
L’incendie de Notre-Dame, ou la beauté du mort
La vitalité du christianisme comme foi dépend des Églises et des chrétiens eux-mêmes, de leur capacité de réforme et d’invention.
On n’ira pas jusqu’à dire, avec Jean Baudrillard, que comme la guerre du Golfe, l’incendie de Notre-Dame « n’a pas eu lieu[1] ». En effet, la réalité désolante est bien là, pour qui veut aller la voir depuis les quais de la Seine ou d’ailleurs. Mais il faut le reconnaître : les quelques heures où nous avons assisté en direct, sur place ou à la télévision, sidérés et pétrifiés, à l’avancée de l’incendie, avec le moment dramatique de la chute de la flèche et la vision de l’étendue du désastre grâce à un drone, puis les quelques heures suivantes où nous avons communié dans une détresse commune, dans un moment inattendu d’unité et de ferveur patriotiques, dans une émotion partagée avec le monde entier, ces heures d’exception donc se sont vite évanouies, au profit, faut-il dire de la « vraie vie » ou, au contraire, du simulacre et de la commedia dell’arte ordinaires ? En tout cas, les clivages partisans, le commentaire en tous sens sur le pourquoi et le comment de l’incendie, le débat sur la reconstruction à l’identique ou non, sur la matière et la forme de l’ancien et du nouvel édifice, l’aigreur devant les dons qui affluaient… ont pris ou repris leur train sans discontinuer. Les discours et les images ont quasi voilé l’événement réel. Et l’on pourrait donc dire que Baudrillard avait raison en ce sens que le réel, il faut le chercher dans la forêt épaisse des innombrables textes et images qui le recouvrent.
Le meilleur ici, côté culture et histoire, a été le rappel partout, dans les médias et sur les réseaux sociaux, du passé riche et mouvementé d’une cathédrale unique en son genre, avec ses heures noires (surtout lors de la Révolution) et glorieuses (à la Libération, entre autres). L’exceptionnel rôle de Victor Hugo dans la naissance d’un mythe français, populaire et moderne, a été souligné, mais on a lu aussi de belles citations d’autres auteurs, ainsi que des éditoriaux inspirés[2]. Par ricochet, le rôle et le sens des cathédrales et de leur (longue) construction, le « beau Moyen Âge » du temps des cathédrales, des foires et des troubadours qu’aimait à évoquer l’historien Jacques Le Goff, ont été de nouveau racontés – ainsi que les incendies de toutes les cathédrales et leurs reconstructions durant les siècles anciens et récents. Mais le « réel » de la cathédrale brûlée et de son sens n’a-t-il pas été ainsi occulté par ce considérable bruit médiatique, par la course aux dossiers historiques et culturels, les appels aux spécialistes du passé, les hypothèses, les options et les projections (y compris virtuelles) des experts – architectes surtout – de l’avenir ?
