Biélorussie : Loukachenko s’est offert cinq ans de plus
Le 19 mars 2006, le président Alexandre Loukachenko s’est reconduit à la tête de la Biélorussie pour cinq ans supplémentaires, en plus des douze années écoulées depuis son élection au suffrage universel de juillet 1994. Il s’agissait officiellement d’une élection présidentielle mais depuis la fixation du jour du scrutin le 15 décembre dernier à la production du résultat officiel final proclamé le 23 mars, le pouvoir a mis en œuvre un continuum de manipulations diverses1. En dépit de la présence d’observateurs de l’Osce invités par les autorités de Minsk, tous les cadres du régime, jusqu’aux plus petits niveaux hiérarchiques, ont été mobilisés pour participer à la forfaiture de la présidence et entériner son résultat2. En clair, même s’il n’est guère difficile, comme le font les médias du pays, de trouver des babouchkas affirmant aimer leur président parce que leurs pensions de retraite sont versées régulièrement, il est impossible de dire si les électeurs biélorusses ont réellement été plus de 50 % à cocher, de leur plein gré, le nom du président sortant sur leurs bulletins de vote.
La Constitution du 15 mars 1994 avait prévu une limitation de l’exercice de la présidence à deux mandats consécutifs de cinq ans et la législation interdisait expressément toute modification par référendum. Pourtant, le 17 octobre 2004, le président Loukachenko a fait adopter par référendum (déclaré illégal et non libre par la communauté internationale) la possibilité de briguer un troisième mandat à partir de 2006. L’année 2005 a ensuite été marquée par un durcissement supplémentaire du régime pour déjouer tout scénario comparable à la « Révolution orange » d’Ukraine. A. Loukachenko s’est donné les moyens d’une répression totale contre l’opposition. Le 20 décembre, il promulguait des amendements au Code pénal prévoyant des peines de six mois à deux ans de prison pour toute personne qui « discréditerait » la Biélorussie en diffusant de « fausses informations », lors de contacts avec des organisations ou des pays étrangers. L’année 2005 a connu une multiplication des procès politiques d’opposants, ainsi que des attaques renouvelées contre les organisations non gouvernementales, menacées d’être liquidées suite à divers contrôles fiscaux ou administratifs. Le pouvoir présidentiel s’est également attaqué aux instituts de sondages indépendants : depuis novembre 2005, toute institution qui entend mener une enquête d’opinion sur la situation politique doit être préalablement accréditée par une commission spéciale de l’Académie des sciences. Enfin, les médias indépendants se sont retrouvés plus que jamais sous des mesures de censure variées. Les principaux titres de presse indépendants se sont vus interdire l’accès aux imprimeries d’État. En novembre, les services postaux d’État en situation de monopole de distribution de la presse ont refusé d’inclure les derniers titres indépendants sur la liste des abonnements pour l’année 2006, tandis que les kiosques d’État emboîtaient le pas pour empêcher leur distribution dans la rue.
La campagne officielle
La Commission électorale centrale a donné le coup d’envoi de la campagne officielle le 17 février 2006, en annonçant l’enregistrement définitif de quatre candidats : Alexandre Loukachenko, Alexandre Milinkevitch, Alexandre Kazouline et Sergueï Gaïdoukevitch. L’enregistrement de deux candidats ouvertement d’opposition (Milinkevitch et Kazouline) censé consacrer le principe de liberté de candidature n’a été que factice. Pour le mois de campagne officielle jusqu’au 19 mars, la Commission électorale centrale n’a octroyé aux candidats qu’une heure d’antenne télévisée et une heure d’onde radiophonique à répartir en deux temps, pour des enregistrements déposés préalablement. Leurs professions de foi ne pouvaient être reproduites que dans les sept journaux d’État, la presse indépendante s’étant vu interdire de publier des articles favorables à l’un des candidats, au titre de « l’égalité de traitement ». Alexandre Loukachenko n’en était pas moins omniprésent sur tous les médias audiovisuels et presse d’État, en tant que « président en exercice ».
Le pouvoir a cherché à délégitimer tout ce qui pouvait suggérer qu’il y avait réellement compétition, ce qui aurait rabaissé Alexandre Loukachenko à un simple statut de candidat similaire aux trois autres. Le pouvoir a préféré substituer à une campagne d’affichage du candidat Loukachenko, la campagne « Za Belarous » (« Pour la Biélorussie »), vantant les réussites du régime. On vit ainsi réapparaître sur les panneaux publicitaires des villes, la kolkhozienne souriante les gerbes de blé à la main, les défilés de militaires sous les couleurs nationales ou l’écolier fier d’écrire le nom de son pays au tableau noir, le tout frisant le chauvinisme d’État. Cette campagne « Pour la Biélorussie » reprenait tel quel le slogan de campagne de Loukachenko lors du référendum d’octobre 2004, lors duquel les électeurs étaient invités à voter « Pour »… « Pour la Biélorussie ». Le slogan « Pour la Biélorussie » était sur chaque affiche presque toujours doublé d’un autre slogan – « Pour la stabilité » – alors même que les forces d’opposition biélorusses étaient systématiquement présentées comme sources d’instabilité, à l’image des nombreux reportages venant discréditer les conséquences des « révolutions colorées » de Géorgie, d’Ukraine et du Kirghizstan.
