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Dans le même numéro

De la French theory à l'American philo

mars/avril 2012

#Divers

Si la French theory est née aux États-Unis, l’American philo est née en France. Un écart qui symbolise bien le décentrement porté par ces deux courants critiques, qui visent à remettre en cause les normes et à créer des espaces alternatifs de pensée et de discours théoriques faisant une place aux logiques minoritaires.

Il existe des guerres en philosophie, toute une panoplie d’armes lourdes, de replis défensifs et d’attaques organisées pour faire chavirer l’ennemi supposé, le débouter d’un poste avancé. L’art de la guerre est de conquérir des places fortes et de construire des murs1. Mais il existe aussi, mieux que des trêves, des amours en philosophie, où des alliances qui peuvent sembler contre-nature sont nouées. L’art de l’amour est de créer des mouvements insolites et d’aménager des ponts. L’art du pont (comme du reste la fabrique de la guerre) tient souvent du malentendu. Des traductions hasardeuses rendent possibles des alliances inédites, faisant naître un paysage dont personne n’aurait imaginé les contours.

Seulement, qu’est-ce qu’un malentendu ? On dira tout d’abord que le malentendu est lié à un défaut d’audition. Les philosophes sont, on le sait, de grands malentendants. Ils prennent un concept pour un autre, existence pour dasein, et sur cette méprise, font grand style. Seulement qu’est-ce que bien entendre ? Les textes sont-ils à ce point stabilisés que les traduire d’une langue à une autre, d’une culture vers une autre culture n’impliquerait aucune transformation ? L’une des avancées les plus significatives dans l’histoire de la pensée contemporaine a consisté en un double effet de mésentente provoqué par une impossible traduction.

C’est ce dont ce texte voudrait rendre compte. Ces deux mésententes (il y en a bien d’autres) mettent en scène la philosophie dite française et la pensée dite américaine. Il existe une manière abrupte de les faire apparaître. Elle consiste en deux expressions : French theory d’un côté, American philo de l’autre côté. Mais ces deux expressions entrent aussitôt en de nouveaux voisinages. On pourra dire tout aussi bien « pensée française », « philosophie américaine ». Assurément, il n’y a là rien de ferme. Ce ne sont pas des significations univoques, tout juste des nébuleuses qui arriment à une aire géographique une direction de pensée. Étrange territorialisation qui semble redéployer, après Hegel, un esprit de la raison circonscrit dans une nation. Certes, il existe des nations en philosophie, mais il est rare que ces nations soient dupliquées dans l’expression souveraine qui caractérisera une façon de faire de la philosophie, une manière de pensée. Surtout que ces expressions ne sont pas à égalité.

D’abord parce que French theory, idiome produit aux États-Unis dans les années 1970, ne porte pas en elle de rapport à la philosophie : c’est d’une théorie à la française dont il est question et non de philosophie à proprement parler, et il faudra se demander pourquoi. Au contraire, American philo convoque la philosophie alors même que les auteurs qui en font partie ne sont pas aux États-Unis considérés comme des philosophes mais bien plutôt comme des rhéteurs, des littérateurs, des politistes. Ensuite, French theory est à l’œuvre depuis longtemps, nous n’en sommes déjà plus les contemporains, tandis qu’American philo est un prototype expérimental en cours de lancement en France, une traduction qui fait retour à cette traduction première que fut French theory. C’est notre nouveauté. C’est en elle que nous sommes situés aujourd’hui, à l’intersection de la philosophie, de la critique, des sciences sociales et de la politique.

