Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Les Oiseaux de passage de Ciro Guerra et Cristina Gallego © Diaphana
Les Oiseaux de passage de Ciro Guerra et Cristina Gallego © Diaphana
Flux d'actualités

La Colombie au cinéma

Il n’y a pas pire transgression chez les Wayuu que de tuer la parole, ce qui équivaut à un crime capital.

Deux films sortis en salles ce printemps proposent un portrait nouveau de la Colombie, de manière d’autant plus flagrante pour le spectateur que l’un, Los Silencios (Beatriz Seigner), se déroule à son extrémité sud, dans la zone partagée avec le Brésil et le Pérou, et que l’autre, Les Oiseaux de passage (Ciro Guerra et Cristina Gallego), dans le désert et les montagnes de La Guajira, sa pointe nord. En dehors, donc, de Bogota ou Medellín, de nos images familières. Plus encore, il s’agit de récits sur la Colombie par ses propres habitants (bien que Beatriz Seigner soit brésilienne), mettant en évidence ses croyances, ses mythes et des parties de son territoire, de sa culture. Enfin, pouvons-nous dire, d’autres fictions pour ce pays que celles centrées sur les cartels de drogue (avec pour exemple paradigmatique la série américaine réussie Narcos).

Los Silencios de Beatriz Seigner

 

Los Silencios, présenté à la dernière Quinzaine des réalisateurs, à la fois film sensible et tentative de représentation des traumatismes de la nation colombienne, choisit comme fil rouge de son scénario la négociation en 2016 de l’accord de paix entre le gouvernement central et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). À travers l’arrivée et l’adaptation d’une famille dans une ville frontalière, Beatriz Seigner essaie de représenter les traces de ces violences ayant eu cours depuis les années 1960. Son choix d’un fantastique marqué de spiritualisme, où les fantômes des victimes côtoient les vivants et se voient consultés par ceux-ci dans des assemblées nocturnes, permet de nous faire comprendre l’étendue des violences commises depuis cinquante ans en Colombie : toutes les classes d’âge sont représentées, et les vivants se demandent si la paix serait la meilleure réponse à apporter pour honorer les morts. D’un point de vue de mise en scène, le choix de faire porter aux fantômes des vêtements fluorescents rend très subtile la révélation affectant les personnages principaux et amène doucement le film vers le fantastique, sans que nous le remettions en cause. La scène finale, où vivants et morts participent à une cérémonie funéraire sur des pirogues et entament un chant rituel émeut par ce mélange entre mysticisme et politique, cette description de décennies de guerre civile par les quelques victimes d’une petite communauté frontalière. Géographie inédite, d’une ville bâtie autour d’un fleuve et dépendante de la pêche, et micro-histoire se rejoignent et traversent l’écran vers nos esprits.

De la même façon, Les Oiseaux de passage vaut autant par son récit, la naissance du trafic de marijuana à partir de 1968, que par son cadre, La Guajira, région septentrionale de Colombie, et ses personnages, issus du peuple Wayuu, amérindiens habitant cette région et l’État de Zulia au Venezuela. Tout au long de leur scénario, Ciro Guerra et Cristina Gallego font se cohabiter le thriller et l’anthropologie, les mythes et la violence, et les différentes identités colombiennes.

Les Oiseaux de passage commence en effet par un prologue quasi ethnologique, où le héros, Rapayet, tombe sous le charme d’une jeune fille Wayuu, mais se voit prévenue par sa mère, la matriarcale Ursula : « Même si tu réunis la dot, les esprits t’auront à l’œil. » Déclaration qui précède immédiatement le début de la première partie, et les scènes amenant le héros et son ami Moncho, Noir colombien identifié comme un étranger par les Wayuu, au commerce de la marijuana. Cette cohabitation entre les traditions multiséculaires et leur irrespect par l’arrogance et la richesse soudaines s’identifie très vite : Rapayet peut certes payer sa dot, mais va à l’encontre des traditions en l’apportant directement, car il faut toujours envoyer un messager. Lorsque Moncho exécute deux intermédiaires américains, Rapayet le tance parce que son comparse n’utilise pas le dialogue (la palabra), sacrée pour son ethnie ; et un Wayuu ne peut pas toucher un corps étranger. Après que notre héros a abattu son collègue, nous le voyons rentrer chez lui, trouver son épouse venant d’accoucher, et Ursula qui l’empêche de passer la porte, car sa chemise ensanglantée « amène l’esprit d’un mort » : encore une fois, la réalité froide du trafic se confronte aux croyances des Wayuu.

