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L’Amour est un crime parfait : Photo Mathieu Amalric, Copyright Gaumont Distribution
L'Amour est un crime parfait : Photo Mathieu Amalric, Copyright Gaumont Distribution
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Mathieu Amalric, créateur par divergences

novembre 2021

La filmographie de Mathieu Amalric fait montre d’une grande subtilité dans le rôle qu’elle accorde au montage pour déconstruire et recomposer la chronologie, croiser et confronter les perspectives. Malgré une relative économie de moyens, le cinéaste parvient à produire une œuvre riche et surprenante.

En 2013, devant renoncer à son projet d’adaptation du Rouge et le Noir et motivé par le producteur Paulo Branco, Mathieu Amalric se décidait à adapter le roman policier de Georges Simenon, La Chambre bleue. Ce faisant, ses trois derniers films, avec Barbara (2017) et Serre-moi fort (septembre 2021), sont des commandes : deux adaptations littéraires et une biographie filmée, des œuvres à petit budget. Mais ils peuvent aussi se voir comme les tentatives d’un cinéaste de continuer à filmer, de surmonter un blocage artistique et financier par rapport à l’œuvre de Stendhal. La singularité d’Amalric, dans le cinéma français, reste son cumul d’une carrière d’acteur célébré dans son pays et ailleurs (deux Césars, un second rôle chez Spielberg, l’interprétation du méchant dans un James Bond) et d’un parcours de cinéaste. Une seconde voie de création qui passe également par les courts et les moyens métrages, l’acteur ayant notamment consacré des documentaires au dessinateur Joann Sfar et à la chanteuse d’opéra et cheffe d’orchestre Barbara Hanigan.

Ainsi, la réussite artistique et populaire d’Amalric est d’être devenu un acteur complet et intense sans jamais avoir suivi de formation de comédien, et de maintenir une carrière d’acteur-réalisateur, schéma assez rare aujourd’hui en France, bien qu’Alexandre Astier et Guillaume Canet viennent également à l’esprit.

De façon surprenante, La Chambre bleue, Barbara et Serre-moi fort se regardent comme des films sur le montage et le temps, des jeux sur la temporalité à l’écran, des injonctions aux spectateurs à sans cesse questionner les images et les récits qui leur sont proposés. Le premier, reconstitution filmique d’une enquête de juge d’instruction, et métaphore des failles possibles chez un coupable parfait (Matthieu Amalric), alterne entre deux cadres d’action : l’interrogatoire d’un accusé d’empoisonnement, et les souvenirs de sa liaison avec une possible complice, telle qu’il la relate aux gendarmes et au magistrat. Ainsi, cette coupe nette entre la réplique « Vous me demandez cela parce que les journaux parlent de moi comme d’un monstre ? » de l’inculpé et un plan de celui-ci posant avec sa famille pour une photo de vacances idylliques ; ou la déconstruction de la longue scène d’ouverture, que le spectateur croit être une rencontre classique entre un homme et son amante (Stéphanie Cléau), mais qui constitue en réalité l’une des scènes importantes pour l’enquête. Le public ne peut jamais, en raison de ces transitions brusques et interruptions des souvenirs agréables, s’immerger pleinement dans la sensualité pourtant présente à l’écran, notamment par un plan d’une mouche parcourant le ventre de l’actrice… Qui lui-même sera repris dans les scènes du procès final, organisé dans une cour d’assises, deuxième chambre bleue du film, aux murs de laquelle figurent des abeilles.

