord – tant bien que mal comme sur son trépied – tronconiquement au milieu de la page dresser ainsi notre lessiveuse ?
Mais à présent, c’est à bas de ce trépied, et même le plus souvent reléguée au fond de la souillarde, – c’est froide à présent et muette, rincée, tous ses membres épars pour être offerts à l’air en ordre dispersé, – que nous allons pouvoir la considérer… Et peut-être ces considérations à froid nous rapprocheront-elles de son principe : du moins reconnaîtrons-nous aussitôt qu’elle n’est pas en cet état moins digne d’intérêt ni d’amour.
Constatons-le d’abord avec quelque respect, c’est le plus grand des vases ménagers. Imposant mais pas simple. Noble mais fruste. Pas du tout plein de son importance, plein par contre de son utilité.
Sérieuse – et martelée de telle façon qu’elle a sur le corps des paupières mi-closes. Beaucoup plus modeste que le chaudron à confitures, par exemple – lequel, pendant ses périodes d’inactivité, fort astiqué, brillant, sert de soleil à la cuisine, constitue son pôle d’orgueil. Ni rutilante, ni si solennelle (bien qu’on ne s’en serve pas non plus tous les jours), l’on peut dire qu’elle serve jamais d’ornement.
Mais son principe est beaucoup plus savant. Fort simple tout de même, et tout à fait digne d’admiration.
Certes je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’exemple ou la leçon de la lessiveuse doive à proprement parler galvaniser mon lecteur – mais je le mépriserais un peu sans doute de ne pas la prendre au sérieux.
Brièvement voici :
La lessiveuse est conçue de telle façon qu’emplie d’un amas de tissus ignobles, l’émotion intérieure, la bouillante indignation qu’elle en ressent, canalisée vers la partie supérieure de son être, retombe en pluie sur cet amas de tissus ignobles qui lui soulève le cœur – et cela quasi perpétuellement – et que cela aboutisse à une purification…
Sartre, le premier à avoir écrit un article substantiel sur Ponge, a ce commentaire :
Je crains d’être parmi ces lecteurs méprisables qui ne prennent pas du tout sa leçon au sérieux. Comment ne pas voir en effet qu’il s’agit d’une pure et simple métaphore ?
Derrida dit exactement le contraire :
À l’inverse de beaucoup de poètes (je songe aux surréalistes, par exemple), l’ambition de Ponge n’est pas de faire s’épanouir de belles métaphores : il se méfie des images.
Il ne s’en méfie certainement pas assez. Témoins ces « paupières mi-closes » que nos mémoires d’enfants chercheraient en vain dans les buanderies d’alors. Sartre, toujours sceptique quand il s’agit de poésie, a raison. Lue dans son entier, « La lessiveuse » est métaphore généralisée de la femme en tant que bouillante et bouillonnante blanchisseuse. De chemises comme de péchés. Serait-ce parce que Ponge a une prédilection pour tout ce qui est objet d’émulsion, lessiveuses ou savons, toujours est-il que les commentaires sont plutôt enclins à faire mousser le sens autour de ses poèmes. Plus sobrement, plus sèchement nous dirons que Ponge introduit une rhétorique du discours qui utilise la métaphore comme trope – comme figure – d’un éloge devenu ironique par excès. Avec lui nous sommes aux antipodes des objets symboles de la modernité. C’est le combat du bout de savon contre la tour Eiffel. Quoi de plus désuet qu’une lessiveuse, dans le contexte naissant des machines à laver, en 1960 ! Écriture classique flattant le provincialisme français ennemi de la technologie, ces exercices à la Jules Renard font réellement douter de la qualité de l’élan poétique français. Province pour province, le granit compact et râpeux des poèmes de Guillevic témoigne d’une plus saine humilité.
Subtile redéfinition du centre et de la province. Subtile et sobre écoute des objets. Chez Guillevic les objets ont une dignité, une distance qu’aucun émerveillement surréaliste ni rhétorique ne sera susceptible d’émouvoir ou de transfigurer.
