
Aux États-Unis : plutôt Poutine que les Démocrates ?
Vladimir Poutine est un objet de fascination pour l’alt-right américaine. Son virilisme et son nationalisme plaisent à un segment de la population qui rejette en bloc les mouvements antiracistes, féministes ou LGBT. Ces appropriations paraissent toutefois moins soucieuses de comprendre le président russe que d’en faire un objet de fantasme, permettant de cristalliser la frustration d’un certain nombre d’américains.
Poutine semble en passe de devenir la nouvelle icône de la droite américaine, dans ses formes les plus droitières, extrémistes et outrancières. Début février, deux Républicains de la Chambre des représentants, Marjorie Taylor Greene (Géorgie) et Paul Gosar (Arizona) s’adressent à une réunion de l’America First Political Action Conference, dont le nom anodin cache mal son idéologie d’extrême droite. Lors de son discours d’ouverture, son dirigeant, un militant de 23 ans nommé Nick Fuentes, regrette la comparaison établie par certains : « Poutine, c’est Hitler » – ajoutant, « comme si ce n’était pas une bonne chose ». Avec un rire ambigu, il revient aussitôt sur sa remarque (« Je n’aurais pas dû dire ça »). Il évoque l’Ukraine et l’assistance réagit en entonnant : « Poutine ! Poutine ! » Lorsque Taylor Greene, coqueluche de la droite trumpiste, arrive enfin sur l’estrade, elle ne trouve rien à redire à cet incident.
Un débat politique autocentré
Assiste-t-on à une « poutinisation des esprits » américains, du moins les plus à droite ? Peut-être. Mais si l’on écoute ce que racontent ces soi-disant « fans » de l’homme fort du Kremlin, il y est beaucoup question des clivages américains, et assez peu de la situation en Russie. Dans le même discours d’ouverture, Fuentes se plaint des ambassades américaines à l’étranger qui promouvraient les transsexuels, Black Lives Matter et la Gay Pride. Juste avant l’invasion de l’Ukraine, Steve Bannon, ancien conseiller de Trump et passerelle entre l’alt-right et le Parti républicain, discute de Poutine sur son podcast avec Erik Prince, fondateur de la société privée militaire Blackwater. Il n’y est pas question de géopolitique, ni de stratégie militaire. La question qui presse est de savoir : « Poutine est-il woke ? » « Poutine n’est pas woke. Il est anti-woke », commente Bannon. « Les Russes savent quels WC utiliser », réplique Prince. « Ils savent combien de genres il y a, en Russie », poursuit Bannon. « Deux », clarifie Prince.
Ainsi le président russe se trouve recruté dans les guerres culturelles américaines. On y trouve un symbole commode de chauvinisme national, de fierté ethnique, de masculinité assumée. En se rangeant du côté de Poutine, on exprime son ressentiment contre une gauche qui exige que l’on ait honte de son identité. Peu avant l’invasion, Tucker Carlson, la grande vedette de la chaîne Fox News, demande : « Poutine m’a-t-il jamais traité de raciste ? A-t-il menacé de me faire virer pour n’être pas d’accord avec lui ? A-t-il délocalisé tous les boulots de ma ville payant un bon salaire vers la Russie ? » (Ces questions, notons-le au passage, rappellent des remarques attribuées au boxeur Muhammad Ali lors de la guerre du Vietnam, qui avait constaté que les Viêt-Cong ne lui avaient jamais lancé une injure raciale.) Pour cette droite, Poutine est un objet transitionnel – voire un « mème internet », une image qui cristallise les ressentiments et les fantasmes de revanche de certains Américains.
Le président russe se trouve recruté dans les guerres culturelles américaines.
Ces discussions sont d’autant plus désolantes que la gauche se prête au jeu. Celle-ci rappelle les mesures anti-LGBT promues par Poutine, interroge ses rapports avec le suprémacisme blanc, se méfie de ses rapprochements avec l’Église orthodoxe. Ainsi le Los Angeles Times a récemment posé la question : « La Russie mènera-t-elle sa guerre contre les LGBTQ en Ukraine1 ? » Il ne s’agit naturellement pas de relativiser la politique profondément antilibérale menée par Poutine, dont la loi de 2013 contre la « propagande homosexuelle » en Russie est emblématique. Le problème, c’est le narcissisme du débat politique américain. À en croire ces discussions, la guerre russo-ukrainienne ne serait que le front européen de cette confrontation qui oppose Républicains et Démocrates.