Un autre « réel » avait perdu de sa présence insistante en ce bref instant de communion, mais il a vite repris le dessus : c’est celui de la crise sociale, nourrie depuis des mois par les manifestations du samedi des Gilets jaunes. À peine les familles Pinault (100 millions d’euros) et Arnault (200 millions), milliardaires du luxe, avaient-elles annoncé leur participation à la restauration de la cathédrale, que la querelle s’est mise à faire rage, sans surprise à vrai dire, sur le malaise voire le scandale provoqué par ces dons. Et ce d’autant plus que d’autres grandes entreprises ont suivi dans la concurrence de la générosité, de sorte que, quelques jours après l’incendie, en ajoutant les apports de toutes sortes, y compris internationaux, on arrivait au magot faramineux de près d’un milliard d’euros. Était mise en cause la sincérité désintéressée de ces chevaliers d’industrie, vu l’avantage fiscal que représentaient ces dons (60 % de ces sommes déductibles sur leurs impôts, ce qui revenait à faire financer largement par l’État, c’est-à-dire par tous les contribuables, leur apport à la reconstruction[3]). La sensibilité française à l’injustice et à l’inégalité a refait surface avec toute sa virulence. On rappela les moyens de misère pour la restauration et la mise en valeur de trésors locaux. Mais, surtout, résonna l’indignation au nom des pauvres : quel sens positif donner à une générosité si ostensible des plus riches quand les Français sont dans la rue pour crier qu’ils n’y arrivent plus, quand l’opulence des uns est créée par l’exploitation des autres, ou quand la pauvreté multiforme ne cesse de s’accroître partout alors que les profits des riches du monde entier (ceux du luxe en particulier) sont chaque année révisés à la hausse ? La querelle a aussi remis à l’ordre du jour une des raisons majeure de la révolte des Gilets jaunes et d’une rancœur largement partagée : le refus obstiné du président de la République de rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (Isf). Les dons mis sur la table par les ultra-riches n’étaient-ils la preuve concrète de l’ampleur de leurs capacités contributives ? Dans ce contexte, l’annonce, décidée par le président de la République hors de toute consultation large à la fois sur l’esprit, les fins et les moyens, d’une restauration dans les cinq ans était à son tour vivement contestée, à la fois comme parfaitement irréaliste, purement technocratique et fortement politicienne.
En somme, la société du spectacle et du simulacre, ou du mensonge organisé, pour reprendre les thèmes de Baudrillard, a dispersé le sens de l’événement, d’innombrables commentaires convergents et divergents l’ont fragmenté. On peut évidemment voir aussi, dans ces débats publics après l’incendie, le signe d’une vitalité démocratique de la société civile, mais les « discutants », ici et ailleurs, viennent toujours de l’entre-soi d’une même sphère politico-médiatico-culturelle. On en aurait presque une preuve a contrario dans le constat que, tout compte fait, l’événement de l’incendie n’a guère, ou très peu, dérangé les habitudes des Gilets jaunes… On pourrait même lire dans leur abstention la confirmation du « nouveau clivage de classe » récemment mis en évidence par Jérôme Fourquet[4] : c’est le niveau d’étude qui constitue aujourd’hui « la variable la plus discriminante » (on peut supposer que la majorité des Gilets jaunes sont victimes de cette variable).
Quel est donc le « réel » de l’incendie de Notre-Dame de Paris ? Le désigner « objectivement » n’aurait pas de sens car, après tout, chacun a le droit d’interpréter l’événement pour son propre compte. À mon sens, ce qui a été estompé dans les commentaires, c’est la question théologico-politique[5]. On a peu entendu la dissonance exprimée par des catholiques dans ce concert de rappels culturels et historiques et de rêves d’avenir pour l’édifice. Après tout, ils étaient « existentiellement » les plus concernés. Leurs réactions ont été, il est vrai, contradictoires. Avec la dépression créée depuis les révélations sur l’ampleur de la pédophilie, certains ont vu dans l’incendie le début de la fin, l’épreuve finale d’un christianisme européen en perdition. Pour d’autres, au contraire, l’immense consensus dans le deuil a été un soulagement, le signe que tout n’était pas perdu car l’estime de l’Église persistait : les hommes séculiers de ce temps n’assimilaient pas les écarts effroyables de quelques-uns à la conduite du corps entier. Cependant, M. Macron ayant oublié les catholiques dans son « adresse à la nation[6] », l’archevêque de Paris, Mgr Michel Aupetit a cru devoir lui rappeler assez fraîchement que la cathédrale avait été construite par la foi et pour la foi d’un peuple chrétien et qu’aujourd’hui encore, le « culte » quotidien, et pas seulement la « culture », faisait de Notre-Dame un lieu de vie, le seul véritablement fidèle aux intentions de sa construction. Que ce n’était pas seulement un haut lieu de l’architecture mondiale où déambulent des millions de touristes, mais le sanctuaire de la vénération de « notre Dame », mère du Christ.