Le poststructuralisme et la naissance de la French theory

Déplions tout d’abord la scène inaugurale. Elle commence avec l’apparition du poststructuralisme, invention américaine. François Cusset a souligné les conditions institutionnelles et culturelles d’« un phénomène de transfert intellectuel principalement universitaire2 ». Ce qui est intéressant est que la décontextualisation d’une pensée sortie de son territoire initial se paie dans le même temps d’une recontextualisation liée au nouvel espace de réception de ladite pensée. Les contextes culturels de réception ne sont donc pas neutres mais participent activement à l’invention de la pensée, qui reste ainsi une pratique culturellement contextualisée. Selon François Cusset, l’acte de naissance du poststructuralisme est le colloque international tenu à Baltimore entre le 18 et le 21 octobre 1966 intitulé « Le langage du criticisme et les sciences de l’homme ». Ainsi, en pleine « année lumière » du structuralisme en France3, année en laquelle furent publiés notamment Critique et vérité de Barthes, les Écrits de Lacan, les Mots et les Choses de Foucault, s’organisa outre-Atlantique un symposium réunissant une centaine de contributeurs dont Barthes, Derrida, Lacan, Girard4… Se révèlent, à travers ce colloque, des tentatives de déchiffrement de l’expression « sciences de l’homme » sous lesquelles, au motif souhaité d’une réception unifiée du structuralisme, perce ce que la seconde édition des actes du colloque appellera « la controverse structuraliste » : un champ de guerre miné de toutes parts plutôt que la sainte entente d’une famille pacifiée.

En particulier, l’intervention de Derrida, reproduite dans le texte français, l’Écriture et la Différence, sous le titre « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », fait tache. De quoi est-il question dans ce texte ? D’une critique de Lévi-Strauss, à qui il reproche de rester, sous sa méthode structurale grise, nostalgique des origines et d’amplifier au lieu de le résorber un discours de l’impossible présence.

La structure, ou plutôt la structuralité de la structure, bien qu’elle ait toujours été à l’œuvre, s’est toujours trouvée neutralisée, réduite : par un geste qui consistait à lui donner un centre, à la rapporter à un point de présence, à une origine fixe5.

Avec, mais tout aussi bien contre, le structuralisme, Derrida affûte ses armes et les lance dans le ciel américain sous un seul mot d’ordre : disperser la structure, la disséminer, la priver de toute origine, en faire un événement. Derrida n’hésite pas à en faire le trait d’une époque, la sienne :

Où et comment se produit ce décentrement comme pensée de la structuralité de la structure ? […] Cette production appartient sans doute à la totalité d’une époque, qui est la nôtre6.

Le décentrement opéré par l’ethnologie doit être amplifié par l’avènement d’une nouvelle langue qui détruise ses nostalgies de recentrement. En particulier, le retour de l’opposition congénitale nature/culture dans le texte de Lévi-Strauss remet au centre la dualité de l’universelle spontanéité naturelle face à la variabilité culturelle des normes. La prohibition de l’inceste qui malmène cette dualité n’y change rien car elle opère à l’intérieur de ce cadre duel, dont il n’est possible de sortir que sous la condition, expressément voulue par Derrida, de « s’inquiéter des concepts fondateurs de toute l’histoire de la philosophie » et « d’esquisser un pas hors de la philosophie » même si « la sortie hors de la philosophie » est difficile à imaginer7. Il n’empêche. Une messe est dite. L’histoire de la philosophie et la pointe avancée du structuralisme, sous la bannière avant-gardiste de l’ethnologie de Lévi-Strauss, se rejoignent dans un même système d’écriture qui recycle les anciens concepts dans une nouvelle langue qui n’assume qu’en apparence le tournant de l’événement structural. Une nouvelle langue émerge, que les Américains identifieront au poststructuralisme.

Loin de suggérer que sortir de la philosophie, c’est la quitter définitivement, Derrida affirme au contraire que « le passage au-delà de la philosophie ne consiste pas à tourner la page de la philosophie (ce qui revient le plus souvent à mal philosopher) mais à continuer à lire d’une certaine manière les philosophes8 ». Tout est dans la manière donc. L’ethnologie n’a voulu tourner la page de la philosophie que pour la reconduire. Allant dans une autre direction, Derrida peut vouloir la reconduire pour mieux la dissoudre. Reconduire la philosophie comme façon d’en sortir revient à poser une étrange affirmation : le texte philosophique, comme tout texte, ne cesse de différer de lui-même. Non seulement sa totalisation est impossible mais elle ne saurait être imaginée qu’à la condition de se référer à un centre qui, précisément, est toujours manquant, car c’est toujours un signe particulier qui, en l’absence du centre, le représente, le supplée. C’est ce mouvement de supplément qui emporte le texte toujours au-delà de lui-même, lui interdit toute clôture et assume finalement le mouvement de dissémination qui achève la dislocation de toute « éthique de la présence, de nostalgie de l’origine9 » encore perceptible chez Lévi-Strauss. Tel fut l’acte de naissance du poststructuralisme. Le plus drôle est qu’il naquit au lieu supposé de naissance du structuralisme.