Faut-il ou non garder la mesure ?
Cette prééminence du « discours » sur les images, par conséquent ce contrôle de la conscience sur l’inconscient prennent chez d’autres poètes une forme encore plus réfléchie. Dans la branche Poésie : de son grand récit en prose intitulé le Grand incendie de Londres, paru en 2000 au Seuil, Jacques Roubaud retrace l’histoire de sa propre rupture avec le surréalisme. Bouleversé par sa découverte d’Eluard et d’Aragon en classe de première, il s’en dégagera difficilement en publiant un recueil de sonnets en 1967 marqué du signe mathématique « epsilon » (signe d’appartenance). Roubaud le mathématicien s’applique depuis à consolider sa rupture de toutes les manières possibles. Tout d’abord en pratiquant presque exclusivement la forme sonnet. Cultivé pour sa rigueur. Inlassablement rejoué, glosé et transformé jusque dans le récent La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains (1999).
Plus d’adhésion à la magie du verbe, comme aux temps surréalistes. On peut le déplorer. C’est ainsi. Les déceptions auxquelles nous ont habitué les grands discours de l’idéologie nous inspirent une méfiance de principe. Nous vivons une interminable cure de dégrisement. De désenchantement. Souvent drôle, Dieu merci, dans laquelle la poésie – tellement plus drôle que le roman ! – cherche son salut dans le jeu de mots. Le jeu avec les mots. Pour Roubaud, la notion de « mesure » est question de poésie mais aussi d’éthique. En droite filiation de la « mezura » chère aux Troubadours occitans. Dont, occitan lui-même, il est l’un des tout premiers spécialistes. Remontant très loin en arrière jusqu’à Guillaume d’Aquitaine chercher les rythmes de la « canso » avant de redescendre ensuite à hauteur d’Ezra Pound et de Mallarmé, Roubaud a intrépidement rouvert l’atelier aux prosodies. Surtout celui de l’alexandrin dont il a finement décelé la persistance au fond de la langue française la plus banalement quotidienne (La Vieillesse d’Alexandre, 1978). Son sens de la mesure n’est pas moins évident dans son rapport aux émotions (Quelque chose noir, 1986). Sa qualité de mathématicien l’a en outre logiquement conduit à prendre la suite de son mentor Raymond Queneau aux ateliers de l’Oulipo. Où travaillent avec lui, sur la notion majeure de « contrainte », des ouvriers du verbe dont les opérations algébriques agacent parfois ceux – dont nous sommes – pour qui la poésie doit d’abord être engagement du corps et des émotions dans la langue. À quel prix ! rétorquerait Michel Deguy, autre grand méfiant des envolées lyriques passé depuis une bonne dizaine d’années à la prose de l’essai critique. Non moins éthique que Roubaud dans ses principes et sa conception du discours, Deguy. Grammairien helléniste. Toujours soucieux du bon usage philologique des sens comme d’exposer les intelligences aux facettes polygonales des mots. Pour lui le poème est travail de rhétorique. Œuvre de comparaison. Posée sur le pivot d’un « comme » fondamental – dont il a fait le verbe « commer ».
