Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Senado Federal - Flickr
Senado Federal - Flickr
Dans le même numéro

Brésil : (dés)illusions démocratiques

La contradiction entre fétichisme militaire et anti-étatisme est l’indice que Bolsonaro incarne un «  extrémisme  » dépourvu de vision et d’idéologie.

Lorsqu’on dit, en langue française, que l’extrême droite est arrivée au pouvoir au Brésil, cette affirmation soulève nombre de malentendus. Les situations et les mouvances qui définissent la politique sont diverses selon les pays, bien qu’on emploie les mêmes mots. Il arrive même que les alliances transnationales entre partis contribuent à masquer des différences profondes. De plus, dans le cas du Brésil, les Français ont une antique tendance à diminuer son altérité dans tous les domaines. Or le Brésil, né de la rencontre douloureuse de peuples issus de trois continents (Amérique, Afrique, Europe), forme une réalité à part dans le devenir de l’humanité, au point que les Brésiliens doivent rappeler sans cesse que leur culture n’appartient pas tout à fait à l’Occident. C’est donc dans un pays très étrange(r) aux conceptions européennes qu’il est exact de dire que, depuis le 1er janvier 2019 et pour quatre ans, Jair ­Bolsonaro est le président en exercice d’une démocratie fragile, voire dysfonctionnelle.

Cette élection soulève aussi un grand nombre de craintes, autant dans le pays qu’à l’extérieur. Une partie des Brésiliens ont peur d’une répétition de l’histoire, car le souvenir du coup d’État militaire de 1964 les conduit à associer un gouvernement qui compte pas moins de dix officiers avec le retour au pouvoir de l’armée. Vue d’Occident, cette élection soulève une incompréhension encore plus grande : comment un pays qui, il y a à peine dix ans, se rangeait parmi les pays émergents les plus prometteurs (les «  Brics  ») s’est-il si brusquement enfoncé dans une crise économique et politique qui semble se solder par un spectaculaire retour en arrière ?

Face à ces représentations, il est urgent de dissiper les malentendus. D’une part, quoi que semblent dire les urnes, la majorité des Brésiliens n’est pas tombée sous le charme de Bolsonaro, nostalgique avéré de la dictature ; autrement dit, la victoire du «  populisme  » n’est pas si ­«  populaire  » qu’il semble. D’autre part, malgré l’élection de ce triste sire, la dictature qui a fait régner la terreur entre 1964 et 1985 n’est pas de retour à Brasilia ; on assiste plutôt à la montée en visibilité politique de forces dont les unes sont nouvelles, les autres non. La communauté internationale devrait plutôt s’inquiéter de l’observation suivante : des forces qui ne se soucient pas de légitimité populaire, et qui manœuvrent depuis des décennies à rendre inopérante la représentation politique au Brésil, ont par opportunisme choisi un petit capitaine sans importance, parlementaire depuis trente ans, pour sa particularité d’être un parfait imbécile. En aucun cas cette situation ne doit être interprétée comme un retour à des configurations connues ; au contraire, elle prolonge certains rapports de pouvoir en actant d’importantes mutations.

L’homme sans qualités

Le malentendu le plus criant tient à l’idée que serait arrivé au pouvoir au Brésil un nouvel «  homme fort  », qu’on agrège volontiers à une liste où apparaissent Poutine en Russie, Erdogan en Turquie, mais aussi Modi en Inde, Orban en Hongrie, Duda en Pologne, etc. Tout comme Trump, Jair Bolsonaro n’a rien à voir avec ces figures-là. En effet, même s’il est plus admiratif de l’armée qu’un garçon de huit ans, Bolsonaro incarne une posture politique violemment anti-étatique. Son programme prévoit de faire reculer l’État partout où il est présent, en utilisant l’argument de la «  corruption  » (réalité qui gangrène le Brésil depuis sa fondation) pour livrer les moyens de production aux oligarques (qui possèdent le Brésil depuis sa fondation).

Bolsonaro incarne une posture politique violemment anti-étatique.

