Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Citizen July et Libération à travers les « trente bouleversantes »

août/sept. 2006

Le départ de Serge July est l’occasion de saluer celui qui apparaîtra peut-être comme le dernier patron de presse français. Mais aussi de revenir sur le style propre à Libération (écriture, enquête, rapport aux lecteurs…), qui s’est toujours démarqué du journalisme politique « à la française », et sur les cycles successifs qui ont marqué l’histoire du journal. Plus qu’une survivance soixante-huitarde, Libération nous a fait entrer dans un autre monde, celui que July a appelé les « trente bouleversantes » pour bien les distinguer des « trente glorieuses ».

« On ne parle pas des gens en disant “ça” »

Serge July

À la demande d’Édouard de Rothschild, l’actionnaire principal qu’il avait convaincu il y a un peu plus d’un an de soutenir le projet de relance de Libération, Serge July a décidé de quitter son journal. Plutôt que de précipiter une crise dont Libération ne se serait peut-être pas remis, Serge July a donc pris une décision qui marque de fait la fin d’un cycle Libé, la fin du cycle July/Libé qui aura été lui-même marqué par plusieurs époques. Le départ de July correspond moins à la fin d’une époque « continue », et qui n’en finit pas de finir, qu’à la fin d’un cycle post-soixante-huitard discontinu et contradictoire. Ce que montrent fort bien les refondations successives du journal marquées par trois tournants significatifs : publié pour la première fois le 18 avril 1973, le journal s’arrête une première fois entre le 21 février et le 13 mai 1981, l’année de l’élection de François Mitterrand. Après sa relance, enfin, une nouvelle formule, Libé 3, lancée le 26 septembre 1994, se solde par un échec. Saluer July, c’est mettre en rapport un passionné de journalisme et les métamorphoses de la société française depuis plus de trente ans. Car Libération n’a pas opté, en dépit de ses origines dogmatiques, pour un journalisme politique à la française dont Le Monde reste le symbole. Cet organe de presse original a en effet cherché à « écrire » l’époque dans un contexte historique changeant, celui qui a succédé aux « trente glorieuses » (1945-1975) et que July a appelé « les trente bouleversantes » au moment du trentième anniversaire du journal (1973-2003). Fondé par Sartre et des gauchistes dans un climat fusionnel et militant, le journal n’a pas cessé de tourner autour d’une contradiction initiale formulée dans un premier manifeste. Celui où Libé se présente comme « le quotidien du quotidien » et où il est affirmé d’emblée que « l’information vient du peuple et retourne au peuple ». Le journal ne sortira jamais de cette contradiction – un cercle vicieux consistant à faire « avec le peuple sans le peuple » – qui le conduira à osciller entre une passion pour le réel et des postures élitistes ou avant-gardistes. Mais Libé se distinguera toujours d’un journalisme politique plus traditionnel. C’est pourquoi il associera une capacité d’enquête jamais démentie (raconter et voir la société et le monde) et des emballements avant-gardistes qui ne passent plus nécessairement par la politique.

Évoquer Citizen July, c’est inviter à ne pas avoir la mémoire trop courte, c’est esquisser (modestement et discrètement ici) le récit d’une aventure au long cours, c’est raconter la France, l’Europe et le monde comme Libération a tenté de le faire dans son style. C’est revenir sur ce qu’il appelle les trente bouleversantes qui ont suivi les trente glorieuses. Après avoir évoqué la volonté historique du journal d’entrer dans une autre époque que celle de 1968 qui clôt les trente glorieuses, je voudrais insister sur sa volonté de « rassembler par le bas » et de ne pas privilégier le journalisme politique à la française que July aura paradoxalement symbolisé pour certains. Cette volonté de « rassembler par le bas » (par le peuple et par les gens) a donné lieu à une grande inventivité sur le plan de l’écriture, au choix de coller au réel. Ce qui pouvait aller de pair avec des survivances avant-gardistes déplacées de la politique à la culture entendue au sens large. Cette volonté de « rassembler » est aussi à l’origine de l’idée de « journal total » qui était peut-être une illusion, celle de réconcilier l’élite et le peuple. Il y a un mythe Libé comme il y a un Citizen July1.