Par effet de déclinaison la Seine mène au sein. La poésie pour Deguy se fabrique. C’est un poiein. Un faire. Presque une activité de travail social au carrefour des autres arts et sciences. Terrain sur lequel le rejoindrait, j’imagine, cet autre grammairien, latiniste lui, qu’est Emmanuel Hocquard. La poésie n’est pas seule, lançait Deguy en 1987. À prendre au pied de la lettre ? Évidemment pas. Car pour ce qui est de la position des poètes dans la société, ils sont aujourd’hui soigneusement marginalisés. Par leur faute ? Parce qu’ils ont choisi d’adopter une attitude en retrait vis-à-vis des discours de la société ? Une position mesurée parce que mesurante, dirait Roubaud. Comment faire preuve en effet d’enthousiasme dans un monde largement inconscient de ses buts ou de ses dérives ? Qu’est-ce qu’un individu, armé de ses seuls mots et dénué de reconnaissance sociale, peut prétendre changer à notre sort ? Est-ce cela que voulait déjà nous faire entendre Apollinaire remplaçant le Cri originel de son poème par Zone ? Le poète comme zonard. Comme banlieusard exilé du centre des décisions ? Ou, décliné sur le mode tragique, le poète comme « suicidé de la société », tel que qualifie Van Gogh Antonin Artaud. On ne peut imaginer en effet solitude plus tragique du poète que celle d’Artaud. Solitude dans le langage et le corps. Dans le rapport du langage et du corps. Artaud accomplit la rupture la plus douloureusement forte avec le surréalisme. Exclu dès 1926, comme Daumal, par Breton pour cause de mysticisme religieux, Artaud contre-attaque :
Y a-t-il encore une aventure surréaliste et le surréalisme n’est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau.
Ils croient pouvoir se permettre de me railler quand je parle d’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, comme si j’entendais l’âme sous le sens infect sous lequel eux-mêmes l’entendent et comme si du point de vue de l’absolu il pouvait être du moindre intérêt de voir changer l’armature sociale du monde ou de voir passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat.
Je méprise trop la vie pour penser qu’un changement quel qu’il soit qui se développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma détestable condition. Ce qui me sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouïr dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l’ascétisme ne fait-il pas corps avec la véritable magie, même la plus sale, même la plus noire. Le jouïsseur diabolique lui-même a des côtés d’ascète, un certain esprit de macération.
Programmée dans ce texte et conduite jusqu’au supplice de la désincarnation, l’aventure métaphysique d’Artaud atteint son paroxysme dans l’étonnant Pour en finir avec le jugement de Dieu écrit pour la radio, laquelle n’en voudra finalement pas, en 1948.
Dada contre la mutilation des corps
En dépassant ce qu’il appelle l’esprit de « jouissance » des surréalistes à travers sa propre souffrance, Artaud donne une dimension généralisée à son propre symptôme. Il hystérise le surréalisme. Il crève la poche d’amnésie que ce dernier s’était constituée. Voilà, accuse-t-il, ce que le surréalisme occultait depuis 1918 : le corps, le corps que l’industrie occidentale de la guerre a réduit à la fonction de cadavre. Jeune, collectif voire ethnique. Artaud proteste au nom des massacres et génocides des deux guerres mondiales que la poésie a soigneusement masqués. L’artilleur Apollinaire n’avait-il pas salué les obus en s’exclamant : « Dieu que la guerre est jolie ! » Rodomontades d’un futuriste apatride brûlant de se montrer patriote. Au xxe siècle, les guerres sont devenues internationales, les poésies demeurées nationales, désespérément. Chacune repliée sur le noyau de sa propre langue. Comme on le voit bien en France dans l’épisode des poètes de la Résistance. Dans son dépassement du surréalisme par l’intérieur, Artaud, lui, rejoignait le mouvement transnational qui avait pris forme hors de France, en 1916 à Zurich. Là-bas, quelques mois seulement avant les horribles tueries de la Somme et de Verdun, des germanophones et des francophones réunis dans un cabaret nommé Cabaret Voltaire avaient improvisé ce qu’on pourrait appeler une « modernité de rechange ». À la différence du surréalisme, Dada traitait la guerre et traitait de la guerre. Ces protestataires en pays protestant – Zurich fut la ville du réformiste Zwingli, le plus radical dans l’iconoclasme – se conduisaient en iconoclastes. Cassant, abîmant, contestant les discours guerriers nationaux qui légitimaient une véritable industrie de l’abattage, Dada combattait la boucherie par la bouche, substituant au langage idéologique articulé, des éructations, des gloussements, des onomatopées. Relançant à sa manière l’esprit de « modernité », Dada s’affirmait primitiviste par ensauvagement de la langue civilisée. Un primitivisme « métaphorique » faisant confiance à tout sauf à la « métaphore » des surréalistes.