À l’approche du scrutin, le régime a multiplié les actes de violences et les arrestations d’opposants, afin d’attiser la peur et déjouer toute volonté de révolution pacifique dans le centre de Minsk. Le 2 mars, le président du Kgb annonçait à la télévision avoir découvert « un scénario de coup d’État préparé par l’opposition radicale » : après la dénonciation des fraudes et l’appel à la manifestation le 19 mars au soir, l’explosion de bombes dans la foule était censée entraîner la prise des bâtiments officiels. Le 16 mars au soir, le même président du Kgb, accompagné du procureur et du ministre de l’Intérieur, annonçait que tout manifestant serait considéré comme un terroriste et serait donc passible de vingt-cinq ans de prison, voire de la peine de mort.
Un vote sous contrainte
Quant au processus électoral en tant que tel, il a été organisé autour du manque de transparence de chaque étape décisive. Toutes les ficelles, petites ou grosses, ont été utilisées par le pouvoir pour fausser la sincérité du vote. L’opposition biélorusse dénonce le « vote anticipé » comme étant au cœur des fraudes, et ce depuis plusieurs scrutins depuis 1996. Il s’agit de l’ouverture des bureaux de vote, cinq jours avant la date officielle de l’élection, tout électeur ayant le droit de voter à l’avance, sans motif. Ce droit inconditionnel se transforme dans les faits très souvent en contrainte lorsque c’est l’employeur qui oblige ses salariés à voter par anticipation, en semaine. À aucun moment il n’est possible d’avoir des chiffres transparents par bureau de vote sur la participation pendant le vote anticipé. Pendant cinq jours, l’urne n’est pas sécurisée. Quant aux bulletins, ils ne sont pas décomptés séparément lors du dépouillement. La Commission électorale centrale de Biélorussie a annoncé, au soir du 19 mars, que 31 % des électeurs biélorusses avaient voté selon cette procédure, mais le chiffre réel peut être encore bien plus important.
L’étape du dépouillement des bulletins et du décompte des suffrages est l’autre gros point noir de la procédure électorale. Le simple citoyen biélorusse n’est pas autorisé à y assister dans son bureau de vote. Seuls des observateurs, nationaux ou internationaux, dûment accrédités au préalable, ont le droit d’être présents dans la salle, mais en se tenant à distance de plusieurs mètres des opérations. Le code électoral ne reconnaît aux observateurs que le droit « de recevoir une information sur le résultat du décompte des voix ». Ainsi, les étapes décisives à la fin du processus sont réservées au seul regard des membres des bureaux de vote qui sont tous acquis par avance au régime Loukachenko. Lors de la composition en février des commissions de bureaux de vote, sur 74 107 membres nommés dans tout le pays, l’opposition ne relevait que 3 de ses partisans. Alors que le vote se termine à 20 heures le dimanche soir, chaque équipe de bureau de vote se fait fort de bâcler le dépouillement en trente minutes pour être dans les premières à transmettre à la commission territoriale, vers 21 heures, les résultats attendus par le régime.
Quant aux chiffres définitifs, ils sont uniquement nationaux. Pas même décomposés en agrégats régionaux, ils ne permettent aucune traçabilité par bureaux de vote. Le résultat officiel en faveur du président Loukachenko est tellement élevé qu’il ne fait de doute pour personne qu’il est le fruit d’un trucage total de la machine administrative. Certes, des milliers de manifestants, dans un nombre rarement vu ces dernières années, ont envahi le centre de Minsk, dès le soir du 19 mars puis les jours qui ont suivi, pour protester contre la reconduction frauduleuse d’Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie. Arrêtés, ils ont empli les geôles de la capitale et des alentours, certains pour quinze jours, d’autres pour plus longtemps. Mais loin de pousser dans la rue une majorité de Biélorusses, plus la fraude est flagrante, plus elle est le signe que le président a su mobiliser avec autorité les cadres du régime, et plus elle démobilise toute opposition de masse pour contester l’accaparement de la direction du pays par un homme et son entourage.
- 1.
Compte tenu de l’ensemble des critiques faites sur le processus électoral, nous faisons le choix de ne pas reproduire le chiffre officiel qui n’est que le produit de la propagande du régime.
- 2.
Cet article est rédigé à partir des observations de terrain de l’auteur qui a fait partie de la délégation des observateurs de court terme de l’OSce, en mission en Biélorussie entre les 15 et 21 mars 2006. Il a été déployé au sud du pays, autour de la ville de Pinsk (capitale de la Polésie, près de la frontière ukrainienne). Le contenu de cet article n’engage pas l’OSce dont les conclusions préliminaires sur l’ensemble de sa mission d’observation ont été rendu publiques le lundi 20 mars 2006 (rapport disponible sur le site de l’ODhir/OSce). Le rapport final de l’observation en Biélorussie en 2006 sera disponible en mai 2006.