Une histoire : des « trente glorieuses » aux « trente bouleversantes »

Considéré comme un gauchiste reconverti, comme un militant expert en réunions de rédaction et en animation d’assemblées générales, on oublie que Serge July est d’abord un journaliste à part entière. Il est le dernier patron de presse français, une bête du journalisme écrit. Alors que Jean Daniel aime se référer à Albert Camus, que Serge Dassault voudrait ressusciter le personnage à l’ancienne du patron/propriétaire (qui surveille sa rédaction), et que Philippe Amaury (le patron du Parisien qui vient de mourir) incarnait la discrétion, Serge July tient une place spécifique. Il porte une vraie passion au journalisme, mais à un journalisme rêvé qu’il a réinventé et « reformulé » sans cesse. Non sans énerver les plus jeunes journalistes, dit-on2.

Pour beaucoup Libé, journal de soixante-huitards en voie de pacification, est l’aboutissement des « trente glorieuses » dans le domaine de la presse écrite. Au fil des numéros anniversaires (les deux almanachs Libération 1973-1993 et 1973-2003 qui sont deux précieux « figuratifs » de notre histoire récente), on saisit que Libé a plutôt accompagné le passage des « trente glorieuses » aux « trente bouleversantes ». Mieux que d’autres qui n’en finissaient pas, et n’en finissent toujours pas de célébrer nostalgiquement les premières, Libération a anticipé les perturbations contemporaines, i.e. l’entrée dans un monde globalisé.

Depuis 1973, quatre événements majeurs (la révolution économique libérale, les nouvelles technologies, l’effondrement du communisme, Tchernobyl et la couche d’ozone), du genre tremblement de terre et raz-de-marée combinés ont changé les couleurs du monde. Le fonctionnement du capitalisme en est tout chamboulé et absolument méconnaissable. Et nos vies, par conséquent […] Il est possible que ces trente dernières années, ces « trente bouleversantes », forment un ensemble, que le 11 septembre 2001 aurait clôturé à sa manière, annonçant une nouvelle époque aux contours indistincts3.

En dépit de ses défauts originels, la survivance d’un avant-gardisme qui se déplace du politique au culturel, Libé a eu le grand mérite d’entrer de plain-pied dans une nouvelle ère et de ne pas faire semblant de vivre au rythme des trente glorieuses politiques, économiques et culturelles. C’est pourquoi l’idée que 1968 représente la rupture historique dont le journal serait l’héritier immobile est plus que contestable.

Le nouveau « quotidien » du « Peuple »

Ce passage des « trente glorieuses » aux « trente bouleversantes », Libération l’a d’abord assumé en optant pour une « écriture du réel » qui voulait se passer du surcroît d’interprétation lié aux idéologies ou à la politique. Dès sa première parution le « quotidien du quotidien » revendique que « l’information vient du peuple et retourne au peuple ». Une fois reconnu et admis4 qu’il n’y a pas un Savoir du Peuple, une connaissance de ce que veut le Peuple – ce qui représente le ressort de la pensée totalitaire – l’esprit Libé ne lâche pas le Peuple pour autant. Le peuple, c’est ici la Base, les classes populaires, ceux qui triment, les immigrés, les clandestins, les sans-papiers… Mais c’est aussi le « réel quotidien » qui n’est pas toujours sous la coupe des simulacres chers aux situationnistes. Cette double passion pour le quotidien et le populaire va de pair avec un anarchisme radical qu’illustrent les pages Culture qui se nourrissent de la croyance que la libération des corps individuels anticipe l’émancipation du Peuple. La référence au Peuple que valorise ce « quotidien du peuple » nouvelle formule revient à privilégier ce qui n’est pas considéré comme élitiste… dans un journal qui le demeure à sa manière. S’il y a là une contradiction toujours remise sur le tapis (comment concilier le souci des petites gens et du réel avec un avant-gardisme non plus politique mais culturel ?), une anecdote rapportée par Sorj Chalandon souligne bien ce que signifiait chez Serge July le respect de ce qui est Peuple :

C’était il y a mille ans. Le 14 février 1973, Libération n’est pas encore un quotidien public, juste une tentative. Quelques feuilles photocopiées et agrafées ensemble ? L’un d’entre nous a suivi le mariage de Sheila et Ringo. Parlant de la foule, il dit : « Ça hurle, ça trépigne. » Serge July entre dans une colère froide comme celle qui le prend aux jours les plus sombres. « On ne parle pas des gens en disant “ça”. C’est du mépris. » « Même pour le mariage de Sheila et Ringo ? » demande quelqu’un en riant. « Même pour le mariage de Sheila et Ringo », répond Serge July sans sourire5.