Tzara se voit appeler à Paris en 1920 par Breton sur les conseils d’Apollinaire. Incompréhension. Rivalité. Très vite l’homme de pouvoir qu’est Breton neutralise Tzara. Trop démocratique à son goût. Trop absurdiste dans son ironie et son détachement. Les dadaïstes iront prospérer ailleurs, en Allemagne ou aux États-Unis avec Marcel Duchamp. Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’ils rentreront en France, sur la pointe de la voix. Depuis les années 1950, leur écho n’a cessé de s’amplifier. Ils représentent à eux seuls un canton extérieur à la poésie traditionnelle. Pourquoi ? Nés en exil, ils vivent toujours en exil dans la mesure où ils constituent à travers le monde un réseau extranational. Hors les langues nationales. Comment ? Parce qu’ils ont créé une espèce d’espéranto à base d’expression phonatoire plus encore que phonétique et qu’ils construisent leur « espéranto » en déconstruisant les langues nationales. Ce sont des « hors-la-loi ». Qui expérimentent avec la parole faciale, orale, buccale et vocale. Ils s’appellent en France Henri Chopin, mort il y a quelques semaines dans une assez grande discrétion. François Dufrêne, lié d’un côté par sa pratique du collage aux nouveaux réalistes Armand, César, Tinguely, de l’autre avec Oulipo. Mais surtout Bernard Heidsieck dont le travail intelligent sur et avec les bandes magnétiques du magnétophone a ouvert la voie – avec un « e » et un « x » – à une pléiade de jeunes artistes d’aujourd’hui – dont les noms sont familiers aux lecteurs de la revue Docks de Julien Blaine comme aux petits guides publiés par Jean-Michel Espitallier – artistes que fascine et qu’excite la révolution technologique des supports. Voici Bernard Heidsieck jouant aux derviches tourneurs depuis la capitale du Liechtenstein – Vaduz –, le centre le plus excentré de toute l’Europe. Les éditions Al Dante ont réédité en 2007 le texte avec l’enregistrement intégral en CD, indispensable à qui veut saisir le manège sonore Heidsieck :
Décomplexés, ces nouveaux Dada acquirent la certitude qu’ils représentaient dans le monde poétique contemporain la nouvelle « modernité ». La vraie modernité. Vraie parce que légitimée par leur position contre la violence des discours. Auxquels ils ne font violence à leur tour que pour les désarmer. Ce sont des pacifistes en somme, des démocrates à la Suisse, en rupture avec la « poésie traditionnelle » qu’ils considèrent comme « établie ». Comme establishment. Je leur reconnais cette légitimité. Toutefois, se produit avec eux ce qui se passe dans le champ des arts plastiques avec la division entre « peintres » d’un côté et « installateurs » de l’autre. Parle-t-on encore du même art ? Car les « signifiants » linguistiques qu’ils ont en commun avec les poètes traditionnels deviennent très vite matière musicale dès qu’ils sont travaillés uniquement pour eux-mêmes. Autrement dit, est-ce que Berio, Ligeti, Stockhausen, Steve Reich ou Meredith Monk, qui viennent de la musique, ne seraient pas les véritables poètes sonores ? Les frontières ne sont heureusement pas si figées. D’abord parce qu’en considérant la langue comme incarnée dans un corps individué, ces poètes se placent dans la lignée du travail d’Artaud. Comme l’a très bien compris Christian Prigent qui, dans son livre Salut les modernes, Salut les anciens ! publié chez Pol, en 2000, déclare :
[…] au tout début des années 1980, s’est produit en France une rencontre entre d’une part des poètes qui étaient sortis du « livre » et pratiquaient depuis vingt ou trente ans la poésie dite « sonore » : François Dufrêne, Henri Chopin, Bernard Heidsieck… ; et d’autre part des auteurs venus des avant-gardes « textuelles », dans les écrits desquels l’enjeu vocal était déterminant pour d’autres raisons (la profération théâtrale pour Valère Novarina, le souci des « bases pulsionnelles de la phonation » pour les poètes de Txt). Si quelque chose de neuf a eu lieu ces dernières années en France dans le champ du poétique, ce quelque chose (varié, multiple) doit beaucoup à ce qu’a déplacé cette rencontre en soulevant la question de la projection orale des enjeux poétiques et leur visibilité incorporée. On le voit bien aujourd’hui : les expériences de lectures publiques ont imposé par exemple des formes litaniques, giratoires et scandées à ce qui s’imprime dans les livres comme ceux de Christophe Tarkos, de Charles Pennequin ou de Christophe Fiat.