Ainsi fut lancée la French theory. Celle-ci fut donc moins une mauvaise traduction du français vers l’américain qu’un refus de traduction, moins la réception du structuralisme que sa critique. La French theory est une invention américaine10. C’est un dispositif né dans les années 1970, une manière d’assembler des auteurs à l’intérieur d’un mouvement déceptif par lequel l’expression de « philosophie française » est remplacée par la « théorie française ». Mais « française » ne vient nullement authentifier un site de production. Dans ce dispositif, les noms d’auteurs fonctionnent comme des éléments d’une série improbable, ouverte : Baudrillard, Foucault, Deleuze, Certeau, Derrida peuvent s’agréger à Lyotard, Wittig, Barthes, côtoyer Nancy, Kristeva, Balibar, etc., ce n’est pas une école qui surgit mais un mécanisme destiné à créer des problèmes.

Le premier problème concerne la philosophie elle-même : l’importation de ces auteurs se fait au nom de la théorie et non plus de la philosophie. Comme l’écrit Avital Ronell :

Ce qu’on appelle la French theory marque un déplacement intéressant et suspect de la philosophie […] Quel est ce déplacement ? On ne dit plus « penser » ou « philosopher », on dit « théoriser11 ».

Et, de fait, il ne s’agit pas d’un mouvement disciplinaire mais bien paradisciplinaire, au sens où tous types de textes se mettent à être analysés avec une même égalité : la philosophie mais tout aussi bien la critique littéraire, les textes féministes et même la fiction. Les barrières ont été comme soufflées par ce « nom impropre12 » de French theory. Et dans cette dispersion des disciplines dans des parages non délimités, il en résulte, second problème, une étrange complication universitaire. Tandis que les départements de philosophie rivalisent pour rejeter la French theory, d’autres départements les intègrent (« littérature comparée », « rhétorique », « science politique »), d’où pourront finir par procéder de nouvelles institutions de recherche : Cultural Studies, Gender Studies, Subaltern Studies, Colonial, Postcolonial Studies. Émerge avec la French theory la création d’un espace qui n’est plus le philosophique mais le théorique.

Qu’est-ce que la théorie ? Rien d’autre sans doute que ceci : une pensée qui refuse de fonctionner à l’identification, la critique d’un état de normes.

Il est indéniable qu’un espace s’est ouvert grâce à la French theory. Tous les subversifs de ce pays, dont j’espère faire partie, ont une dette envers les penseurs français13.

Il est intéressant que cette traductrice, avec Spivak, de Derrida aux États-Unis ait choisi le concept de « dette ». N’importe qui peut être en dette car les textes n’ont finalement pas de destinataire précis. Dans la Carte postale, Derrida suggère que les livres, comme les lettres, n’ont pas de destinataire précis. En fait, ce sont les lecteurs qui fixent le sens du texte et voient en lui les messages qu’il est susceptible de leur envoyer. Ainsi, la dette ne peut-elle jamais fixer une causalité qui irait du donateur du sens au récepteur mais le récepteur crée son donateur de telle sorte que le donateur finit par être en dette à l’égard du récepteur. De même, la nébuleuse French theory crée-t-elle les conditions d’une « différance » généralisée : elle ne cesse de faire différer les auteurs d’eux-mêmes, de les réfracter dans des dérapages persistants, dans des déséquilibres entièrement créés.