Au cœur de ce qui s’est passé, il y a donc ce décalage entre la culture, incarnée par la beauté d’une cathédrale témoin de neuf siècles d’histoire nationale, et le culte, vivant mais victime d’un effondrement massif depuis la seconde moitié du xxe siècle. D’une certaine manière, ce que l’incendie a manifesté, ce n’est pas la France ou l’Europe sans le christianisme[7], mais plutôt la présence continuée d’un christianisme français et européen sans le Christ, d’un christianisme esthétique plutôt qu’éthique, et surtout pas d’un christianisme de la foi, ou cultuel. Revient inexorablement à la mémoire le titre d’un article célèbre de Michel de Certeau : c’est de « la beauté du mort » qu’on parle, dans l’émotion devant la cathédrale incendiée[8].
La vitalité
du christianisme
comme foi dépend
des Églises
et des chrétiens
eux-mêmes,
de leur capacité
de réforme et d’invention.
La protestation de l’archevêque se comprend, mais elle est problématique si elle signifie aussi un appel plus ou moins clair – qu’on a lu aussi dans d’autres interventions – à l’État, pour qu’il reconnaisse l’importance de la foi vivante. Rappelons que dans les États européens qui ne sont pas en régime de laïcité, le christianisme cultuel ne se porte pas mieux qu’en France[9]. Il faut le dire et le redire : la vitalité du christianisme comme foi dépend des Églises et des chrétiens eux-mêmes, de leur capacité de réforme et d’invention. Mais que penser d’un christianisme ne persistant en France et en Europe que comme fanal esthétique ? D’aucuns diront que ce serait déjà « pas mal », et même magnifique, et que les réactions après l’incendie sont après tout consolantes pour les catholiques. D’autres – comme tel curé parisien vitupérant contre la politique de la maire de Paris dans l’île de la Cité – peuvent légitimement mettre en doute un « beau chrétien » amputé du bien et du vrai : ils y voient un « Paris au service de la fête, des jeux, du tourisme ». Ce raisonnement peut s’entendre, et bien au-delà de l’île de la Cité et de Paris, pourvu qu’il ne se défausse pas des responsabilités propres de l’Église dans sa misère actuelle.
[1] - Jean Baudrillard, La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991.
[2] - Comme celui de Michel Crépu, « Le grand incendie de Notre-Dame », publié sur le site de La Nouvelle Revue française, le 18 avril.
[3] - François-Henri Pinault a fait savoir peu après qu’il renonçait à cette réduction d’impôts.
[4] - Voir Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019, et mon compte rendu, Esprit, mai 2019, p. 168.
[5] - Voir, cependant, l’entretien d’Olivier Roy avec Marc-Olivier Bherer, « Il est évident que l’Église a un problème de crédibilité », Le Monde, 25 avril 2019.
[6] - Il avait pourtant eu une « pensée » pour eux le lundi soir, devant la cathédrale encore en feu.
[7] - Voir « L’Europe sans le christianisme ? », Esprit, novembre 2018.
[8] - Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La beauté du mort » [1970], repris dans La Culture au pluriel, Paris, Seuil, 1993, p. 45-72. Il porte sur ce que les sciences humaines font de la « culture populaire », mais par analogie, il pose la question : que font une société politique et une culture sécularisées du catholicisme « en voie de disparition » ? Relevons seulement une citation caractéristique de Geneviève Bollème, spécialiste de la littérature populaire à l’âge classique : « Le catholicisme est [jusqu’aux xviie et xviiie siècles] la religion des pauvres gens ». On notera, comme en écho, la réponse de la nouvelle académicienne, Barbara Cassin, interrogée sur les dons des riches patrons de l’industrie du luxe (auxquels s’est aussi associé plus tard L’Oréal) : les cathédrales étaient, au fond, « un luxe des pauvres ». En ce sens, la générosité des riches du luxe pourrait s’assimiler, dans des conditions à définir, à une obligation morale historique de participer à la restauration de la cathédrale.
[9] - Voir l’essai percutant d’Olivier Roy, -L’Europe est-elle chrétienne ?, Paris, Seuil, 2019 et le compte rendu, ici p. 173.