La troisième partie s’ouvre sur deux scènes illustrant bien le propos de Guerra et Gallego : l’expédition de la marijuana par avion, puis une course à chevaux, tradition Wayuu où s’illustre le jeune neveu de Rapayet, Leonidas, qui déclare cependant qu’il préfèrerait piloter un avion. Plus tard, nous assistons à une scène de caractère anthropologique, à l’aspect documentaire : l’exhumation d’un membre de la famille pour son second enterrement, avec nettoyage de ses os par des femmes, suite à son apparition dans des rêves. La première offense, source de la chute future du clan, survient lorsque Leonidas provoque une des officiantes et insulte les coutumes ; juste après, les aînés s’indignent car leur cousin, Aníbal, n’envoie pas un Wayuu comme messager pour négocier les réparations. Le tournant du film, au début de la quatrième partie, survient justement lorsqu’Aníbal assassine Peregrino, le négociateur du clan de Rapayet : il n’y a pas pire transgression chez les Wayuu que de tuer la parole, ce qui équivaut à un crime capital.

La scène-clé se déroule alors, quand Ursula convoque les autres chefs Wayuu pour obtenir leur soutien dans le conflit entre trafiquants qui s’annonce. Les familles se disputent alors : était-il loisible pour Rapayet de s’impliquer dans le trafic ? N’est-ce pas un négoce d’étrangers ? Est-ce digne de l’héritage amérindien de défense de La Guajira contre les Espagnols et le pouvoir central de Bogota ? Ursula doit, pour obtenir leur aide, remettre le talisman de sa famille : une terrible humiliation rituelle et symbolique, pour celle qui tout au long du film tente de maintenir les croyances et traditions de son peuple, du maquillage porteur de sens de la jeune fille après son année d’isolement pendant le prologue à l’interprétation des rêves, « preuves que l’âme existe », et du passage des oiseaux.

De ce prologue où la femme digne d’être mariée, pure, déploie sa robe pour poursuivre les hommes dans une danse et une musique illustrant les croyances, à l’épilogue où Indira, dernière descendant du clan, ne connaît plus aucune tradition de son peuple, le mythologique disparaît dans le trafic et la violence. Ce faisant, les spectateurs peuvent apprécier, en un peu plus de deux heures, de multiples aspects de la réalisation et du scénario : le découpage narratif digne d’un grand roman, le travail formel de la couleur, l’alternance entre les paysages désertiques et les vallées forestières de La Guajira. Ils auront également l’impression de voir un récit se déroulant en dehors de tout cadre politique, dans un territoire à part et quasi étranger à Bogota, une région sans aucun contrôle par le pouvoir central, ce qui rejoint le portrait de la Colombie comme « État faible » déjà présent dans Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez (1967).

Los Silencios comme Les Oiseaux de passage comptent d’autant plus dans le contexte de la présidence d’Iván Duque, homme politique plus intransigeant que son prédécesseur Juan Manuel Santos, à qui il incombe pourtant d’appliquer l’accord de paix avec les Farc, qui prévoit notamment la participation de ces dernières aux travaux parlementaires. Une forme de reconnaissance du rôle politique de ce groupe armé dans certaines régions colombiennes historiquement peu développées par le pouvoir central. Une difficile cohabitation pour la paix entre Colombiens, conjuguée à des objectifs ambitieux, sans doute irréalistes, de destructions de champs de coca, la cocaïne ayant supplanté la marijuana comme produit d’exportation. Les films de Seigner, Guerra et Gallego forment ainsi une porte d’entrée vers ce pays immense, et le portrait des causes et conséquences des choix et tournants qu’il doit aujourd’hui entreprendre.