La contradiction entre fétichisme militaire et anti-étatisme est l’indice que Bolsonaro incarne un «  extrémisme  » dépourvu de vision et d’idéologie. Ses déclarations misogynes, homophobes ou racistes, bien qu’elles prennent des formes aptes à soulever le dégoût, expriment en général plutôt des opinions personnelles que des propositions politiques. La majorité des électeurs brésiliens ne s’y sont pas trompés : ils l’ont choisi par exaspération envers des partis affairistes et corrompus, en votant Bolsonaro malgré Bolsonaro. Ses partisans eux-mêmes, au cours de la campagne, ont fait circuler l’avis de l’écrivain ­Fernando Babeira, selon lequel ­Bolsonaro « ne fut jamais un monstre, au contraire, il est certes limité, mais c’est un patriote ». Et à un journaliste qui l’interrogeait sur le président, son propre ministre de l’Économie, Paulo Guedes, a souligné qu’étant donné la conjoncture politique, orientée par le principe démocratique de l’alternance, ­« n’importe qui aurait été élu » face au Parti des travailleurs. Loin d’être un nouveau Mussolini, Bolsonaro est en réalité une personnalité destinée à faire de la représentation démocratique brésilienne l’équivalent du roi Momo du carnaval de Rio : le symbole bénin et spectaculaire d’une problématique unité nationale.

Ce n’est donc pas une extrême droite super-étatisée, autoritaire et militariste qui est désormais au pouvoir au Brésil. C’est presque l’inverse. Le grand événement qui vient de se produire est la mise en place d’une nouvelle scéno­graphie, dans laquelle un gouvernement translucide ne masque plus la réalité de forces connues depuis longtemps : les balles, les bœufs, la Bible, désignées au Brésil comme le triple B, groupes de pression auxquels se rattache une large majorité des députés (environ 350 sur 550) et des sénateurs (55 sur 81).

Les trois «  B  »

L’actuel gouvernement brésilien vise à garantir les intérêts de ces forces tout en offrant aux électeurs un spectacle destiné à répondre aux amours et aux désamours populaires. Les médias ont longuement commenté chaque nomination de ministre, les unes saluées (le juge anti-corruption Sergio Moro au ministère de la Justice, l’astronaute Marcos Pontes à celui de la Science, de la Technologie et de l’Innovation), les autres polémiques (l’excentrique Ernesto Araújo aux Affaires étrangères et le théologien Ricardo Vélez Rodriguez à l’Éducation). Dans cette équipe haute en couleurs, les militaires apparaissent paradoxalement comme les moins menaçants. Confits dans des revenus stratosphériques qu’ils partagent avec le corps juridique, les cadres militaires d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 1964. S’ils se considèrent encore comme les garants de la nation, ils ne se mêlent de politique que pour garantir la conservation de privilèges exorbitants.

Ainsi, les «  balles  » signifiaient jadis la force militaire ; mais la posture attentiste de l’armée détermine aujourd’hui une position plus subtile. À l’arrière de Bolsonaro, les militaires souhaitent encourager une politique répressive sans exposer leurs troupes. En accordant le port d’armes pour tous, ils affichent la volonté de se défaire du monopole de la violence ; et en prévoyant qu’un agent ne puisse pas être poursuivi en justice lorsqu’il tue quelqu’un dans l’exercice de ses fonctions, ils accordent aux leurs le permis de tuer. Avec de telles mesures, les communautés noires, mal­heureusement aux avant-postes de la délinquance, pourront être massacrées sans même qu’une idéologie raciste soit au pouvoir – à moins qu’on puisse parler de racisme par accident. La posture de l’armée va donc contribuer à aggraver une guerre civile de basse intensité (63 000 homicides en 2018) que seule la hausse du salaire minimum avait su apaiser sous le premier mandat d’Ignacio Lula da Silva.

