
Pénurie d’enseignants
La profession d’enseignant peine de plus en plus à se montrer attractive. Les faibles salaires qu’elle offre et des conditions de travail souvent difficiles (mutations absurdes, réformes successives et contradictoires, etc.) lui donnent une image repoussante auprès des jeunes diplômés. Cette évolution est le symptôme d’une déconsidération du métier de professeur au sein de la société.
La rentrée scolaire s’annonce difficile : d’après Midi Libre, « au niveau national, ce sont environ 17 % des postes qui ne sont pas pourvus dans les premier et second degrés. Autant de postes ouverts aux contractuels1 ». En réalité, la pénurie de personnels n’est pas propre à l’éducation : pénurie de soignants dans la santé, difficultés des restaurateurs pour trouver du personnel qualifié, pénurie de chauffeurs de bus scolaires… un grand nombre de secteurs sont concernés.
Le taux de chômage de la France est de 7, 1 % (Insee) au second trimestre 2022. Il n’a jamais été aussi bas en presque dix ans, le précédent record (6, 9 %) se situant juste avant la crise financière de 2008. Dans ces conditions, le cliché selon lequel la France serait un pays de fainéants tombe : les gens n’ont pas cessé de travailler pour profiter des allocations chômage, ils ont simplement changé de secteur. De nombreux indicateurs confirment cette intuition, comme le taux historiquement élevé de démission (plus de 500 000 au premier trimestre 20222, un taux qui n’avait pas été atteint depuis 2008) tandis que le taux d’emploi est en légère hausse.
Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste du marché du travail pour comprendre les raisons de cette pénurie conjoncturelle : la reprise économique après la période de la Covid provoque de nombreux besoins en main-d’œuvre, mais le retour de l’inflation rend les travailleurs plus exigeants sur les salaires proposés. Dans les secteurs en tension, ils disposent alors d’un pouvoir de marché inédit (du moins depuis une dizaine d’années). Le marché du travail n’est sans doute pas parfaitement concurrentiel, mais il est influencé par la loi de l’offre et de la demande : si un employeur ne peut ou ne veut pas s’aligner sur le salaire d’équilibre, ses employés iront tôt ou tard voir ailleurs. On ne reviendra pas ici sur le salaire des enseignants3. Il suffit de rappeler qu’un contractuel (non-titulaire) touche environ 1 400 euros net par mois en début de carrière (à condition d’avoir un bac + 3). N’importe quel diplômé de mathématiques, d’économie ou de physique, a fortiori titulaire d’un master, peut trouver nettement mieux que les rémunérations dérisoires offertes dans l’Éducation nationale. La pénurie d’enseignants, à cet égard, n’est pas nouvelle : cela fait des années que les viviers de remplaçants sont vides.
Un métier ne se résume pas à la rémunération de l’emploi. Le matériel est une chose, le symbolique (entendez les conditions de travail) en est une autre. La période actuelle est marquée, chez de nombreux actifs, par la recherche d’un meilleur équilibre vie de famille/vie professionnelle, en raison notamment du rééquilibrage, lent mais continu, du partage des tâches ménagères : les femmes travaillent et les hommes assument davantage de responsabilités domestiques. Elle est également marquée, surtout depuis la Covid, par la recherche de plus d’autonomie dans le travail. Dès lors, il n’est pas très étonnant que les professions avec des horaires décalés, peu d’autonomie, des conditions générales de travail difficiles (dans la santé : la pression permanente depuis la Covid ; dans la restauration : les heures supplémentaires non payées ; dans le transport scolaire : les salaires faibles et les horaires décalés, et ainsi de suite) n’attirent pas foule.
Si l’Éducation nationale paie les heures supplémentaires, elle est l’archétype de la bureaucratie.