La culture Libé regarde en bas, en dessous de la politique incarnée par l’État, une institution que le journal n’aime pas en raison d’un gauchisme résiduel. Quand il lorgne vers la politique, il regarde autre chose que l’État dont les fioritures et la machinerie théâtrale lui sont insupportables. À Libé on a longtemps préféré, avant de découvrir l’Élysée de François Mitterrand, le théâtre du Bas au théâtre du Haut. Le Peuple a le droit de se déguiser mais certainement pas le politique ou le juge, ces représentants d’institutions que Deleuze, Guattari et Foucault ont découpées au scalpel. Il en ressort que la politique « représentative » n’est pas une réponse car l’État en est l’horizon. C’est pourquoi il faut lire la société et la rendre visible sans trop se préoccuper des prismes de la politique étatique ou de la politique politicienne car ils sont trompeurs. Aujourd’hui, le problème se pose encore ainsi : en quoi la société française est-elle « lisible », et comment la représenter sur un autre mode que politique ? Libé s’engage dans la représentation de la société et laisse la politique (confondue avec l’État) en jachère en raison de ses impuissances. Pendant des années July participera au Club de la Presse d’Europe 1 et passera à la télévision pour commenter l’actualité politique avec toute sa gouaille, mais son journal n’est pas devenu un « journal politique » pour autant. La politique commence en bas, par le bas, avec les gens et le Peuple mais l’État n’est jamais la réponse. « Pour le Peuple et contre l’État » : cela signifie une volonté de raconter et d’enquêter la société, et cela témoigne d’une méfiance du journalisme politique. Libération n’a guère donné dans le journalisme d’investigation dont on sait qu’il se passe la plupart du temps dans les bureaux des avocats à qui on a remis discrètement des procès-verbaux d’audience. La croyance des anciens gauchistes de la Gauche prolétarienne (GP) fous de politique s’est donc inversée : non plus « l’État (et le président Mao) pour le Peuple », mais « pour le Peuple et contre l’État ». On saisit rétrospectivement le fossé qui va se creuser entre Serge July et tous les anciens gauchistes, disciples d’Althusser et/ou de Lacan, qui se regroupent dans les années 1990 sous la casaque d’un néorépublicanisme autoritaire en vue de défendre l’État, « le Maître qui sait ».

Nouveau journalisme et plumes autodidactes

Écrire la société française et le monde, se soucier des gens, dites-vous ? Fondateur et icône du journal, Jean-Paul Sartre est aussi un écrivain, un homme de plume qui n’hésite pas à recourir à la littérature de reportage dans la grande tradition française de Camus et Malraux… Claude Lanzmann rappelle souvent que son premier article dans les Temps modernes, la revue de Sartre, est un reportage écrit. Mais la passion de l’écriture et des écrivains a pu déboucher dans le cas de Libé et de Marguerite Duras sur le fiasco rédactionnel de l’affaire Villemin. Le recours aux écrivains n’est jamais sans danger, mais le style Libération, c’est d’abord un éloge, toujours plus ou moins déçu, du journalisme de reportage et de l’écriture. Alors que le style Sciences-Po, typique de l’hégémonie du journalisme politique, prend le dessus dans la presse, July donne en exemple le style de L’Équipe car ce journal sportif privilégie le sens du récit et de l’intrigue. Venus du maoïsme, July et ses camarades éprouvent le besoin d’aller à la recherche du réel le plus dur, le plus cruel, le plus injuste et de le raconter. Comme François Ewald ou d’autres, July a été voir dans l’après-68 le peuple en acte dans les mines, dans les entreprises ou ailleurs. Si un journalisme aux sonorités encore militantes subsiste durant les premières années du journal, la distance va progressivement se creuser vis-à-vis du reportage militant au profit d’une écriture du réel.