Le même phénomène s’observe pour les «  bœufs  », symboles de l’industrie agro-alimentaire. En effet, l’emprise des oligarchies sur ce secteur et la nomination d’une personnalité proche de l’agro-business au ministère de l’Agriculture (Tereza Cristina) marquent la dérèglementation annoncée de l’exploitation des sols, la reprise de la déforestation en Amazonie, et un blanc-seing accordé aux exploitants agricoles et miniers coupables du meurtre de nombreux indigènes (environ un mort par jour en 2018). Mais aucun des gouvernements précédents n’a jamais endigué les désastres écologiques et les ethnocides en Amazonie. Puisqu’il s’agit ni plus ni moins de colonisation, cette tragédie est en cours depuis la naissance du pays. De plus, le libéralisme n’a jamais vraiment existé au Brésil : des vents nationalistes et protectionnistes ont poussé les gouvernements de droite comme de gauche à ne jamais partager les ressources, tout en assurant le retour d’ascenseur du monde de l’argent vers les politiques.

Les Églises évangélistes ont su retisser des liens sociaux là où ils avaient disparu.

Si les «  balles  » et les «  bœufs  » sont dangereux par leur indifférence aux drames qu’ils engendrent, le contraste avec le troisième B («  Bible  ») est flagrant : les Églises, et singulièrement l’Église universelle du règne de Dieu, disposent de visions de long terme. Grandies dans les angles morts de la démocratie, alimentées par les échecs de la représentation politique, de la redistribution des ressources et d’une Église catholique incapable de ­s’assouplir assez pour répondre aux spécificités du pays, les Églises évangélistes ont su retisser des liens sociaux là où ils avaient disparu (rencontres, concerts, écoute, compassion) et redonner de l’espoir à des familles qui n’en avaient plus. Pourvus d’une idéologie qui brasse pêle-mêle la réussite consumériste la plus clinquante avec un idéal de vertu dont la pierre angulaire est l’austérité morale, les évangélistes ont réussi à faire converger toutes les forces conservatrices, rurales et urbaines, groupes paramilitaires et mères de famille, autour d’un très petit dénominateur commun : la nécessité de «  moraliser  » le pays. Ce qui signifie promouvoir la famille patriarcale, principalement au détriment des droits des femmes et des Lgbt (protection contre le viol, droit à l’avortement, droit au mariage,  etc.). Plus globalement, il s’agit ­d’asseoir, par la mise au pas de l’école, de l’université et de la recherche, la légitimité du pouvoir religieux, fondé sur un «  droit moral  » d’origine divine.

Dans dix ou vingt ans, le Brésil sera probablement l’une des premières néo-théocraties du xxie siècle. Tout comme le pasteur évangélique Marcelo Crivella a réussi à se faire élire en 2016 maire de Rio de Janeiro, l’Église universelle exercera sans doute ouvertement le pouvoir à la tête de l’État fédéral. Les futurs historiens du pays sauront pourtant reconnaître que le basculement vers la théocratie a eu lieu en 2018, avec Bolsonaro. Celui-ci n’instaure pas du tout une dictature autoritaire ; il fête l’alliance fragile entre les oligarques exploitant sans partage ni relâche, sous Lula comme sous Temer, le territoire et la main-d’œuvre, et les Églises qui ont pénétré le tissu social en profondeur et sont mûres pour prendre en main la «  représentation  » politique. En cela, le Brésil offre une terrible leçon sur le devenir possible de nos démocraties, capables de se muer en régimes presque uniquement fondés sur la soumission – pays ­d’esclaves sans maîtres, dictatures sans dictateurs.

 

Maxime Rovere

Écrivain, traducteur, chercheur en philosophie au Netherlands Institute for Advanced Studies à Amsterdam, aux Pays-Bas.

Dans le même numéro

Un nouvel autoritarisme en Pologne

Coordonné par Jean-Yves Potel, le dossier analyse le succès du gouvernement du Parti Droit et justice (PiS) en Pologne. Récupérant un mécontentement semblable à celui que l'on perçoit ailleurs en Europe, le régime s'appuie sur le discrédit des élites libérales et le rejet des étrangers pour promouvoir une souveraineté et une fierté nationale retrouvées. Il justifie ainsi un ensemble de mesures sociales mais aussi la mise au pas des journalistes et des juges, et une posture de défi vis à vis des institutions européennes, qu'il n'est pas pour autant question de quitter. À lire aussi dans ce numéro : les nouveaux cahiers de doléance en France, l’emprise du numérique, l’anniversaire de la révolution iranienne, l’antisémitisme sans fin et la pensée écologique.