Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

L'Inde face à l'épuisement de la démocratie parlementaire ?

juillet 2014

Les récentes élections législatives indiennes ont vu une large victoire du Bjp, le parti nationaliste hindou de Narendra Modi, et un recul historique du Parti du congrès. Cela risque de mener à une ethnicisation de la démocratie indienne, voire à une forme de démocratie autoritaire, Modi ayant une grande influence dans les milieux des affaires et des médias.

Les seizièmes élections indiennes ont été saluées pour la prouesse qu’elles constituaient?: plus de 815 millions d’électeurs étaient en effet appelés aux urnes et 66?% d’entre eux ont exercé leur droit de vote, ce qui constitue un taux de participation record (en 2009, il n’était que de 58?%).

Mais ce scrutin a aussi été analysé comme un tournant du fait de l’identité du vainqueur, le Bharatiya Janata Party (Bjp, Parti du peuple indien) – d’obédience nationaliste hindoue –, et de l’ampleur de son succès. Jamais, depuis 1984, un parti n’était parvenu à remporter la majorité absolue à la chambre basse du Parlement indien, la Lok Sabha. Le Bjp a accompli cette performance de justesse – puisqu’il a gagné 282 sièges sur 543 –, mais cela n’en reste pas moins remarquable.

Le parti du Congrès (Indian National Congress), lui, connaît dans cette élection la pire défaite de son histoire?: 44 sièges remportés avec 19?% des voix, soit 60 sièges de moins qu’en 1998, date de sa première défaite contre le Bjp, et 6?% de part de voix de moins qu’en 1999, date de sa précédente plus mauvaise performance. La chute est tellement sévère que ce grand parti né dans le combat anticolonial n’est même pas en mesure d’obtenir le poste de chef de l’opposition, qui requiert de détenir au moins 10?% des sièges à la Lok Sabha. Le Congrès avait mieux résisté à la vague d’opposition qui l’avait emporté pour la première fois vers les bancs de l’opposition en 1977, suite à deux années d’état d’urgence. Là déjà, sa défaite avait été particulièrement marquée dans les neuf États de la Hindi Belt, où le Congrès avait été réduit à douze sièges. Ce chiffre descend à sept en 2014.

La victoire du Bjp mérite toutefois d’être relativisée car elle reflète une concentration géographique de ses forces supérieure à la moyenne et masque le caractère urbain de sa base électorale. Mais cela ne remet pas en question l’essentiel du diagnostic?: la victoire du Bjp est susceptible de faire entrer l’Inde dans le club des démocraties ethniques et autoritaires.

Le Bjp, un parti dominant, pas hégémonique

Qualifier le succès du Bjp de triomphe est abusif. Le parti a en effet bénéficié à plein des distorsions inhérentes au mode de scrutin à un tour?: il n’a remporté que 31?% des voix, mais ce petit tiers des suffrages lui a permis de gagner 52?% des sièges à la Lok Sabha. Il s’agit là d’une performance unique dans l’histoire de l’Inde. Jusque-là, aucun parti – sauf le Congrès en 1952 – n’était parvenu à remporter la moitié des sièges avec moins de 40?% des voix. Cette année, le Bjp a gagné 1, 67 siège pour chaque point de pourcentage de vote exprimé, quand le Congrès, lui, n’a remporté que 0, 47 siège pour le même pourcentage de suffrage. Pour le dire autrement, 60?000 voix ont suffi en moyenne au Bjp pour gagner une circonscription, quand il en a fallu 240?000 au Congrès.

Cette amplification de la victoire en termes de sièges s’explique par la formidable concentration géographique des forces du Bjp. Certes, le Bjp a percé sur de nouvelles terres de conquête comme le Bengale occidental, où il triple presque son score de 2009 (de 6, 10?% à 16, 8?%), l’Assam, où il est passé de 17, 2?% des voix en 2009 à 36, 5?%, et le Jammu-et-Cachemire, où il bondit de 18, 6?% à 32, 4?%.