Libé a consonné avec le nouveau journalisme dans le sillage d’Actuel et de Jean-François Bizot, mais ce choix a moins débouché sur la naissance d’une nouvelle écriture qu’il n’a favorisé l’émergence de figures de journalistes de plume. Alors qu’un journal comme Le Monde réduisait à une portion congrue la place accordée à ses grands reporters, Libération est devenu le cadre approprié pour des journalistes de reportage, free lance ou non, comme Jean Rolin6, Jean Hatzfeld, Florence Aubenas… On pourrait en citer bien d’autres, mais à eux trois ils démentent le cliché selon lequel la France n’a pas la capacité anglo-saxonne de mettre en forme des récits, de valoriser l’enquête et le reportage. Parallèlement à la consécration de plumes « libres », Libération a été un havre pour de grandes figures « autodidactes » qui, comme Serge Daney, ont inventé de nouveaux objets journalistiques. Le compagnonnage avec d’anciens rédacteurs des Cahiers (Serge Daney, Louis Skorecki et aujourd’hui Antoine de Baecque…) témoigne à lui seul de cette volonté d’écriture qui était l’un des impératifs de la revue créée par André Bazin.

Inventer un journal

Serge July – J’ai un point de vue très négatif sur la presse française, y compris, en partie seulement, c’est naturel, sur Libération. On fait une mauvaise presse dans ce pays. Il y a plusieurs raisons. D’abord idéologiques. La presse française est une presse dépendant de tactiques et de stratégies politiques. Les quotidiens, les hebdos, sont tous partie prenante à des titres divers, plus ou moins directement dans le champ politicien français. […] Cette dépendance a créé les plus mauvaises habitudes, en particulier, elle a tué la curiosité, le réflexe de l’enquête, le plaisir de la découverte. C’est à mon sens une des raisons, ce n’est pas la seule, pour lesquelles les « scandales » politiques en France ont une efficacité à peu près nulle. Cela donne à lire une presse très institutionnelle : on pense, on agit en fonction des institutions, pas des événements, des gens ou de leur vie quotidienne. Deuxième raison : les moyens. La presse française est pauvre. On dépensera des fortunes pour régler des problèmes bureaucratiques, pour apaiser un chef de service, mais on refusera de payer un journaliste pendant six mois pour travailler sur une affaire, qui au bout du compte ne donnera qu’un papier de trente feuillets. Seul Lazareff a osé cela en France. Il rentrait des États-Unis, où il avait vu fonctionner une autre presse, mais en fait il renouait avec la tradition des Albert Londres et des Joseph Kessel qui est une tradition française. La France a découvert trop tard la télévision, la presse écrite a fait un complexe vis-à-vis de l’image et du son et de leur rapidité. La télé alliée à la vie politicienne a ruiné la presse écrite. Et de fait, on apprend très peu de choses en lisant la presse française.

De ce point de vue-là, je crois que Libération joue dans la presse un rôle de franc-tireur, de découvreur de sujets, d’angles, de techniques. La presse, si vous voulez, utilise Libération comme le journal et les journalistes qui peuvent bouleverser un système de travail, une manière de travailler, d’écrire, d’enquêter. Je suis tout à fait conscient de ce rôle social. Certains y verront l’aveu d’une intégration à terme, d’une fonction sociale reconnue. Mais je ne réagis pas comme cela. Si les autres en profitent, c’est leur affaire, ce n’est pas la mienne. J’ai envie de faire un certain type de journalisme parce qu’il me paraît répondre à des exigences qui sont à la fois celle de mon temps, celle d’un rapport politique à la réalité, ce que j’ai envie de lire, le matin et qui va m’aider à réfléchir, qui va m’étonner, me surprendre, me faire dérailler, me faire découvrir de nouveaux pans de réalité. Alors que Libération devienne une école de journalistes rompus aux reportages et aux longues enquêtes, préoccupés par l’idée directrice de notre travail : le journalisme est aujourd’hui le mode majeur d’expression, il est à la fois littérature et philosophie parce qu’il n’y a pas aujourd’hui de littérature ou de philosophie lisible sans enquêtes, eh bien tant mieux ! […] On trouve normal que Truman Capote passe deux ans à enquêter sur un petit meurtre pour écrire l’un des plus fabuleux reportages qui soient : De sang froid. Mais dans un quotidien français, on ne trouve pas normal qu’un journaliste passe plus de deux heures, trois jours au maximum, sur un crime. C’est ce qui fait une presse pauvre. La lecture d’un quotidien le matin, ça devrait être celle du roman vrai de la veille[*].

