
Aux États-Unis, un nouveau seuil d’antiracisme ?
Avec le mouvement entraîné par le meurtre de George Floyd à Minneapolis, il semble que la société américaine soit en train de passer un nouveau seuil d’antiracisme, caractérisé par la réforme de soi-même, la reconnaissance de la multiplicité et de la complexité des identités, et la prime à l’« inclusivité ».
Le meurtre de George Floyd à Minneapolis et le mouvement qu’il a entraîné suivent une trajectoire que les Américains, hélas, connaissent trop bien. L’événement cristallise plusieurs phénomènes particulièrement troublants pour la société américaine : l’insécurité économique dont pâtit de manière disproportionnée la population afro-américaine (et que les taux de mortalité due au coronavirus confirment) ; l’utilisation de la police et du système judiciaire pour criminaliser les minorités ethniques ; la violence policière dont les Afro-Américains en particulier sont les cibles ; le suprématisme blanc que la présidence de Donald Trump a réinjecté dans le discours politique. Mais à force de se répéter, l’histoire n’aboutit pas toujours au même résultat. S’il est trop tôt pour être optimiste, les dynamiques sociales et culturelles déclenchées par ce tragique épisode pourraient bien être les signes avant-coureurs de transformations autrement profondes.
Un mouvement multiracial
Le niveau de participation dans les manifestations de solidarité avec Floyd témoigne de la façon dont les attitudes des Blancs à l’égard du fait raciste ont évolué au cours des dernières années. Sur nombre de questions, l’opinion des Blancs « de gauche » en ce qui concerne les injustices raciales se rapproche de celle des Noirs. Selon l’institut d’études d’opinion Pew Research, en 2019, 88 % des Blancs qui s’identifient au Parti démocrate estimaient que les Afro-Américains étaient l’objet de traitements injustes par la police ; parmi les Afro-Américains, le chiffre était de 84 %. Cette évolution est récente. Toujours selon Pew, en 2010, seulement 50 % des Démocrates blancs pensaient que le pays devait prendre davantage de mesures pour garantir l’égalité des citoyens noirs devant la loi, comparés à plus de 75 % des Démocrates noirs ; en 2017, le pourcentage de Démocrates blancs à soutenir cette proposition n’était plus que légèrement inférieur à ce qu’il était chez les sympathisants noirs[1]. D’autre part, les Blancs reconnaissent de plus en plus volontiers qu’ils bénéficient de privilèges du fait de leur appartenance raciale : cette thèse est acceptée par 73 % de Démocrates blancs et 95 % des Démocrates noirs[2]. Ces chiffres suggèrent que de nombreux Blancs sont désormais convaincus par les arguments avancés depuis cinq ans par le mouvement Black Lives Matter et d’autres groupes militants. Au-delà des chiffres, la notion de « privilège blanc » portée par la culture woke a sans doute modifié les ressorts de cet engagement. Manifester, ce n’est plus seulement témoigner de sa solidarité avec autrui, mais entamer une conversion personnelle : reconnaître son statut privilégié pour mieux y renoncer. Le mouvement antiraciste récolte, en ce printemps 2020, les fruits de son militantisme.
Le mouvement antiraciste récolte, en ce printemps 2020, les fruits de son militantisme.
Le dilemme des Républicains
Sur les questions de discrimination raciale, l’opinion républicaine n’est pas non plus statique. Certes, comme sur la plupart des grands sujets de société, les Américains se divisent en fonction de leur affiliation politique : quand les Démocrates sont 77 % à trouver que les Noirs subissent beaucoup de discriminations, les Républicains ne sont que 45 %[3]. Mais malgré leur penchant sécuritaire, les Républicains reconnaissent de plus en plus la réalité des violences policières contre les Noirs (43 %, selon un sondage récent)[4]. Les jeunes Républicains sont aussi plus disposés que leurs aînés à admettre l’existence des discriminations. En somme, les Républicains – très majoritairement blancs – commencent à admettre l’existence d’actes de racisme (notamment policiers) « ponctuels », tout en rechignant à reconnaître le « privilège blanc » ou le « racisme systémique ».