Il n’y a pas d’absolu en poésie
Là où de nouvelles barrières menacent toutefois de s’installer, c’est quand, en héritier d’André Breton, le même Prigent prétend garder la maîtrise du jeu. L’honnêteté commande en effet de constater que, depuis une vingtaine d’années, une majorité des poètes dits « traditionnels » – désignant par là ceux qui s’en tiennent au signifié plutôt que de vouloir jouer avec l’arbitraire des signifiants – ont appris à voyager dans l’espace de leur langue propre comme dans celle des autres. D’abord par la traduction. Qui s’est accélérée. Démultipliée. Et qui faisant communiquer les poésies entre elles est souvent l’occasion d’une rencontre humaine avec l’autre. Aux quatre coins du monde. Au cours de nombreux festivals. Aujourd’hui un poète se transporte vite et loin. Un poète ne coûte pas cher. D’autre part, les nouveaux supports technologiques que sont les CD, les Dvd, la Toile, bientôt l’e-book, conduisent de plus en plus d’entre eux à marier la lettre au son, l’écrit à l’oralité. Rappelons-nous par exemple le travail récemment accompli par l’Orphée Studio d’André Velter et Claude Guerre sur France-Culture. La concurrence des slammeurs et des rappeurs fait le reste. Les mécaniques rythmiques des uns et des autres paraissent sans doute grossières à l’oreille poétique cultivée mais ne contraignent pas moins la poésie à faire entendre plus nettement son écart. Sa finesse. Bref, la poésie est bousculée. Interpellée. Dans ses retranchements et ses repères. Elle s’adapte, doit s’adapter.
Nous sommes convaincus cependant qu’au-delà de la question des facilités technologiques désormais offertes à la reproduction et à la propagation de l’espèce poème, subsiste un clivage de fond que nous appellerons théologique ! Qui oppose les poètes entre eux quant au degré d’adhésion à accorder à la parole poétique. À sa vérité. Dichtung und Warheit, donnait pour titre Goethe à ses mémoires. « Poésie et vérité. » En laïcisant à l’extrême le tête-à-tête protestant avec Dieu, le romantisme germanique a établi la poésie comme religion suprême. Au-delà des religions instituées. Dans l’absolu d’une parole en contact avec l’infini et le sacré. Avec le sentiment du sacré. C’est ce que sera venu confirmer, en France, le surréalisme, par-delà le premier conflit franco-allemand. Romantisme tardif réactivant les notions de mystère et de merveilleux. Contre quoi s’active depuis cinquante ans la « désacralisation » dont nous venons de parler. Quoi de moins absolu, par exemple, que ce cri-manifeste de dérision poussé par le poète wallon Jean-Pierre Verheggen, qui s’affirme, « Entre Zut et Zen », comme un fils joyeux d’Artaud et un petit cousin de Prigent et Novarina.