Mais ces incursions n’ont rapporté aucun siège ou presque (deux au Bengale occidental et trois au Jammu-et-Cachemire). En revanche, le parti a remporté 190 des 225 sièges dans la Hindi Belt, formée des États suivants?: Uttar Pradesh (71 sièges sur 80), Uttarakhand, Bihar, Madhya Pradesh, Chhattisgarh, Rajasthan, Haryana, Himachal Pradesh, Delhi et Jharkhand. Ce nombre passe à 216 si on ajoute le Gujarat (soit 76?% des sièges du parti) et à 239 (soit près de 85?%) si on ajoute le Maharashtra. L’allié du Bjp dans cet État, le Shiv Sena, remporte, lui, 18 sièges. Trois autres alliés – le Shiromani Akali Dal au Punjab, le Lok Jan Shakti Party au Bihar et le Telugu Desam Party en Andhra Pradesh – remportent respectivement 4, 6 et 16 sièges. Trois petits partis locaux, enfin, alliés au Bjp, ajoutent 7 sièges au compteur, ce qui place l’Alliance démocratique nationale à une confortable majorité de 332 sièges. Le Bjp demeure donc largement absent du Sud (le Karnataka excepté), des États côtiers de l’Est et des petits États du Nord-Est, à l’exception de l’Assam et de l’Arunachal Pradesh.

Si le Bjp reste ainsi exclu de zones entières, c’est que les partis régionaux ont bien résisté. Leur stabilité est même remarquable puisque ces formations ont remporté exactement le même nombre de sièges (212) avec le même pourcentage de voix (46, 6?%) qu’en 2009. Cette stabilité dissimule pourtant de forts contrastes. Parmi ces partis régionaux, certains ont fait place nette – ou presque – dans leur État?: le Trinamool a remporté 34 sièges sur 42 au Bengale occidental, le Biju Janata Dal (Bjd) 20 sur 21 en Orissa et l’Aiadmk 38 sur 40 au Tamil Nadu.

Les partis régionaux du Nord, eux, ont été évincés de la Lok Sabha par la vague du Bjp, malgré des scores conséquents en termes de voix. Le Bahujan Samaj Party, parti des ex-intouchables (les Dalit) de l’Uttar Pradesh, ne remporte aucun siège, malgré ses 19?% de voix dans l’État le plus peuplé de l’Inde.

Résultat?: la part de sièges et de voix des partis régionaux combinés ne change pas, mais l’équilibre des forces entre partis régionaux et nationaux, lui, se trouve profondément modifié. L’assemblée compte moins de partis régionaux puissants par rapport à 2009 et ceux-ci ne sont plus indispensables à la formation du gouvernement, le Bjp ayant remporté une majorité simple de sièges. Cela contraste avec la situation politique des trente dernières années, où les partis nationaux ont toujours eu besoin du soutien d’alliés régionaux pour former des majorités, et où ces derniers sont parvenus à trois reprises à former un gouvernement dit de « ?troisième front? » sans la participation des partis nationaux (voir tableaux ci-contre). Ce développement affecte également la relation entre Delhi et les États, les partis régionaux perdant beaucoup de leur capacité de négociation du fait de leur affaiblissement relatif.

Résultats des principaux partis indiens aux élections législatives

En nombre de sièges

INC (parti du Congrès) BJP Partis régionaux Indépendants 1991 232 120 168 1 1996 140 161 233 9 1998 141 182 214 6 1999 114 182 241 6 2004 145 138 255 5 2009 206 116 212 9 2014 44 282 212 3

En pourcentage

INC (parti du Congrès) BJP Partis régionaux Indépendants 1991 36, 26 20, 11 39, 44 4, 03 1996 28, 80 20, 29 44, 22 5, 98 1998 25, 82 25, 59 45, 79 2, 32 1999 28, 30 23, 75 44, 76 2, 69 2004 26, 53 22, 16 46, 76 4, 24 2009 28, 52 18, 84 46, 77 5, 19 2014 19, 30 31, 10 46, 60 3, 00
Source : Election Commission of India

Si la géographie des résultats conduit à considérer le Bjp davantage comme un parti métarégional que comme un parti national ayant bénéficié à plein de la distorsion inhérente au mode de scrutin à un tour, il convient aussi de relativiser l’ampleur de son succès en comparant ses performances en zones rurales et urbaines.