*.

Extrait de « De la politique au journalisme, Libération et la génération de 68 », Esprit, mai 1978. La version complète de cet article est disponible sur notre site www.esprit.presse.fr

Hésitations politiques

« L’ex-gauche prolétarienne était “libertaire-autoritaire”, Libération est libéral-libertaire. »

Serge July, Esprit, mai 1978

Si Libération a été marqué par un anticonformisme politique et par une méfiance envers l’État, le journal a cependant accompagné le courant antitotalitaire et a regardé vers les allées du pouvoir élyséen après la victoire de la gauche mitterrandienne.

L’antitotalitarisme. En dépit du lien fondateur et quasi filial avec Sartre, le compagnon de route en bisbille avec Camus et Merleau-Ponty sur le rôle du Parti, Libération est l’un des acteurs du mouvement antitotalitaire dès le début des années 1980. Anciens maos reconvertis dans la défense des droits de l’homme, humanitaires regroupés un temps autour de Msf et de Bernard Kouchner, les anciens gauchistes de Libé s’en prennent aux vestiges du communisme en Europe de l’Est et en Urss tout en se rapprochant des organisations sociales proches de la deuxième gauche comme la Cfdt. En phase avec la dynamique de la dissidence Libération fait preuve d’une plus grande lucidité que le journalisme politique à la française. Ce qui n’est pas sans lien avec l’esprit initial (celui de regarder le réel au quotidien) des gauchistes fondateurs en rupture de maoïsme.

« Mettre la politique au quotidien », la formule peut conduire, écrivait Paul Thibaud en 1978, si elle est maniée par un pouvoir libre de tout contrepoids, au totalitarisme le plus minutieux, le plus tatillon, le plus implacable. Ce fut ainsi dans la Chine de la révolution culturelle. Dans le cas de Libération, l’évolution a été inverse. C’est le quotidien, c’est la réalité équivoque et dispersée qui a pratiquement dissous le discours politique et sa prétention. Les diverses luttes d’émancipation (le féminisme, le régionalisme…) ne pouvaient pas être facilement totalisées et il fallait ou bien censurer les opinions et les informations au nom de la stratégie d’ensemble, ou bien avouer que le rapport entre le quotidien et le politique reste très énigmatique7.

Mais cet esprit antitotalitaire propre à Libération, qui s’accorde avec une critique de l’État et une défense progressive des droits de l’homme, ne s’inscrit pas explicitement dans le sillage de Socialisme ou Barbarie, de Castoriadis ou de Claude Lefort. L’expression « libéral-libertaire » que July s’applique à lui-même, et donc à son journal, prend tout son sens : libéral car antiétatique, libertaire car du côté du Peuple et toujours contre les institutions et méfiant envers le politique.