Critique des normes

Dans cet étrange dispositif qui aligne les noms propres pour mieux les disperser en lignes non préméditées, il y va d’une relance de la critique des normes opérée par les philosophes français des sixties et seventies. Faisons tourner les années à l’envers. 1966 : le Normal et le Pathologique, nouvelle édition. Mais déjà en 1943, la thèse de Canguilhem remettait en question toute évidence d’un normal en soi pour le requalifier en fonction des normes de vie singulières déployées par les vivants. 1961 : Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique. Foucault veut introduire le thème d’une histoire des limites dont le grand scripteur est la raison qui exclut ses autres comme la folie, les ajournant dans l’espace marginal du non-lieu ou finissant par les assimiler comme simple pathologie, bruit dont quelque langage finira par avoir raison. « On pourrait faire une histoire des limites, de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur14. » De 1961 à 1966, la contestation des normes s’amplifie en une posture qui semble ne devoir pas s’arrêter. La critique des normes s’étaye en possibilité d’être mineur. La dispersion et la différence sont du côté de l’anomal. En 1980 paraît Mille plateaux. Ces plateaux sont d’abord des plateaux aériens que la traversée des disciplines a rendus plus précieux, pour lesquels Deleuze et Guattari ont dû désamorcer les équarrissages psychanalytiques du désir. En 1971, avec l’Anti-Œdipe, il leur a aussi fallu refuser les raccourcis du savoir psychiatrique. Ces différents registres de textes, en leurs différences, n’en appellent pas à une libération hors des normes. Les pièges disciplinaires sont pour Foucault sans issue de secours. Les déterritorialisations sont toujours reprises, pour Deleuze et Guattari, dans de nouvelles territorialisations. Aussi est-ce moins d’une extension du domaine de la liberté dont il est question que d’un mode intensif qu’il faut conquérir, dans les normes mais non selon les normes. Des expérimentations sont nouées aux concepts. Une certaine manière de concevoir la philosophie comme contre-culture peut advenir, en rapport avec d’autres postures critiques comme celle que déploie Marcuse en 1968 dans l’Homme unidimensionnel.

La French theory généralise cette posture contre-culturelle de la philosophie française. Logée dans des départements de rhétorique, de littérature comparée, de sciences politiques, elle devient une manière non philosophique de faire de la philosophie, une machine à explorer les figures culturelles d’une époque qui conteste l’unité monolithique de la philosophie : affirmer la French theory en lieu et place d’une impossible philosophie française revient à établir la théorie de ce qui est rejeté par une certaine manière de faire de la philosophie. De nouvelles alliances sont rendues possibles par la revendication d’une distance à l’égard du « philosophique » et la nécessité de prendre en compte ce qu’il rejette.

Selon Avital Ronell, les partisans de la French theory « érotisent le travail universitaire15 ». Cette érotisation tient de l’hybridation des genres de pensée habituellement soigneusement distingués mais elle tient surtout à la possibilité de construire une pensée féministe :

Il s’agit aussi de la femme, autrement dit des femmes qui pouvaient émerger de la French theory, car elles trouvaient cette théorie habitable et respirable, alors que les départements de philosophie sont relativement inhabitables pour les femmes et les minorités16.

La réception de Beauvoir, de Cixous, de Kristeva, d’Irrigaray, de Vittig, même si elle mêle positions culturalistes et affirmations différentialistes, ouvre de nouveaux espaces de pensée et de vie.

Ainsi s’amplifie, avec la French theory, la possibilité du minoritaire. La pensée n’est plus assignée à un étalon majoritaire, elle explore les devenirs minoritaires dont Deleuze et Guattari ont montré le lien à une désarticulation des figures du normal.

Il y va par là même de l’élargissement d’une critique des normes déjà à l’œuvre dans la philosophie française et qui se retourne sur les genres de vie obérés par les assignations aux normes. D’un côté, l’interrogation se fait en direction des visées de normalité et de ses points de butée dans les vies.

Qu’est-ce qui constitue ou non une vie intelligible, et comment des présupposés sur ce qui est « normal » en matière de genre et de sexualité prédéterminent ce qui compte pour l’« humain » et le « vivable17 » ?

D’un autre côté, la contestation de telles visées est directement articulée à la possibilité de nouveaux modes de vie. Résumant les acquis théoriques et pratiques de son livre, Trouble dans le genre, Butler peut écrire que

ce livre est écrit comme un chapitre de la vie culturelle dans une lutte collective qui a eu et continuera à avoir quelque succès, en multipliant les possibilités de vivre leurs vies pour celles et ceux qui vivent, ou essaient de vivre, leurs sexualités dans les marges18.