L’historien Rick Perlstein souligne d’autre part que les provocations de Trump au cours des manifestations et des émeutes – lorsqu’il a tweeté « quand le pillage commence, la fusillade commence » – placent de nombreux Républicains dans une situation délicate. « Contrairement à ses prédécesseurs républicains, remarque-t-il, Trump prend le risque d’un racisme ouvert. » Même un politicien ouvertement ségrégationniste comme George Wallace (candidat à la présidentielle en 1968 et 1972) s’était senti obligé de se déclarer favorable au principe de la justice raciale, « parce que même les Blancs qui parlaient ou agissaient au quotidien contre les Noirs américains ne voulaient pas que leur association à un candidat précis soit comprise comme une preuve de racisme[5] ». Si les émeutes ont certes apporté de l’eau au moulin des suprématistes blancs qui soutiennent Trump, le racisme décomplexé de ce dernier risque d’obliger une droite plus modérée au moins à admettre l’existence d’un problème, si elle ne veut pas que son positionnement identitaire soit perçu comme explicitement raciste.
Une mobilisation paradoxale
Enfin, les réactions au meurtre de George Floyd sont peut-être l’indice de certaines mutations dans les attitudes politiques des Afro-Américains. À première vue, l’année 2020 est un moment paradoxal en termes de mobilisation politique de la communauté noire. D’un côté, au cours des primaires démocrates, les Afro-Américains se sont ralliés massivement (sinon unanimement) à un candidat blanc modéré, Joe Biden. Selon le journaliste Perry Bacon, ce choix pourrait s’expliquer par le fait que les Noirs estiment que le pire scénario pour eux serait la réélection de Trump, et qu’ils ne peuvent donc se permettre le « luxe » d’un candidat plus radical, comme Bernie Sanders, ou plus apte à révéler le racisme de Trump et ses soutiens, comme Kamala Harris[6]. Mais, d’un autre côté, l’assassinat de Floyd a ouvert les vannes d’une contestation beaucoup plus radicale – comme en témoignent les appels à couper les budgets ou même démanteler la police – que les banalités prononcées par un Biden.
Une récente étude sur le rapport entre identité raciale et émotion politique donne des éléments d’explication de ce paradoxe. Selon le politologue Davin Phoenix, la colère comme forme d’expression politique est surtout l’apanage des Blancs, comme on l’a vu dans les campagnes de Trump ou de Sanders. Les Noirs, pour leur part, s’expriment le plus souvent soit par la résignation, soit par l’appel à l’honneur ou à la dignité (comme dans le cas d’Obama). Ces attitudes reflètent, selon Phoenix, des estimations différentielles selon le citoyen de sa capacité d’agir de façon efficace dans le domaine politique : est enragé celui qui croit qu’il est ou devrait être en position d’être influent[7]. Peut-être que la colère – souvent mélangée avec la dignité – qui s’est exprimée à travers les manifestations de mai-juin et la manière dont la communauté noire a su calibrer le message porté par celles-ci (si bien résumé par le slogan « Black Lives Matter ») sont-elles une indication que la communauté noire prend conscience de sa puissance politique, malgré et sans doute à cause du racisme que Trump a contribué à désinhiber.
Il semblerait que la société américaine, pour paraphraser le théoricien de la laïcité Jean Baubérot, soit en train de passer un nouveau seuil d’antiracisme[8]. Si le précédent seuil était défini par l’acceptation de l’autre, la colorblindness (la neutralité raciale) et les droits civiques, celui qui se profile à présent est caractérisé par la réforme de soi-même, la reconnaissance de la multiplicité et de la complexité des identités, et la prime à l’« inclusivité ». Sans minimiser les injustices persistantes dont souffrent les Afro-Américains, on peut se demander si les tensions raciales que vivent les États-Unis actuellement ne sont pas le signe que le militantisme de groupes comme Black Lives Matter commence à porter ses fruits.
[1] - Voir Perry Bacon Jr., “How lots of white Democrats ended up at the protests”, FiveThirtyEight, 2 juin 2020.
[2] - Voir Baxter Oliphant, “Views about whether Whites benefit from societal advantages split sharply along racial and partisan lines”, Pew Research Center, 28 septembre 2017.
[3] - Voir Meredith Conroy et Perry Bacon Jr., “There’s a huge gap in how Republicans and Democrats see discrimination”, FiveThirtyEight, 17 juin 2020.
[4] - Voir P. Bacon Jr., “How lots of white Democrats ended up at the protests”, art. cité.
[5] - Rick Perlstein, “Will urban uprisings help Trump? Actually, they could be his undoing”, Mother Jones, 31 mai 2020.
[6] - Voir P. Bacon Jr., “Why black voters prefer establishment candidates over liberal alternatives”, FiveThirtyEight, 2 novembre 2019.
[7] - Voir Davin Phoenix, The Anger Gap: How Race Shapes Emotion in Politics, New York, Cambridge University Press, 2020.
[8] - Voir Jean Baubérot, « Laïcités et seuils de laïcisation », dans Les Sept Laïcités françaises, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015.