Le Bjp a toujours davantage attiré les citadins. Sa récente victoire n’a pas atténué cette caractéristique. Son attrait sur les électeurs des circonscriptions urbaines (celles où les citadins représentent plus de 75?% du total) s’est accentué, puisqu’il y a reçu 42?% des voix (soit 11 points de pourcentage de plus que son score moyen), tandis que dans les circonscriptions semi-urbaines (où les citadins représentent entre 25?% et 74?% du total), son score s’établit à 32?% et dans les circonscriptions rurales (où les urbains représentent moins de 25?% du total), il tombe à 30?%.

La comparaison avec 2009 est ici très éclairante. Cette année-là, 25?% des électeurs ruraux avaient voté pour le Bjp – leur pourcentage n’a progressé que de 5 points en 2014. En revanche, celui des électeurs semi-urbains a progressé de 21?% à 32?% et celui des électeurs urbains de 14?% à 42?%. Le Bjp est donc plus que jamais le parti des urbains. Le taux de succès de ses candidats en zone urbaine est d’ailleurs de 84?%, contre 63?% en zone rurale.

La popularité du Bjp, et plus encore de son chef Narendra Modi, auprès des urbains est d’abord due à l’attrait que le parti et cet homme exercent auprès de la classe moyenne.

La classe moyenne contre la démocratie??

La croissance de l’économie indienne – à presque deux chiffres dans les années 2000 – a favorisé l’essor sans précédent de la classe moyenne. Cette catégorie sociale, qui représente environ 20?% de la société indienne1, porte assez mal son nom tant elle s’apparente à une élite du fait de ses revenus et de la place qu’y occupent les hautes castes et quelques castes intermédiaires dominantes. Il s’agit en fait de la couche supérieure de la société, située juste sous la fine pellicule des super-riches.

La classe moyenne a en grande partie voté contre le Congrès. Elle reprochait au gouvernement de Manmohan Singh de ne pas avoir fait preuve d’une réactivité suffisante au moment où le taux de croissance fléchissait – il est passé sous la barre des 5?% en 2013 – alors que cette classe, produit de la croissance, y est plus attachée que tout autre groupe. Par ailleurs, le mode de gouvernance du Congrès était perçu comme dépassé (ce qui allait de pair avec la moyenne d’âge des ministres2) et « ?dynastique? ». De fait, Sonia Gandhi, la présidente du Congrès, a promu son fils à la candidature au poste de Premier ministre. Enfin, le gouvernement de Manmohan Singh a exaspéré la classe moyenne par son incapacité à lutter contre l’inflation (7?% en 2013) et à défendre la roupie, qui a perdu un cinquième de sa valeur au cours de la même année – ce qui rendait difficiles les voyages à l’étranger auxquels cette classe commençait à prendre goût. Enfin, le pouvoir (sous l’impulsion de Sonia Gandhi plus que de Manmohan Singh) a multiplié les subventions aux pauvres (telles que celles liées au Right to Food3) dans lesquelles la classe moyenne voit volontiers un populisme anti­économique aux visées électorales.

Narendra Modi a fait de la lutte contre le Congrès, ses pratiques corrompues et son ethos « ?dynastique? » les thèmes phares de son discours. Mais il a également attiré la classe moyenne indienne de bien d’autres manières.

Premièrement, Modi, au cours de la campagne électorale, a mis en avant le « ?modèle du Gujarat? », une formule qui renvoyait aux performances économiques que les mesures de libéralisation auraient permis d’obtenir. De fait, le Gujarat, en attirant de nombreux investisseurs (notamment dans des « ?zones économiques spéciales? » dépourvues de certaines clauses du droit du travail et soumises à une fiscalité des plus légères), a connu un fort taux de croissance. Celui-ci n’a guère profité à la plèbe (notamment en raison de la faiblesse des salaires, un autre attrait de l’État aux yeux des industriels), mais la classe moyenne y a vu un signe d’espoir, elle qui ne jure que par le secteur privé pour relancer la croissance. Elle s’en remet d’ailleurs de moins en moins à l’État pour bénéficier de services de qualité au quotidien?: les villes nouvelles (comme Gurgaon, Lavasa ou Noida), où elle aime vivre, ont souvent privatisé l’éducation, la santé, l’électricité et même la sécurité.