On voit par là que l’embrasement des normes est à son comble dans la French theory. Que le pouvoir des normes soit considéré comme un pouvoir formatif du sujet19 au point que le sujet en vienne à être un contre-pouvoir à l’intérieur de séquences de normes agencées en de multiples dispositifs disciplinaires, l’essentiel est de lier la fabrication des normes majoritaires à l’établissement de marges minoritaires pour faire apparaître, outre les raffinements des savoirs et des pouvoirs qui colonisent les vies, les déstabilisations induites dans les savoirs, les pouvoirs et les genres de vie. C’est là assurément revenir à l’un des gestes inauguraux des années 1960 en France : le fait que cette période soit le plus souvent perçue en fonction de la montée en puissance du paradigme structuraliste puis de son épuisement dans une pensée de la différence20 ne doit pas masquer l’extraordinaire fécondité des analyses sur le normal, le pathologique et l’anormal qui, rapportées à des savoirs multiples (sciences biologiques et médicales, droit, etc.) et à des relations de pouvoir extrêmement variées, ont pu fonctionner comme un nouvel âge de la critique. C’est bien la relation entre conduites et contre-conduites qui devient alors un fil directeur central. Sous quelles conditions épistémologiques et politiques devient-il possible de contester les genres de vie hégémoniques et d’affirmer des modes de vie alternatifs ? Quelle signification pour une politique des modes de vie ? La possibilité du minoritaire comme art des contre-conduites appelle et révoque dans le même geste les assignations aux normes et les performances subjectives que ces assignations aux normes induisent. À l’intérieur des formes culturelles les plus redoutables, il s’agit de s’interroger sur les possibilités de vivre la marge ou de vivre à la marge en tant que ces possibilités ne sont plus des retraits à l’égard des normes, mais bien des foyers de contestation qui, de l’intérieur de leur développement, les perturbent.

On se souvient que Foucault, présentant au lecteur américain le livre de Deleuze et de Guattari, l’Anti-Œdipe, au lieu de le refermer sur la seule critique des présupposés familialistes de la psychanalyse, en fit un livre d’éthique, « une introduction à la vie non fasciste » tout entière ordonnée à la question de savoir comment dans le même temps ne pas être gouverné dans ses désirs et affirmer des allures de vies singulières. « Être anti-Œdipe est devenu un style de vie, un mode de pensée et de vie21. » Certes la question ne se pose pas dans les mêmes termes pour Foucault. Pour lui, l’indiscipline est toujours reprise par la discipline, qui se sophistique. Mais, outre que cette relance de la norme par ce qui la conteste est bien présente chez Deleuze et Guattari, puisque chaque déterritorialisation induit une nouvelle reterritorialisation, l’exercice de la norme demeure pour Foucault un exercice mouvant où rien n’est joué à l’avance. Car ce qui compte, ce n’est pas seulement la « modalité par laquelle […] les pouvoirs en général viennent, au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les comportements, les habitudes22 » mais également la façon dont des différends sont produits à l’intérieur des relations de pouvoir, les réorientant, par les foyers de résistance qui les engendrent. Il en résulte une complication nécessaire de toute relation aux normes lesquelles, pour être réalisées, n’en sont pas moins contestées.

American philo

La scène inaugurale de la French theory peut s’alimenter de ses propres fictions et devenir une scène américaine. Devient américaine la politisation de la critique des normes rendue possible par la déconstruction des assignations des sujets aux seuls effets d’identification aux normes. Devient américain le geste de traduction d’une philosophie des normes en politique de la critique dont les différentes directions peuvent se laisser repérer depuis les analyses des dominations de genre, de race et de classe. Ces enquêtes de styles très différents, nullement superposables, mettent en jeu les relations entre hégémonie des normes et possibilités alternatives, ouvertes à l’intérieur des normes ou se situant en dehors. À l’intersection de ces travaux d’orientations si différentes, se situent une critique conjointe des effets d’identification, une politisation des appartenances aux normes et un élargissement de l’expérience de la politique. Le queer vaut comme cette exacerbation sans précédent de la critique des normes qui opèrent sur le terrain de la sexualité :

Queer désigne tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime […]. Le queer ne délimite donc pas une positivité mais une position à l’égard du normatif, position qui n’est pas réservée aux gays et aux lesbiennes, mais accessible à toute personne qui est ou se sent marginalisée en raison de ses pratiques sexuelles23.

Le queer parachève l’absence d’identité que les normes ne peuvent annuler dans leurs logiques d’identification. Il devient un ensemble de possibilités érotiques non assimilables en termes de savoir ou de pouvoir, actes de « déspécification sexuelle24 » en vue de nouvelles alliances politiques entre les gays, les lesbiennes et les trans25.