Cette même recherche de concordance dans les plans, de jeux dans les images, habite l’ensemble de Serre-moi fort, film qu’il vaut mieux analyser formellement pour ne pas en dévoiler le fond et l’intrigue. Aux côtés de son monteur François Gédigier et de son directeur de la photographie Christophe Beaucarne, Amalric cherche à faire entrer le spectateur dans la psychè d’une femme associant certaines images et sensations à des souvenirs remontant à plusieurs années. Le geste de l’héroïne Clarisse (Vicky Krieps) plongeant son visage dans de la neige répond à celui de son fils se glissant dans la mousse d’un bain chaud ; un raccord entre deux plans larges de voitures seules au milieu de grands paysages fait passer quinze ans et plusieurs phases d’une relation. La brièveté des changements de plans, signifiant souvent des passages temporels, ou un jeu entre la perception de Clarisse et le point de vue du monde extérieur interpellent le regard, empêchant le spectateur de rester passif devant le film. Cette interrogation contrainte crée une étrangeté mentale agréable, par le besoin de reconstituer soi-même la chronologie, de statuer rapidement sur la recevabilité ou le rejet d’une image. L’ouverture du film par un plan faiblement éclairé, où le personnage principal retourne des polaroïds en tentant de s’en souvenir et de bien les associer, représente bien ce jeu, ainsi que le défi ou clin d’œil lancé par le cinéaste à son public : il faudra croire autre chose que ses perceptions devant cette intrigue.

En lisant ses entretiens, en l’entendant parler de ses films, le spectateur curieux peut être surpris en constatant qu’Amalric en évoque spontanément les aspects les plus essentiels, les ressorts de leur fabrication. Ainsi de son aveu que son travail d’adaptation, pour Serre-moi fort, avait débuté par le listage de tous les lieux de l’action de la pièce originelle (de Claudine Galea), entre autres parce que cette rationalisation permet d’estimer le coût de production1. Cette indication n’étonne pas, car l’acteur-cinéaste a justement débuté comme assistant réalisateur dans les années 1980. De plus, ses films paraissent s’écrire de façon prépondérante au montage, dès Tournée (2010), dont la version courte maintient son thème du voyage en France à partir de ses côtes et de ses marges géographiques – thème reproduit dans Serre-moi fort – et préserve l’immersion de ses scènes de spectacle à partir d’une première version de plus de trois heures. Un ressenti confirmé par ses propos lors de l’avant-première du 5 septembre 2021 au MK2 Bibliothèque : « Au premier montage, la révélation était à la fin, mais on s’est rendu compte physiquement qu’il fallait que ce soit Clarisse la monteuse, que ce ne soit pas le cinéaste qui tienne les manettes. Ça passe de la tête au corps, c’était terrible, même pour les productrices… Au fur et à mesure, on a simplifié, il y avait plus de boîtes de temps, mais les temps ne marchaient plus… »

Cette vision de son héroïne comme monteuse et créatrice de son monde et la diégèse du film se poursuivent dans ses explications sur le tournage d’une des meilleures scènes du film, où Clarisse communique mentalement avec son époux (Arieh Worthalter). Filmée en temps réel et en deux prises seulement, grâce à l’efficacité des deux interprètes et l’économie de moyens du cinéaste, Vicky Krieps en regardait le retour-image dans une autre pièce et parlait par oreillette à l’acteur. Cette transformation d’un personnage en réalisateur de substitution, metteur en scène de l’intrigue telle qu’elle est proposée aux spectateurs, semble une reprise de Tournée, perçu dans sa première moitié comme un film sur un producteur (Amalric) revenant en France avec un spectacle de New Burlesque, avant que le montage, le choix des scènes et le scénario ne fassent comprendre que la troupe est le véritable protagoniste, capable de sculpter à son gré la fiction. L’enjeu de ce que l’on peut montrer au public, de l’influence que les créateurs peuvent exercer par leurs sélections d’images, est aussi essentiel à Barbara, qui détourne le genre de la biographie filmée en représentant un cinéaste préparant un film sur la chanteuse. L’œuvre d’Amalric ressemble ainsi à une belle ébauche du projet qui pourrait exister dans la fiction : un jeu de boîtes de temps et de réalités, une fois de plus.

De l’empêchement d’un projet rêvé sont nés trois petits films pourtant marquants ; de l’impossibilité de s’attaquer au grand matériau de Stendhal est née l’ambition de créer des œuvres marquantes en une certaine simplicité de forme, avec l’aide d’un montage dynamique. Les subtilités des images du cinéaste contrastent avec l’emphase de l’acteur, pour le plus grand plaisir du public.

  • 1. Entretien avec Matthieu Amalric, « Hyperréalisme », La Septième Obsession, no 36, septembre-octobre 2021, p. 109.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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