Méfiant envers le politique ? À une exception près : celle de la mitterrandie. En effet l’antitotalitarisme s’accompagne après 1981 d’un intérêt pour le pouvoir élyséen que l’on reprochera à July. Ce sont les années Mitterrand dont il se rapproche après avoir applaudi la candidature de Coluche à l’Élysée. Après la victoire de la gauche en 1981, Serge July regarde vers l’Élysée comme d’autres éditorialistes parisiens, qui en tirent, ou non, des livres à révélation par la suite. Les conseillers du Prince, occultes ou non, sont des hommes de plume, des journalistes et des intellectuels (J. Attali, R. Debray, M. Gallo…). On se souvient des éditoriaux où July éclaire les ressorts du mitterrandisme et soutient la politique européenne de Delors/Mitterrand. Ce n’est pas un hasard : l’Europe de Mitterrand lui permet de résoudre la quadrature du cercle du « libéral-libertaire » : comment faire de la politique en restant antiétatique ? Comment renouer avec la politique sans valoriser outrancièrement l’État ? Mais July, antitotalitaire convaincu, proche d’un Adam Michnik qui lui aussi s’est retrouvé à la tête d’un organe de presse à Varsovie, Gazeta, accompagne la politique de Mitterrand. Reste que ce dernier ne veut pas toucher au Programme commun ni tirer les conséquences de la réflexion antitotalitaire, au moment où il vise à attirer les communistes dans ses filets. L’Europe « libérale » précipite ensuite la confusion entre libéralisme économique, libéralisme politique et libéralisme culturel et moral. Journal libertaire, Libération est « naturellement » un journal libéral sur le plan politique. De son origine il conserve un ethos libertaire indéniable et particulièrement sensible sur le plan des mœurs et de la sexualité. On reste libertaire mais on ne peut pas être libéral en économie. C’est la raison pour laquelle, avec les contrecoups de l’Europe, le discours militant reprend du poil de la bête. À l’arrivée ce n’est guère brillant, si l’on en juge par les propos d’un membre du bureau politique de la Ligue communiste révolutionnaire (Lcr), un dénommé Christian Picquet qui a ironisé ainsi au moment du départ obligé de Serge July :

C’est l’arroseur arrosé. Serge July, qui a contribué à véhiculer les idées de la nouvelle orthodoxie libérale, est victime des financiers qu’il a lui-même introduits dans le capital de Libération8.

La boucle est bouclée. Le libéralisme économique brise les os du libertaire. Telle serait la fin du premier chapitre des « trente bouleversantes ».

L’utopie du journal global et les contrecoups de la globalisation

Face à toutes ces contradictions, qui ont été le nerf de la guerre du journal, et ponctuées par bien des départs et des divorces, les réformes du journal ont paradoxalement moins porté sur le contenu (le pluralisme rédactionnel a toujours été la règle, même s’il a pu passer pour une absence de ligne rédactionnelle, corrigée par les choix personnels de July) que sur la forme et l’esthétique. Au-delà du « nouveau journalisme » des années 1980, au-delà du havre que le journal a représenté pour des plumes exigeantes et novatrices, au-delà de ses titres et d’une maquette inventive, Libération a été un laboratoire esthétique. C’est sur le plan de la photographie que cela est le plus sensible, ce dont témoigne un échange récent entre Christian Caujolle et le photographe/documentariste Raymond Depardon sur les Années Libé où s’invente une nouvelle photographie de presse9. La discussion entre Bergala et le même Depardon à propos d’un reportage photo à Manhattan va dans le même sens10.

Mais la focalisation sur des modes d’expression originaux comme la photographie (mais pas celle de Doisneau ni de Ronis !), l’intérêt pour la mode, la volonté de recourir à des artistes ou à des « créatifs » (Toscani pour le dernier almanach) est indissociable de l’utopie journalistique souvent mise en avant par July, celle du journal total. Le journal total, c’est le rêve d’un magazine qui rassemble toutes les « formes » (textes et images) contemporaines et donne à penser. Le journal total est un « rassembleur » esthétique, intellectuel et politique, une synthèse organique, un pluralisme journalistique poussé à son comble. Mais cette utopie du journal total, du journal global en forme de magazine s’est tout simplement crashée face au réel, ce réel doux ou violent mais si cher aux gens de Libé. Le réel, celui des trente bouleversantes, fragmente, sépare, segmente et ne se prête guère au rassemblement, à la synthèse (vieux reste de l’esprit révolutionnaire). Vouloir rassembler en partant du bas, en partant des images du monde, de la mode, des femmes et hommes mannequins, des artistes, des documents en tous genres, voilà un rêve avorté. Après la chute du mur de Berlin en 1989, il y a eu le 11 septembre 2001 et l’instauration d’un climat de peur et des terreurs qui ne sont pas du cinéma. Mais il y a aussi « la fin de la télévision » (Jean-Louis Missika), l’éclatement thématique des chaînes, la fragmentation culturelle et sociale attisée par internet, une révolution technique qui ouvre sur la nouvelle utopie journalistique du « bi-média », papier et numérique. La fin de la télévision généraliste, c’est aussi la fin des pôles de rassemblement et de la culture généraliste, celle qui met en relation et en perspective. Journal global, journal total, Libération rêvait après les trente glorieuses d’inventer un pôle de rassemblement global esthétique et politique, de réconcilier le Peuple et des avant-gardes esthétiques. Mais, aujourd’hui, la coupure est consommée sur les plans culturel et politique entre l’élite et la base, entre le haut et le bas11. Cette utopie aura cependant permis que le journal ne se focalise pas que sur la seule politique politicienne. Le caractère globalisé des « trente bouleversantes », c’est un monde fragmenté sur les plans géographique, politique, géopolitique. La globalisation a pris le dessus, mais un journal global et total en paie les pots cassés.