Ainsi compris, le queer fait moins rupture qu’il n’est un passage à la limite de toute critique des identités menée contre les logiques d’assujettissement aux normes et débouchant sur des inventions individuelles et collectives de vie non réglées par les normes référées à des subcultures. Foucault déjà avait entrepris un tel travail de désidentification en soulignant combien les normes opèrent sur les deux versants des relations de pouvoir et des savoirs. Ce travail était lié à la possibilité d’une invention non réglée de soi, moins recherchée dans l’exemplarité du philosophe grec que dans l’affirmation d’un devenir gay qui fait « place à des styles de vie homosexuels » qui peuvent faire scandale car ils cherchent à « créer des formes culturelles26 » ; c’est d’ailleurs pourquoi il est considéré par Halperin comme un philosophe queer. De ce fait, c’est bien la position intenable du sujet dans les normes, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, qui est exacerbée dans le queer. Cette position est l’objet d’un croisement de l’épistémologie et de la politique par lequel le minoritaire est spécifié comme une contradiction illogique par le majoritaire. Quelque attitude qu’il adopte, le minoritaire est un être paradoxal dont la vie est un scandale. La preuve en a été apportée, à propos de l’homosexuel, par Eve Kosofsky Sedgwick dans ce qu’elle nomme « l’épistémologie du placard ». Elle montre que l’homosexuel est contraint à se retrouver dans un lieu invivable, le placard, du fait qu’il ne peut ni en sortir, ni rester à l’intérieur, en raison même de la domination que l’hétérosexualité exerce sur l’homosexualité. Que l’homosexuel veuille cacher son homosexualité en restant à l’intérieur du placard, et alors non seulement il n’est jamais certain d’avoir réussi à cacher son homosexualité aux yeux des hétérosexuels qui peuvent très bien feindre de le croire hétérosexuel alors qu’ils savent en réalité qu’il est homosexuel mais l’impératif social imposé aux gays par les non-gays est préservé. Que l’homosexuel veuille se déclarer homo, sortir du placard, il n’en reste pas moins un être à la sexualité inavouée qui devient l’objet de tous les fantasmes des hétéros qui peuvent librement construire une identité homosexuelle27.

Il ne s’agit pas de renvoyer dos à dos ces deux positions mais plutôt de souligner combien le maintien de « l’épistémologie du placard » est le fait d’une politique majoritaire des normes dont la critique est un préalable pour la possibilité de toute position minoritaire. Une telle critique est enclenchée en fonction de deux motifs. Elle peut être portée sur le plan épistémologique, comme y parvient Sedgwick, en soulignant combien la culture littéraire occidentale est particulièrement poreuse aux attendus du placard, affirmant envers et contre tout une « culture hétérocentrée répétant anxieusement les chorégraphies minutieuses de la définition homo/hétéro28 ». Elle peut être également portée sur le plan pratique, comme y contribue Butler, en analysant les fixations des normes dans le réel. Si, en effet, les normes reprennent vigueur en construisant des identités de genre, de classe et de race, elles ne peuvent cependant le faire que sous la double condition qu’elles fassent l’objet d’une incorporation psychique et physique et aussi d’une réitération permanente. Si la première condition atteste de l’hégémonie des circuits des normes qui ont toute latitude pour disposer des sujets dès lors qu’elles se réalisent à l’intérieur de scènes de pouvoir particulièrement puissantes, la seconde condition est marquée par la contingence.