Deuxièmement, la culture politique et sociale de la classe moyenne peut être qualifiée d’« ?illibérale4? », en raison de son accent sur l’autorité et son goût pour le mode de gouvernance des grandes firmes. La classe moyenne prend en effet ses distances avec la démocratie parlementaire au nom de l’efficacité managériale dont elle gratifie le monde de l’entreprise. En 2008 déjà, une enquête d’opinion du Csds a montré que 51?% des personnes interviewées et classées dans la couche supérieure de la société (qui coïncide largement avec la classe moyenne à l’indienne) étaient « ?tout à fait d’accord? » avec la proposition suivante?: « ?Toutes les grandes décisions engageant le pays devraient être prises par des experts plutôt que par des hommes politiques? » (à ces 51?%, on doit ajouter les 29?% qui étaient simplement « ?d’accord? » avec cette proposition), tandis que les chiffres concernant les personnes appartenant aux « ?catégories populaires? » étaient respectivement de 29?% et 22?%5. Or Narendra Modi non seulement a fait preuve d’autoritarisme au cours des treize années où il a dirigé le Gujarat, mais, en outre, en tant que cadre du mouvement nationaliste hindou ayant consacré sa vie à l’organisation avant de briguer les suffrages des électeurs sur le tard, il se définit comme un homme « ?apolitique? » dont le style est avant tout managérial. De grands patrons indiens le qualifient d’ailleurs de « Ceo » (Chief Executive Officer) du Gujarat – l’équivalent anglo-saxon de Pdg.

Troisièmement, ce goût pour l’autorité va de pair, dans la classe moyenne indienne, avec un sens des hiérarchies sociales qui porte aussi cette catégorie à voter pour le Bjp. Ce parti a toujours été hostile à la politique de discrimination positive que menaient le Congrès et d’autres formations régionales et/ou de gauche en faveur des castes dites « ?arriérées? » ou « ?inférieures6? ». Cela s’explique à la fois par son refus de diviser les hindous suivant des lignes de caste et par le fait que ses cadres et son électorat viennent traditionnellement des castes supérieures. Cette ligne politique présente de fortes affinités avec la valorisation du mérite par la classe moyenne, dont les familles sont censées élever leurs enfants dans le culte du travail – et qui ne cache pas son ressentiment lorsque des étudiants moins qualifiés bénéficient de quotas à l’université ou lorsque des candidats de basse caste sont recrutés dans la fonction publique sur des quotas de plus en plus importants. L’éloge du mérite dissimule alors un sens aigu de l’ordre social dont le Bjp s’est fait le héraut.

Cette logique se traduit aussi par un rejet par les classes moyennes des principes d’inclusion sociale et de redistribution, qui ont malgré tout – avec de sérieuses limitations – guidé l’action du Congrès au cours de ces deux mandats. Les classes moyennes rejettent largement les grandes politiques de redistribution – comme le revenu rural minimal garanti, la politique des subventions ou la loi de sécurité alimentaire – destinées aux couches pauvres de la population.

Quatrièmement, le sens de l’ordre de la classe moyenne s’accompagne d’un conservatisme social paradoxal. À côté de sa fringale de modernité occidentale dont témoigne sa frénésie de consommation, la classe moyenne manifeste un fort attachement aux valeurs familiales (d’où la persistance, en son sein, du modèle de la famille élargie et du mariage arrangé) dont le Bjp se fait l’écho sur la scène politique. Au-delà, une partie de la classe moyenne cultive son antiprogressisme dans l’ordre des mœurs, ce qui l’amène, par exemple, à soutenir les décisions judiciaires hostiles à toute reconnaissance de l’homosexualité. Le caractère illégal de cette dernière a été réaffirmé par la Cour suprême en décembre 2013. Cette approche est en harmonie avec celle du Bjp qui milite explicitement pour la défense des traditions et notamment la famille souche.