La globalisation, à l’œuvre de manière longtemps rampante, impose désormais son tempo et ses règles. Couvée par la menace nucléaire de la guerre froide, la mondialisation triomphe avec la fin de l’un des deux blocs. La guerre froide a un vainqueur par défaut. Les musiciens de la popmusic ont tracé la voie en pionniers. Dans leur sillage électrique, les spéculateurs financiers, soutenus par l’informatique, découvrent de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives dévorantes. La compétition est partout implacable : les sportifs de haut niveau sont les seules vraies stars12.

Tel est le monde avec lequel le Libé d’après July va devoir se débrouiller. Tel est le monde que le Libé de July a quelque peu anticipé !

  • 1.

    Dans un beau texte écrit à l’occasion du départ de Serge July (« C’était il y a mille ans », dans Libération, 30 juin 2006), Sorj Chalandon évoque les facettes contradictoires de celui-ci et se réfère en passant à la figure cinématographique et mythique de Citizen Kane, un personnage qui fait penser à Welles mais aussi à July. Welles/July, une anecdote personnelle m’y avait fait penser depuis longtemps. « C’était il y a longtemps », à Louxor le long de la corniche du Nil, je vois un homme de dos dans une calèche un cigare à la main. J’ai cru que c’était Orson Welles, mais non, c’était Serge July, Citizen July.

  • 2.

    Sorj Chalandon (article cité) rappelle à ceux que les éditos (pro-européens) de July ont pu scandaliser ces dernières années qu’il laissait une totale liberté à ses rédacteurs au nom d’un pluralisme qui pouvait donner l’impression à d’autres que le journal n’avait pas de ligne ni de colonne vertébrale.

  • 3.

    Serge July, « Les trente bouleversantes », Libération, Almanach Trente ans (1973-2003).

  • 4.

    Le tournant sera pris au moment de la Révolution des œillets au Portugal (1975).

  • 5.

    S. Chalandon, « C’était il y a mille ans… », art. cité.

  • 6.

    Voir l’ouvrage qui regroupe une grande partie de ses textes jounalistiques, L’homme qui a vu l’ours, Paris, Pol, 2006.

  • 7.

    Esprit, mai 1978.

  • 8.

    Libération, 30 juin 2006.

  • 9.

    L’agence Vu est créée par Christian Caujolle, aujourd’hui responsable des rencontres d’Arles, en 1986 dans le giron du journal, voir Libération, 5 juillet 2006.

  • 10.

    Voir Alain Bergala et Raymond Depardon, New York, Paris, Éd. des Cahiers du cinéma, 2006.

  • 11.

    Dans un petit essai décapant consacré au festival théâtral d’Avignon (Avignon 2005. Le conflit des héritages, Du Théâtre, hors série no 16, Paris, Actes Sud, juin 2006), Carole Talon-Hugon montre bien, sans même intervenir sur le contenu, le divorce qui s’est creusé entre le public et les avant-gardes esthétiques (théâtrale dans ce cas).

  • 12.

    S. July, « Les trente bouleversantes », art. cité.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

Dans le même numéro

Terrorisme et contre-terrorisme : la guerre perpétuelle ?
Les pouvoirs d'exeption à l'âge du terrorisme
La sécurité : paradigme d'un monde désenchanté
Le Liban en mal d'avenir