Le sujet réitère les normes dès lors qu’il y croit et il y croit non seulement quand il se persuade qu’elles ont une antériorité sur leur effectuation mais aussi parce qu’il est reconnu à l’intérieur d’elles. Mais que se passe-t-il quand quelqu’un n’y croit plus ou quand quelqu’un n’est plus reconnu dans les dispositifs de normes ? C’est bien la réitération de la norme qui la fait passer pour normale. La norme du genre fonctionne dès lors qu’elle est réitérée par des signes déposés sur les corps, par des conduites. Mais que se passe-t-il quand un sujet ne s’approprie plus le genre ? D’un côté, le sujet est formé à l’intérieur des normes qu’il réitère, leur conférant leur caractère de contrainte, d’un autre côté, il reste que si « le sujet est le site d’une telle réitération », cette « répétition […] n’est jamais mécanique29 ». La répétition des normes engage la manière d’être du sujet et les modalités de sa fixation dans les normes. Les constructions des identités de genre, comme de classe et de race, s’établissent avec les répétitions qui, loin d’annuler tout surgissement de différence et de convoquer une figure monolithique du pouvoir, disséminent les normes, éclosent dans des écarts. Les normes, en étant resignifiées, sont soumises à transformation. C’est qu’il n’y a nul original des normes, nulle identité antérieure à leur exercice. Partant, puisqu’elles ne sont pas fixées par un schéma préalable, les identités de normes peuvent être réinventées de l’intérieur de leurs usages, sans qu’il soit besoin d’en appeler à un hors-normes hypothétique. « La déstabilisation permanente des identités les rend fluides et leur permet d’être signifiées et contextualisées de manière nouvelle30. »

De nouvelles politiques d’identités peuvent être à l’œuvre, impliquant des manières d’être homosexuelles, transsexuelles, queer, référées à des positionnements mouvants et à des inventions prenant place dans des contextes particuliers. Le sexuel est ainsi moins ce qui identifie les sujets que l’ensemble des différences à l’œuvre dans des luttes politiques contre des assignations à des identités exclusives. Au risque que le sujet de la politique devienne introuvable et que l’on ne puisse plus rien en dire tellement il aura été au fond déconstruit, y compris dans les représentations intellectuelles qui veulent s’en emparer, butant sur l’impossible possibilité de dévoiler par exemple un sujet gay ou encore de « recouvrer un sujet subalterne31 ». Ainsi en va-t-il du sujet du féminisme, tellement mis en crise par « la place instable de la femme en tant que signifiant dans l’inscription de l’individu social32 » que l’« on n’a jamais affaire au témoignage de la conscience-voix de la femme33 ». La dissolution de l’évidence de la/du subalterne au nom de qui l’on parle ne signifie pas la fin de la politique mais paradoxalement son élargissement. Car s’il est impossible de représenter la/le subalterne, alors il faut se demander en retour comment on peut en avoir une meilleure compréhension34 et quelle fiction politique et théorique l’on crée lorsqu’on prétend la/le représenter malgré tout et parler ainsi au nom des autres35. Mais il faut dans le même temps se demander si la définition classique de la politique n’est pas finalement trop étroite quand elle ne parvient pas à prendre en compte les textes cachés des subalternes qui relèvent d’une « infra-politique », laquelle cependant constitue bien une politique, la plus souvent invisible, mais produisant des effets jusque dans la sphère publique la plus traditionnelle36.

***

Que de telles analyses, rapidement esquissées, tendent aujourd’hui à venir en France, avec leur lot habituel de malentendus, sous l’expression de philosophie américaine (American philo), laquelle regroupe également d’autres narrativités philosophiques comme les éthiques du care qui revisitent aussi les dominations en tous genres ainsi que les traits des subalternités et des minorités, n’est pas seulement occasion à de nouveaux étonnements sur les opérations de relectures des philosophes français des années 1960 et 1970 passés outre-Atlantique mais permet un approfondissement de la question culturelle des normes comme question philosophique et aussi un élargissement de la signification de la philosophie comme contre-culture en rapport avec des mouvements sociaux et culturels de contestation et d’émancipation.

On remarquera, non sans malice, que cette nouvelle narrativité philosophique, American philo, envers de la déflation opérée par la French theory, a lieu hors sol, sur le continent européen et ne peut en tout cas avoir totalement lieu aux États-Unis, puisque l’expression de philosophie américaine s’y trouve confisquée par les philosophes analytiques professionnels enseignant dans les départements de philosophie qui sont pour la plupart des départements de philosophie analytique (plutôt que continentale). Ceux-ci sont énervés par cette philosophie à la française qu’ils considèrent au mieux comme une philosophie non sérieuse, au pire comme un grand n’importe quoi dont il faut se débarrasser. American philo est donc une invention française tout comme French theory était une invention américaine. Si celle-ci a pu être critiquée au même titre que la « philosophie postmoderne37 », celle-là, peut donner lieu à des moqueries. L’essentiel est cependant ailleurs, dans le réarmement d’une manière de faire de la philosophie grâce aux effets de traduction qu’une politique critique des normes engendre dans les objets et leur problématisation.