Or, si l’Éducation nationale paie les heures supplémentaires, elle est l’archétype de la bureaucratie, c’est-à-dire, pour Max Weber, qui en faisait la principale caractéristique de la modernité, « l’application impersonnelle de règles et de procédures ». L’exemple classique est celui des mutations : les néo-titulaires peuvent être mutés à tout endroit de la France, le plus souvent loin de chez eux, dans une académie et un établissement qu’ils ne connaissent pas, typiquement difficile lorsqu’ils sont jeunes et n’ont pas assez de « points » au barème de mutation. Voilà le genre de système qui peut freiner les envies de titularisation des mieux disposés, ainsi que le soulignait un responsable syndical récemment entendu à la radio : les suppléants avec de l’expérience, une famille et un ancrage local ne vont pas forcément vouloir passer le concours exceptionnel annoncé par Pap Ndiaye, disait-il, car cela signifierait pour eux entrer dans le système de mutation national et donc devoir quitter leur poste… pour une destination qu’ils connaîtront le plus souvent au dernier moment, voire dans les pires cas quelques jours avant la rentrée. Exemple presque caricatural et pourtant réel, trouvé chez Philippe Watrelot, bien connu dans les milieux éducatifs pour sa veille de l’actualité : cette professeure des écoles, maman d’un nourrisson et habitante d’Annecy, nommée pour un an à Voiron (120 km de chez elle), tandis qu’une autre professeure des écoles se trouve dans le cas inverse : elle habite Voiron et se voit mutée à Annecy. Elles demandent à permuter leurs affectations, sans succès.
De manière plus générale, l’Éducation nationale est marquée depuis longtemps par un fonctionnement vertical (même pour une administration d’État) dans lequel des ministres successifs empilent des réformes qui portent leur nom, réformes qui bouleversent généralement le travail quotidien de milliers d’agents, dont les résultats sont rarement ou jamais évalués, et qui sont supprimées ou modifiées par le ministre suivant. La réforme Vallaud-Belkacem, qui modifiait en profondeur l’organisation du collège, décidée d’en haut contre l’avis de la quasi-totalité des enseignants concernés, puis abandonnée en douce (mais toujours appliquée dans quelques établissements), en est un parfait exemple. La méthode Blanquer pendant la crise sanitaire a aggravé cette tendance : on peut la résumer à des protocoles kafkaïens annoncés le jeudi dans la presse pour application le lundi. Ce fut, aussi, une réforme générale de tous les programmes du lycée, doublée d’une réforme de l’accession à l’enseignement supérieur (avec un système moins efficace et plus stressant pour les élèves) et d’une réforme profonde de l’organisation des établissements, le tout en trois ans.
Il ne s’agit pas de s’opposer par principe à toute réforme et à toute évolution du métier. Le problème réside dans l’empilement à la va-vite de réformes qui bouleversent tout, sans laisser le temps aux familles, aux élèves, aux enseignants de digérer les précédentes, en décidant presque tout Rue de Grenelle et en ne faisant des concertations que pour la forme. On pourrait citer encore de nombreux exemples illustrant ce fonctionnement : notes du bac 2022 « harmonisées » sans informer les enseignants qui les ont mises, calendrier absurde qui exige le passage des épreuves en mars avec un programme très chargé, faisant peser un stress considérable sur les épaules des élèves et perdre aux enseignants ce qui fait le cœur du métier : la liberté pédagogique et notamment celle de prendre du temps, voire d’en perdre.
Beaucoup d’enseignants sont très heureux d’exercer leur métier. Tous vous diront d’ailleurs que le vrai plaisir du métier, c’est dans la classe ; et que le « merci » d’un élève fait oublier tout le reste. Les éléments soulignés ici brossent néanmoins le portrait d’une profession dont l’image peut être repoussante pour de jeunes actifs diplômés : salaires faibles, mutations aléatoires, fonctionnement hyperadministré. Certains enseignants en poste sont découragés et d’autres, qui seraient intéressés par cette mission fondamentale, peuvent hésiter à exercer un métier où ils craignent des élèves plus difficiles, des familles plus exigeantes, une administration qui ne cherche pas à les aider et plus généralement, une société moins reconnaissante pour ses enseignants. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, le cœur du problème.