Enfin, la classe moyenne hindoue fait preuve d’une religiosité croissante. Celle-ci est particulièrement véhémente chez les bénéficiaires d’une ascension sociale récente qui cherchent à légitimer leur promotion en se montrant de bons hindous7. Mais on la rencontre aussi parmi des membres plus installés de cette catégorie sociale, comme en témoigne l’essor maintenant ancien de sectes telles que les Swaminarayanas. Ces mouvements rappellent certains courants du protestantisme en raison de leur capacité à allier dévotion et sens de l’entreprise capitaliste – ainsi que des formes de philanthropie rappelant l’évergétisme traditionnel. Ce type de dévotion permet à une classe moyenne de plus en plus occidentalisée de se prévaloir de racines culturelles (même si sa pratique et sa connaissance de l’hindouisme sont parfois très sommaires). Une telle attitude entre naturellement en résonance avec le nationalisme hindou du Bjp, qui cherche à ériger la culture de la communauté majoritaire en fondement de l’identité indienne.

L’ethnicisation de la démocratie indienne

Si l’ampleur du succès du Bjp mérite d’être relativisée, elle n’en marque pas moins un tournant dans le sens d’une ethnicisation accrue de la politique indienne. L’idéologie nationaliste hindoue du Bjp l’amène à établir une équation entre la culture de la communauté majoritaire (les hindous représentent environ 80?% de la société indienne) et l’identité indienne. Pour ses leaders, l’hindouisme résume la civilisation indienne et le groupe dominant, héritier de pères fondateurs présentés comme autochtones, a vocation à établir sa suprématie sur le pays. Certes, les minorités – les chrétiens (2?%) et les musulmans (14?%) – peuvent pratiquer leur religion dans la sphère privée, mais dans l’espace public, ils doivent prêter allégeance aux symboles hindous.

L’hostilité structurante des nationalistes hindous vis-à-vis des musulmans qu’ils perçoivent comme une menace – voire comme une cinquième colonne du Pakistan – les a naturellement conduits à les exclure des rangs du parti. Si quelques musulmans ont rejoint le Bjp (voire ont voté pour lui – ce serait le cas de 8?% des musulmans en 2014 d’après l’enquête sortie des urnes la plus sérieuse), le parti ne compte aucun député issu de cette communauté à la Lok Sabha. Jamais encore le parti vainqueur des élections indiennes n’avait compté aucun élu musulman. C’est bien sûr le reflet de sa stratégie d’investiture, puisque le Bjp n’a présenté que neuf candidats musulmans (soit 2, 11?% du total de ses candidats) aux élections générales de 2014. De manière révélatrice, tous ont été défaits.

Mais le nouveau parti dominant a tellement pesé sur le scrutin que la plupart des autres partis lui ont emboîté le pas en considérant – sauf exception – que présenter des candidats musulmans serait contre-productif étant donné l’atmosphère créée par le Bjp. Cela a clairement été le cas du Congrès, qui n’a donné son investiture qu’à 27 candidats musulmans sur 462 (soit 5, 84?%). Parmi les partis nationaux, seuls ont fait plus le Samajwadi Party (Parti socialiste), avec 36 candidats musulmans sur 195 (soit 18, 5?%), le parti Dalit (des ex-intouchables), le Bahujan Samaj Party, avec 48 musulmans sur 501 candidats (soit 9, 58?%) et le Parti de l’homme ordinaire (Aam Aadmi Party), une nouvelle formation, 41 sur 427 (soit 9, 6?%). Mais, en raison des revers enregistrés par toutes ces formations, la moyenne des élus musulmans siégeant à la Lok Sabha n’a jamais été aussi basse?: 23 élus, soit 4, 2?%, contre 5, 8?% en 2009 (et 9?% en 1980, à l’époque où les musulmans formaient 11?% de la population indienne et où le principe de proportionnalité était donc presque respecté).

L’érosion de la part des musulmans au Parlement n’est pas le seul indice de l’hindouisation de la vie politique indienne. Si le Bjp a d’abord fait campagne sur le thème de la modernisation économique, son champion, Narendra Modi, reste perçu par une grande partie des Indiens (à commencer par les minorités) comme l’homme qui a « ?présidé? » (pour reprendre les termes du Premier ministre sortant Manmohan Singh) aux violences antimusulmanes qui ont fait officiellement plus de 1?000 morts (le double d’après les Ong) au Gujarat, alors qu’il dirigeait cet État en février-mars 2002. Ce pogrom avait contribué à son succès électoral en décembre 2002 du fait de la polarisation de la société locale suivant une ligne de clivage religieuse8. Le Bjp a remis cette stratégie au goût du jour en 2014 dans l’État d’Uttar Pradesh.

