
L’autre au cœur de La maison rouge
Ceija Stocka (1933-2013) – Une artiste rom dans le siècle et Black Dolls – La collection de Deborah Neff, à La maison rouge (Paris) jusqu’au 20 mai 2018
L’acte de création artistique apparaît comme un surcroît d’humanité, là où précisément l’intolérance, le mépris, la haine ou l’asservissement mettent l’humanité en défaut d’elle-même.
En janvier 2017, Antoine de Galbert, son fondateur et président, annonçait la fermeture de La maison rouge en octobre de l’année suivante. Ouvert en 2004, le lieu présente ses deux avant-dernières expositions – l’ultime s’ouvrira en juin prochain – et le maître des lieux explique que, pour chacune, il a repoussé d’un trimestre l’échéance qu’il avait initialement fixée. C’est dire l’importance qu’il y attache. L’une présente l’œuvre de Ceija Stocka (1933-2013), dont le père, arrêté et envoyé à Dachau en 1941, est mort l’année suivante ; elle-même a été déportée à l’âge de dix ans, en 1943, avec sa mère et plusieurs de ses frères et sœurs, d’abord à Auschwitz-Birkenau, puis à Ravensbrück et à Bergen-Belsen. L’autre, Black Dolls, est construite à partir des poupées noires de la collection Deborah Neff, créées par des Africains-Américains dans les années 1840-1940.
C’est l’autre qui est en jeu, l’humanité et la dignité que nous lui reconnaissons ou pas, la manière aussi dont il fait face à l’iniquité et à la violence dont il est l’objet. L’acte de création artistique apparaît comme un surcroît d’humanité, là où précisément l’intolérance, le mépris, la haine ou l’asservissement mettent l’humanité en défaut d’elle-même.
On ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de rapprocher ces deux expositions de celle qui les a magnifiquement précédées, Étranger, résident qui présentait la collection de photographies de Marin Karmitz, dont le titre était presque une définition de notre condition, une forme de déclaration d’identité de l’être humain, et dont le contenu proposait une véritable éthique du visage[1]. Au moment où l’aventure s’approche de son terme, Antoine de Galbert et la directrice du lieu, Paula Aisemberg, réaffirment puissamment ce qui fut la ligne de conduite de La maison rouge : un rapport à la création aux antipodes de l’industrie culturelle et du divertissement, une manière d’interroger notre être au monde. D’une exposition à l’autre, ce n’est ni un savoir ni une consommation culturelle qui est proposé, mais une mise au contact, une expérience, une rencontre. Et donc un risque… Le risque, ô combien fécond !, d’être, d’une façon ou d’une autre, touché au cœur de ce que nous sommes. L’enjeu, en cette époque où certains construisent déjà une humanité « augmentée » ou « post- », c’est d’oser habiter notre humanité telle qu’elle est, non pas pour en sortir ou pour la dépasser, mais pour l’approfondir.

Ceija Stojka, sans titre, 1995, acrylique sur carton. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Collection Antoine de Galbert.
Le témoignage de Ceija Stocka, d’abord oral et écrit, à partir de 1988, a beaucoup contribué à la prise de conscience du génocide des Roms, des Tsiganes, des Gitans et des Sintis, qui restait en quelque sorte occulté par l’énormité de la Shoah. Ses œuvres, plus d’un millier, dont 130 sont exposées à La maison rouge, ont été créées entre les années 1990 et 2013, près d’un demi-siècle après que celle-ci ait traversé la nuit des camps nazis. Elles rendent compte de la vie d’avant la déportation, de l’expérience tragique des camps, et de l’après.
Ceija Stocka n’adoucit pas l’horreur, elle la transcrit avec une efficacité picturale rare, qui puise sa force dans la manière simple qu’elle a d’aller à l’essentiel, trouvant la forme qui correspond à ce qu’elle veut exprimer – et nombre de ses peintures et dessins sont époustouflants de beauté. Mais sa puissance et sa liberté tiennent sans doute à la manière dont la vie semble indéracinable en elle, comme en témoigne son emploi généreux de la couleur. Sa « romanité » parle. Elle n’a pas été éteinte par la plongée dans l’horreur absolue qu’elle a connue. C’est une manière de vivre et de célébrer la vie comme un don à la fois éphémère et infini. S’il y a de quoi pleurer et désespérer de l’humanité, ce drame est transfiguré par une joie originelle, profonde, mais jamais ignorante du mal qui frappe.