Mais – si cela s’avère nécessaire ! – on parlera le javanais. On parlera le fourmillais du dix-huitième. On parlera le desnossais. On parlera avec un chapeau sur la tête. On parlera le népalais. Le tibétais. Le boutan. Le chinais et le chinel de Fosses avec un yatagan. On parlera le sri Lacan et le sri laquet dans l’texte. On parlera le japonais express. On chantera – le Poézi est un chant n’est-ce pas ? – on chantera le japon. J’ai du japon tabac dans mon tabatiais. On chantera Yamaha. Yamamaha, mon sherpa est perda ma la moto du Dalaï-Lama est ratrava. On chantera Mitsubishi, mi riz au lait i perdi, mi li boli vidi i ritrivi. Ah ! oui ! On chantiri : vivi li Poézi ! Vivi li Poézi ! Vivi lui !…
Ponge + Dada + Artaud donne Verheggen. Un chirurgien opérant la poésie à corps ouvert pour en faire un être transsexuel. Non plus la mais le poézi. Soit ! La question est de savoir si l’on construit jamais une société sur la dérision. Sur la dérision seule, certainement pas. Avec, oui bien sûr ! Car la dérision atteint très vite ses limites. Démocratique pour ce qu’elle fait partager sa méfiance – sa « désadhésion » – vis-à-vis des grandes idées, elle peut devenir « absolutiste », littéralement, par déliaison systématique des sens. Au grand dam des partisans du sérieux en poésie. Du sacré de la poésie. Qui eux-mêmes ne sont pas moins lassants ni moins équivoques, s’ils n’ont pas la force conceptuelle d’un Jean-Luc Nancy ou d’un Philippe Lacoue-Larbarthe expliquant aux intelligences françaises la notion « d’absolu littéraire », conçue par le romantisme allemand. Car c’est toujours à ce moment-là qu’entre en jeu la figure du philosophe Heidegger. Dont on invoque complaisamment la sacralisation du poème et les critiques contre la technologie. Pour donner le coup de grâce final à la notion de modernité. Et légitimer d’autant mieux le traditionnalisme poétique majoritairement à l’œuvre aujourd’hui. Jusque dans ce concept récent, paradoxal et problématique, « d’anti-modernité », fabriqué pour se masquer l’extraordinaire nostalgie de soi qui frappe la France aussi bien en politique qu’en littérature. Boulevard des Capucines, petite narration de Jean-Michel Maulpoix parue au Mercure de France (2006), nous semble être le parfait symptôme de cet état des choses. Posons publiquement à notre ami poète la question que nous lui avons déjà posée en privé : pourquoi cette nostalgie de Paris capitale du xixe siècle à l’orée du xxie ? Pourquoi encore et toujours les fantômes de Mallarmé, Verlaine, Rimbaud ? Et jamais Laforgue ni Charles Cros, vous remarquerez ! Ou si peu Lautréamont ! Pourquoi une telle sacralisation de la parole oblique symboliste ? Pourquoi jamais la clarté vers l’avant d’un Cendrars, d’un Whitman, d’un Apollinaire ? Notre sentiment est que le xxie siècle n’a pas encore commencé. Que plutôt que d’œuvrer à une nouvelle alliance, nombre de nos contemporains préfèrent commercer avec des ombres crépusculaires. À rebours, comme disait Huysmans. À rebours des tragédies du xxe, certes ! Mais l’« Ici maintenant », dites ? Qu’est-ce qui nous empêcherait de partir du pas engagé et détaché d’un Whitman d’Europe ? Cela est sans doute une autre histoire. Un prochain chapitre ?
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Poète, essayiste, traducteur. Dernier titres parus Tout à coup je ne suis plus seul. Roman chanté compté, Paris, L’Arbalète/Gallimard, 2006 ; la Ballade du vieux marin et autres poèmes, de Coleridge, Paris, Gallimard/Nrf, coll. « Poésie », 2008. Ce texte, commandé par la Maison de la poésie et les Bibliothèques de Paris, a été prononcé sous forme de conférence à la Maison de la poésie, le mardi 11 mars 2008.
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Jacques Darras, Van Eyck et les rivières, Bruxelles, Le Cri, 1996.