Cet État représentant 80 sièges à la Lok Sabha, le Bjp y a mené une campagne particulièrement agressive. D’une part, il a cherché à polariser à nouveau le jeu politique suivant une logique ethno-religieuse en capitalisant sur les émeutes anti-musulmanes de Muzaffarnagar d’août-septembre 2013. Bien que les musulmans de cette région de l’ouest de l’Uttar Pradesh aient été les principales victimes des violences (avec 55 morts et plus de 40?000 réfugiés dont certains – 32 enfants – sont morts de froid cet hiver dans des camps de toile), le Bjp les a présentés comme des agresseurs et a été jusqu’à donner son investiture pour les élections à la Lok Sabha à deux de ses élus locaux impliqués dans les violences. L’architecte de cette stratégie ne fut autre qu’Amit Shah, le fidèle lieutenant de Narendra Modi, longtemps en délicatesse avec la justice pour son rôle dans des actes communalistes violents au Gujarat. Shah n’a pas seulement réorganisé le Bjp de l’État mais prononcé quelques discours de son cru, appelant notamment les hindous de Muzaffarnagar à prendre leur « ?revanche? » (sic) sur les musulmans par le bulletin de vote, parlant de ces « ?mendiants devenus millionnaires du jour au lendemain en tuant des vaches? » – une référence non dissimulée aux musulmans, actifs dans le commerce local et l’exportation de la viande. L’impact de cette campagne se lit sur la carte électorale de l’Uttar Pradesh, car c’est dans l’ouest de la province, sans autre raison possible, que le Bjp a enregistré ses meilleurs scores.

D’autre part, Narendra Modi a décidé de faire campagne en Uttar Pradesh en s’y présentant en héraut de l’hindouisme. C’est ce qu’il a fait notamment à Ayodhya, la ville où les nationalistes hindous ont détruit en 1992 une mosquée construite selon eux sur le lieu de naissance du dieu Ram. Modi a même choisi d’être candidat à Bénarès, la ville sainte de l’hindouisme par excellence. Après avoir triomphé dans cette circonscription, il y a célébré sa victoire au moyen d’une cérémonie purement religieuse sur les bords du Gange.

Cette symbolique écorne un aspect du sécularisme indien, dans la mesure où jamais encore le chef de l’exécutif à venir n’avait opéré ainsi. Cette première ne remettrait toutefois pas en cause la philosophie politique indienne, marquée au coin du multiculturalisme (et non de la laïcité), si elle était contrebalancée par une démarche du même type en faveur des minorités musulmane et chrétienne. Mais Narendra Modi a au contraire refusé pendant la campagne électorale ne serait-ce que de porter le couvre-chef des musulmans – ce que le président du Bjp, Rajnath Singh, lui, a fait bien volontiers. Cette attitude s’inscrit dans la continuité de la politique suivie par Narendra Modi au Gujarat, où non seulement il a rompu avec la tradition de ses prédécesseurs du Bjp en refusant d’organiser une Iftar party pour marquer la fin du ramadan, mais où, en outre, il a refusé d’attribuer aux élèves musulmans les bourses d’études que le pouvoir central avait débloquées (et dont l’État que dirigeait Modi n’aurait eu à payer qu’une fraction limitée s’il avait bien voulu les distribuer). L’argent n’est d’ailleurs pas l’argument qu’il a mis en avant?: il disait ne pas vouloir discriminer en défaveur des non-musulmans, alors que c’est là le principe même d’une politique de discrimination positive – justifiée, en l’occurrence, par le retard socio-éducatif des musulmans.