Si l’on tient à identifier un véritable lien intellectuel entre la droite américaine et la Russie, il serait plus pertinent de se porter sur l’engouement de certains Américains pour le philosophe Alexandre Douguine. Son hostilité au libéralisme, son traditionalisme, voire son exaltation du fascisme, sont parfaitement en phase avec l’alt-right. Bannon a fait allusion à Douguine dès 2014, lors d’un colloque organisé par le Vatican. Il évoque la notion de l’« Eurasisme » cher au penseur russe, tout en spéculant sur son influence sur Poutine2. Richard Spencer, le militant du suprémacisme blanc, a aussi des liens avec Douguine : sa femme, Nina Kouprianova, compte parmi les traducteurs américains du philosophe. Sa pensée enragée répond plus directement aux besoins des extrémistes américains que les calculs géopolitiques du président Poutine.
Une autre conception de la politique étrangère
Le problème du caractère autoréférentiel des discussions américaines autour de Poutine est qu’il nourrit les contradictions et les lacunes. D’un côté, on insiste sur ses liens avec la chrétienté orthodoxe et sa mise en valeur de la culture européenne blanche ; de l’autre, on constate sa complaisance à l’égard des mesures prises contre les homosexuels par le gouvernement de la République tchétchène, où les musulmans dominent. L’amalgame entre Poutine et Douguine est aussi un peu hâtif. Poutine a toujours évoqué l’idée de la Rossiya – de la Russie comme fédération multiethnique – plutôt qu’une conception racialiste du peuple russe (la Russkaya). Mais Poutine s’est souvent opposé – sans doute de manière opportuniste – aux éléments les plus fascisants de l’opinion publique russe. Le Poutine imaginé par la droite républicaine nous renseigne davantage sur ceux qui se prêtent à ces fantasmes que sur l’objet de leurs rêveries.
Si Poutine est surtout évoqué dans les débats politiques américains à des fins instrumentales, la référence au président russe peut avoir un sens autrement plus profond. Depuis la chute de l’Union soviétique jusqu’en 2016, les États-Unis ont mené une politique d’internationalisme libéral : dans un monde perçu comme unipolaire, les États-Unis se sont contentés de promouvoir leurs intérêts et leurs valeurs – notamment la démocratie et la libéralisation des échanges à l’échelle planétaire. La présidence de Donald Trump incarna une autre conception de la politique étrangère américaine : il s’agissait de remettre en question les alliances (à commencer par l’Otan), de moins compter sur la mondialisation, de revenir à une politique de grandes puissances. Dans son discours de 2014, Bannon associe Poutine avant tout au principe de la souveraineté nationale – au fait que « les pays forts et les mouvements nationalistes forts au sein des pays font des voisins forts3 ». Mais si Trump a pu infliger des dommages à l’internationalisme libéral, il n’a jamais eu assez de suite dans ses idées pour proposer une véritable alternative.
Pour le moment, les Républicains que l’on peut encore qualifier de mainstream retrouvent leurs instincts d’avant Donald Trump : sécuritaires, méfiants à l’égard des Russes, partisans d’un Otan sous le leadership des Américains. Entre-temps, la plupart de ceux qui affichent leur soutien à Poutine montrent peu d’intérêt pour les questions de géopolitique et de politique étrangère ; en l’exaltant, ils ne font que poursuivre la politique intérieure par d’autres moyens. Mais Trump et son enthousiasme pour le président russe ont soulevé, pour la première fois depuis des années, une autre façon de concevoir le rôle des États-Unis dans le monde, axée sur leurs intérêts étroits plutôt que la défense d’un système international. Pour le moment, le président Biden, dans sa gestion de la guerre russo-ukrainienne, poursuit sans broncher une politique qu’auraient réclamée ses prédécesseurs avant Trump. Mais il se peut que cette guerre – et l’exemple de Poutine – incite certains Américains à préconiser une politique étrangère moins globale, moins multilatérale, moins idéologique, et focalisée sur une conception plus étroite de leurs intérêts.