C’est cette énergie vitale qui a conduit cette fille de marchands ambulants de chevaux, qui a longtemps vécu de la vente des tapis sur les marchés, à devenir à la fois un témoin essentiel et une véritable artiste. Son œuvre suffit à elle seule à dire l’absurdité du sort qui a été fait aux siens, à son « peuple ». L’absurdité de la manière dont il est encore regardé et traité, parce que son étrangeté insécurise toujours la « normalité » de nos sociétés, notamment parce que le « peuple du voyage » ne fait pas sienne la rationalité performative sur laquelle elles tentent de s’édifier et de se prolonger.

Vue de l’exposition « Black Dolls. La collection Deborah Neff », Photo Marc Domage / La maison rouge, Paris
Les « Black Dolls » collectionnées par Deborah Neff n’ont rien à voir avec les poupées noires fabriquées par des racistes dans l’intention de moquer ou dénigrer ceux qu’elles étaient censées représenter. Rien à voir non plus avec ces poupons réalisés sur le modèle blanc conformément aux stéréotypes dominants et teintés en noir. Elles sont au contraire une forme d’expression par les Africains-Américains de la conscience qu’ils ont de leur être propre. C’est un acte de résistance et d’affirmation de soi, face à l’esclavage ou à la discrimination. Présentées dans l’enceinte de La maison rouge, nous les découvrons comme un peuple qui se lève, un peuple qui raconte sa propre histoire. Et l’émotion est forte. Comme dans l’œuvre de Ceija Stocka, on sent que, malgré l’indignité dont ont été frappés des êtres dont la vie a été volée, un courant originel, profond, n’a pas été éteint. Ces poupées témoignent de la puissance d’une culture qui a continué à se transmettre malgré l’oppression et la disqualification dont faisaient l’objet ceux qui la portaient.
La collection de Deborah Neff est d’autant plus parlante qu’elle est aussi constituée de tirages photographiques qui nous montrent les poupées entre les mains de leurs destinataires – qui sont aussi parfois des enfants blancs – ou des femmes qui en ont la charge. Les Black Dolls ne viennent pas seulement à nous comme objet d’exposition : on découvre leur existence in situ. Le beau film de Nora Philippe qui accompagne leur présentation met en évidence la puissance des stéréotypes installés par les dominants, puisque la poupée blanche est presque invariablement qualifiée comme « la gentille » et la noire comme « la méchante » par les enfants à qui elles sont présentées, quelle que soit la couleur de peau de ces enfants. On prend la mesure de l’imprégnation de l’image dépréciée des Noirs, chez les « dominés » comme chez les « dominants ». N’y aurait-il pas là un début d’explication sur l’Amérique de Trump dans laquelle s’affirment de nouveau et brutalement les partisans du White Power ? (En se rappelant que le mouvement était déjà amorcé sous la présidence Obama, le premier président noir…) Ne peut-on y voir la conséquence de cette imprégnation dont nous n’avions pas imaginé la puissance. Plus largement, au-delà du cas américain, il nous faut sans doute essayer de comprendre ce qui peut habiter la conscience de l’être africain dans un monde sur lequel les Européens et les Américains-Européens ont régné presque sans partage jusqu’à tout récemment.
Une rencontre d’égal à égal est-elle concevable ? Et possible ? C’est au fond la question que posent les poupées « topsy turvy », unissant deux bustes féminins, l’un blanc l’autre noir, qui apparaissent où se cachent sous la robe selon la façon dont on tient la poupée. Jeu de dissimulation ou de révélation. S’agissait-il de pouvoir cacher une figure proscrite ? Ou au contraire, d’une stratégie de « cheval de Troie » pour faire entrer la représentation noire dans le monde blanc ? Faut-il y voir, comme d’autres le pensent, une traduction des viols dont les femmes africaines-américaines étaient victimes de la part de leurs (anciens) maîtres, ou celle de la transgression de la frontière des « races » – le président Jefferson, opposé en principe au métissage, n’eut-il pas six enfants avec son esclave Sally Hemings qui ne fut affranchie (par sa fille) qu’après sa mort ? Les interprétations sont multiples, comme probablement les usages et les jeux dont ces poupées ont été le support. Mais quoi qu’il en soit, ces poupées mi-blanches mi-noires semblent être là pour dire que les destins des deux mondes qu’elles représentent sont indéfectiblement liés. Comme si ce passé de l’Amérique était une prémonition de ce qui se joue à une échelle beaucoup plus grande en nos temps de migrations et de la mondialisation : l’autre ne peut plus être évité. Il faut vivre avec.
[1] Voir Jean-François Bouthors, « Sous les images, la transcendance de l’être au monde », Esprit, janvier-février 2018.