  • *.

    Professeur de philosophie à l’université Bordeaux-III, il a récemment publié Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.

  • 1.

    Pierre Bouretz, D’un ton guerrier en philosophie. Habermas, Derrida and Co, Paris, Gallimard, 2010.

  • 2.

    François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2003, p. 21.

  • 3.

    François Dosse, Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 1992, t. I, p. 384.

  • 4.

    F. Cusset, French Theory, op. cit., p. 39.

  • 5.

    Jacques Derrida, l’Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 409.

  • 6.

    Ibid., p. 411.

  • 7.

    J. Derrida, l’Écriture et la Différence, op. cit., p. 416.

  • 8.

    Ibid., p. 422.

  • 9.

    Ibid., p. 427.

  • 10.

    Sylvère Lotringer, Sande Cohen, French Theory in America, New York, Routledge, 2001.

  • 11.

    Avital Ronell, American philo, Paris, Stock, 2006 pour la trad. fr., p. 181.

  • 12.

    Ibid.

  • 13.

    A. Ronell, American philo, op. cit., p. 186.

  • 14.

    Michel Foucault, « Préface à Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique », dans Arnold I. Davidson et Frédéric Gros, Michel Foucault. Philosophie. Anthologie, Paris, Gallimard, 2004, p. 52.

  • 15.

    A. Ronell, American philo, op. cit., p. 181.

  • 16.

    A. Ronell, American philo, op. cit., p. 186.

  • 17.

    Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 pour la traduction française, préface de 1999, p. 44.

  • 18.

    Ibid., p. 50.

  • 19.

    Voir id., la Vie psychique du pouvoir, Paris, éd. Leo Scheer, 2002.

  • 20.

    Lire à ce propos Patrice Maniglier (sous la dir. de), le Moment philosophique des années 1960 en France, Paris, Puf, 2011 et Frédéric Worms, la Philosophie en France au xxe siècle, Paris, Gallimard, 2009.

  • 21.

    M. Foucault, « Introduction à l’Anti-Œdipe », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. III.

  • 22.

    M. Foucault, le Pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France 1973-1974, Paris, Gallimard, 2003, p. 42.

  • 23.

    David Halperin, Saint Foucault, Paris, Epel, 2000 pour la trad. fr., p. 76.

  • 24.

    Ibid., p. 78.

  • 25.

    Voir Teresa de Lauretis, « Théorie queer : sexualités lesbiennes et gaies. Une introduction », dans Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, 2007 pour la traduction française, p. 101.

  • 26.

    M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. IV, p. 308-309.

  • 27.

    Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Éd. Amsterdam, 2008 pour la traduction française, introduction, p. 23-81.

  • 28.

    Maxime Cervulle, « Deux ou trois choses que je sais d’Eve », dans E. Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, op. cit., p. 15.

  • 29.

    Voir J. Butler, la Vie psychique du pouvoir, op. cit., p. 41.

  • 30.

    Voir J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 261.

  • 31.

    Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éd. Amsterdam, 2009 pour la trad. fr., p. 89.

  • 32.

    Ibid., p. 81.

  • 33.

    Ibid., p. 77.

  • 34.

    Voir Priyamvada Gopal, « Lire l’histoire subalterne », dans Neil Lazarus (sous la dir. de), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Éd. Amsterdam, 2006, p. 229-258.

  • 35.

    Voir Guillaume le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011, chap. ii, « Au nom des autres ».

  • 36.

    Voir James Scott, la Domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, Paris, Éd. Amsterdam, 2008.

  • 37.

    Voir Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; lire également Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999.

Guillaume Le Blanc

Philosophe, professeur à l’université Paris Cité, il travaille sur notre rapport à la santé (Canguilhem et les normes, PUF, 1998), au soin, au corps (Courir. Méditations physiques, Paris, Flammarion, 2013), ce qui l'a conduit à s'interroger sur l'exclusion, l'invisibilité de certaines situations sociales, les situations de marginalité et d'étrangeté (Vies ordinaires, vie précaires (Seuil, 2007) ;

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