Si Narendra Modi gouverne l’Inde comme il a gouverné le Gujarat pendant treize ans, il pourrait bien faire évoluer le pays sur la voie de la démocratie ethnique. Cette catégorie des sciences sociales a été conçue, à l’origine, à partir de l’exemple d’Israël par le politologue Sammy Smooha9. Elle désigne donc des pays où des institutions démocratiques sont censées préserver l’État de droit et où des élections ont lieu régulièrement, mais où les minorités sont ravalées au rang de citoyens de seconde zone. Dans le cas israélien ou sri lankais, cette tendance a été inscrite dans le cadre légal – le judaïsme et le bouddhisme y sont devenus des religions officielles. Mais l’ethnicisation en question peut rester officieuse, comme en Turquie où, de fait, la République a pris ses distances avec la laïcité sous l’influence de l’Akp. Le règne du Bjp pourrait déboucher sur les mêmes résultats, même si, aujourd’hui, le parti nationaliste n’est pas encore hégémonique.

La domination du Bjp sur la scène politique indienne mérite certes d’être relativisée en raison de la résilience des partis régionaux hors de la Hindi Belt10 ; néanmoins, le gouvernement Modi est en passe de mettre l’Inde sur la voie d’une démocratie ethnique.

Les raisons du succès électoral de Narendra Modi – et en particulier les facteurs de rapprochement entre le Bjp et la classe moyenne – que nous avons citées plus haut continueront sans doute à jouer en sa faveur si l’absence d’alternatives crédibles perdure. L’épuisement du Congrès n’est en effet probablement pas conjoncturel. La crise de leadership qu’il traverse – la première des hypothèques pesant sur le parti – ne trouvera sans doute de solution que si Rahul Gandhi laisse la place à sa sœur, Priyanka.

Mais la victoire de Modi s’explique aussi par la façon dont il a conduit sa campagne électorale. Sa technique opératoire, très personnalisée et jouant même sur le registre de l’homme providentiel, ne s’est pas substituée mais superposée aux formes traditionnelles de mobilisation politique du Bjp. Le parti a en effet combiné une campagne sur des thèmes généraux – l’économie, la croissance, la lutte contre l’inflation – et une campagne de terrain plus sourde visant à polariser l’électorat suivant une ligne de clivage religieuse opposant les hindous aux musulmans. Cette campagne de terrain a aussi tenu compte des rapports de force locaux entre castes dans le choix des candidats.

Toutefois, le succès électoral de Narendra Modi s’explique en grande partie par sa capacité à saturer l’espace public à travers d’innombrables meetings, spots télévisés et un usage assidu des réseaux sociaux et d’internet. Cette débauche de communication politique n’a été rendue possible que par sa grande proximité avec les milieux d’affaires – qui financent une bonne partie de ses activités politiques. On évalue le coût de la campagne électorale indienne de 2014 à 7 milliards de dollars, ce qui en fait la plus chère du monde après celle qui a permis la réélection d’Obama en 2012.

L’avenir de la démocratie indienne est ici obscurci par l’emprise des milieux d’affaires sur la presse nationale. Au cours de la campagne électorale, le soutien que la plupart des patrons de presse (à la tête de larges conglomérats) apportaient à Modi s’est traduit par des formes d’autocensure et des biais de plus en plus flagrants. Un certain nombre de journalistes politiques de renom ont été écartés par leurs patrons de presse du fait de différends éditoriaux sur la couverture de la campagne et par anticipation de la victoire de Narendra Modi. Le monde des médias connaît depuis l’annonce des résultats des bouleversements encore plus importants, avec le départ de plusieurs grands noms de la presse quotidienne. La situation est devenue plus critique encore après le rachat de Direct 18 – le groupe auquel appartient notamment la chaîne Cnn-Ibn – par le groupe Reliance, notoirement proche de Modi.

  • *.

    Christophe Jaffrelot est directeur de recherche au Cnrs et au Ceri/Sciences Po?; il a récemment dirigé l’Inde contemporaine (Paris, Pluriel, 2014). Gilles Verniers est doctorant au Ceri/Sciences Po?; il enseigne à l’université Ashoka en Inde.

  • 1.

    Ce chiffre repose sur les études du Centre for the Study of Developing Societies (Csds) (Delhi), de toutes les plus sérieuses. qui considère comme membres de la classe moyenne les personnes qui se disent telles et qui possèdent deux des quatre caractéristiques suivantes?: 1.?une fréquentation du système éducatif pendant dix ans au moins?; 2.?la détention d’au moins trois de ces quatre objets?: un véhicule à moteur, un poste de télévision, une pompe électrique et une terre non agricole?; 3.?une maison en dur (en brique ou en ciment)?; 4.?un emploi de col blanc.

  • 2.

    L’Inde a bien souvent été dirigée par des vieillards (Morarji Desai est devenu Premier ministre à 81 ans, Charan Singh à 77 ans, I.K. Gujral et A.B. Vajpayee – deuxième mandat – à 78), mais le décalage entre la jeunesse de la population indienne et le caractère gérontocratique de ses élites politiques n’a peut-être jamais été aussi grand. Manmohan Singh va quitter le pouvoir, ce printemps, à 82 ans et son ministre du Travail, un portefeuille nécessitant une bonne connaissance des attentes de la génération arrivant sur le marché de l’emploi, était occupé jusqu’à son décès récent par Sis Ram Ola, âgé de 86 ans. L’âge médian du gouvernement est d’environ 62 ans.

  • 3.

    Le National Food Security Bill, voté en septembre 2013, permet (en théorie) à 67?% de la population d’acheter du riz et du blé à des prix subventionnés, pour un coût estimé à 19, 5 milliards de dollars à la charge du budget de l’État.

  • 4.

    Expression de Leela Fernandes et Patrick Heller, “Hegemonic Aspirations. New Middle Class and India’s Democracy in Comparative Perspective”, Critical Asian Studies, 2006, 38(4), p. 507.

  • 5.

    Csds, State of Democracy in South Asia, New Delhi, Oxford University Press, 2008, p. 236.

  • 6.

    Dès les années 1990, le fait que le Bjp ne soutienne pas la politique des quotas en avait fait le parti par excellence de « ?la révolte des élites? » (Yogendra Yadav, Sanjay Kumar et Oliver Heath, “The Bjp’s New Social Bloc”, Frontline, novembre 1999, 16(23), p. 6-19).

  • 7.

    Minna Saavala, Middle-Class Moralities. Everyday Struggle over Belonging and Prestige in India, Hyderabad, Orient Black Swan, 2010.

  • 8.

    Voir Christophe Jaffrelot, « Gujarat?: cinq années amères dans la démocratie indienne », Esprit, juillet 2007 et Bhikhu Parekh, « Violences en Inde?: la mobilisation antimusulmane au Gujarat? », Esprit, février 2003.

  • 9.

    Sammy Smooha, “Ethnic Democracy: Israel as an Archetype”, Israel Studies, 1997, 2:?2, p. 198-241.

  • 10.

    Elle doit aussi être relativisée du fait de la composition de la chambre haute du Parlement indien, la Rajya Sabha – dont les membres sont élus par les États de l’Union indienne au terme, par conséquent, d’élections indirectes. Aujourd’hui, sur 240 membres, 68 sont des élus du Congrès, 46 du Bjp, 14 du Bsp, 12 du Trinamool Congress, 10 de l’Aiadmk et tous les autres partis ont moins de 10 sièges. Il sera donc difficile au Bjp de réunir une majorité des voix, même si le nouveau parti dominant dispose de nombreux leviers de pouvoir. Cela ne remettra pas en cause son programme de réformes législatives, car la Lok Sabha a de toute façon le dernier mot au terme de l’habituelle « ?navette? » des parlements bicaméraux, mais cela hypothéquera d’éventuels projets de révision constitutionnelle, comme l’abolition de l’article 370 conférant une autonomie poussée au Jammu-et-Cachemire. Tout amendement à la Constitution doit en effet être voté par chaque chambre à la majorité absolue (et par au moins deux tiers des membres présents).

Christophe Jaffrelot

Directeur de recherche au CERI-Sciences Po, il est notamment l’auteur de L’Inde contemporaine (Pluriel, 2014).

Gilles Verniers

Gilles Verniers est professeur de science politique et directeur du Trivedi Centre for Political Data à l’Université Ashoka (Sonipat, Haryana, Inde) et Senior Visiting Fellow au Centre for Policy Research (New Delhi).

Dans le même numéro

Médecine : prédictions à risque

La génétique est-elle inhumaine?

Le grand marché du séquençage

Le pari hasardeux de la médecine prédictive